lundi 7 juillet 2025
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Beethoven, Symphonie n°6 « Pastorale » (1808)

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La Sixième Symphonie dite Pastorale fut composée et créée au même moment que la Cinquième, le 22 décembre 1808, à Vienne. Outre son génie de symphoniste, Beethoven, âgé de 38 ans, révélait une aptitude exceptionnelle à renouveler son inspiration : difficile de concevoir œuvres aussi différentes et cohérentes, en un même moment ! Le compositeur précise l’esprit de l’œuvre : davantage « expression » que « peinture » de l’élément pastoral. D’ailleurs, au moment de sa publication, en 1826, la partition indique : « Symphonie Pastorale ou souvenir de la campagne ». Il s’agit moins d’une évocation descriptive que suggestive du motif rural, sylvestre, naturel. Pour conduire l’auditeur dans ce cycle de paysages plus brossés que dessinés, il a lui-même indiqué pour chacun des mouvements, un titre indicatif. Beethoven privilégie la sensation sur le réalisme.
L’accueil fut mitigé, et le public resta sur l’ennui suscité par la longueur du deuxième mouvement !

Fiche Symphonie
Symphonie « Pastorale » n°6 en fa majeur, opus 68.
Cinq mouvements dont les trois derniers sont enchaînés.
L’allegro ma non troppo (1) intitulé « éveil d’impressions joyeuses » dont le premier thème reprend la mélodie d’un air populaire de Bohême où séjourna le compositeur à l’été 1806 chez les Brunswick. L’andante molto mosso (2) évoque « une scène au bord du ruisseau » où le chant des oiseaux détaillés par Beetoven (rossignol, caille et coucou) permet aux bois de se détacher, respectivement : flûte, hautbois et clarinette. L’allegro qui suit (3) intitulé « réunion joyeuse de paysans » est un scherzo structuré sur le thème descendant ( sur huit mesures) exposé pianissimo par les cordes. Puis, se développe une mélodie rustique brusquement interrompu par un tutti fracassant : c’est l’annonce de l’orage (allegro en fa mineur, 4). Fulgurance de l’éclair puis descente, apaisement. Enfin, l’allegretto final (5) exprime le « chant des pâtres, sentiment de contentement après la fin de l’orage ».

Hymne à la nature souveraine, célébrée par une humanité joyeuse tel serait le programme énoncé sans plus de précision par un Beethoven, plus impressionniste que néticuleusement naturaliste. Beaucoup d’amateurs voire de musiciens et non des moindres ont tenu « la Pastorale » pour une œuvre réduite du fait de son intention descriptive, inscrite dans son titre. C’était faire bien peu de cas des précisions pourtant sans ambiguïté de son auteur. Claude Debussy, dans « Monsieur Croche » n’a pas épargné Beethoven : il voit dans la Sixième Symphonie, une œuvre plus faible que les autres opus symphoniques. Un raté « inutilement imitatif ». L’écoute objective de l’œuvre révèle qu’il s’agit d’une partition dense et sauvage, dont la force énergique et la vitalité affirment le génie beethovénien, évocatoire et sensitif.

Igor Stravinsky (1882-1971), Le Rossignol (1914)Mezzo, en septembre

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En septembre, Mezzo nous régale. Paru en DVD, en avril 2005, sous étiquette Virgin Classics, « Le Rossignol » est diffusé pendant tout le mois de septembre. Le film aborde l’oeuvre de Stravinsky avec inventivité : il mêle aux images traditionnelles, des créations numériques en 3D. En complément de l’oeuvre qui bénéficie d’interprètes subtiles (Natalie Dessay dans le rôle-titre), Mezzo diffuse aussi le making of.

Que penser du film réalisé par Christian Chaudet?
En rappelant les propres mots du compositeur : « J’ai dit quelque part qu’il ne suffisait pas d’entendre la musique, mais qu’il fallait encore la voir… », le réalisateur Christian Chaudet a trouvé un prétexte idéal pour mettre en image la partition du Rossignol. Les qualités de cette adaptation numérique, généreuse par ses effets et sa créativité visuelle, ne manquent pas. A commencer par la bande musicale, paru chez EMI en 1999 avec Natalie Dessay dans le rôle titre sous la baguette de James Conlon (en couplage avec « Renard »). Et c’est effectivement un réel bonheur que de retrouver notre « Natalie » nationale, incarnant la voix de l’oiseau : fragile, unique, magicienne.

Avec le Rossignol, en 1914, Stravinsky créait son premier opéra à l’opéra Garnier de Paris, après la déflagration du Sacre du Printemps (1913). Ici, la puissance de l’orchestre se fait velours, capable de climats murmurés grâce à une orchestration raffinée où le compositeur se joue des citations extrême-orientales.

Fidèle à Andersen dont le conte a donné l’argument de la partition, le scénario privilégie le regard de l’enfance, puisque la musique se déploie à mesure qu’un garçon découvre, tout comme le spectateur, le sujet de cette histoire, à partir d’un vase mobile, tournoyant sur lui-même, et délivrant les motifs de la musique. La première scène est visuellement la plus réussie : présence de la nuit, de l’interdit aussi, donc du mystère dévoilé (en pénétrant dans l’atelier du potier, le jeune garçon découvre un monde qui lui était étranger). Ce qui séduit l’œil, ce sont ces trouvailles qui permettent littéralement de « voir » la musique : « pour être fidèle à Stravinsky je me devais de traduire tout ce que j’entendais », précise le réalisateur dans le livret d’accompagnement. Ainsi cet air de la flûte, repris par la clarinette, qui apparaît brusquement, à flanc de vase, sous la forme d’une apparition, le temps d’inscrire dans l’air sa ligne fugitive… Tout ce qui suit est de la même inspiration onirique, laissant au final à la musique le pouvoir d’approfondir le chant mystérieux de l’oiseau.

Le summum est atteint quand le Rossignol chante devant la cour impériale : Christian Chauvet imagine une cité interdite, désincarnée, sorte de Las Vegas surmédiatisée, où la foule vite oublieuse du chant de l’oiseau lui préfère la parodie mécanique d’un automate japonais, dont les mimiques tiennent à la fois de Michael Jackson et de Berlusconi… Plus tard, on est saisi par la glaciale froideur de cette même cité spectrale qui a perdu toute âme…

En plus de la séduction des tableaux produit par l’infographie, le film, par son foisonnement d’images à l’infini, insiste davantage sur son propos central : aucune invention mécanique, — aucune imitation, aussi inventive soit-elle —, ne pourrait égaler la nature prodigieuse et l’art, incarnés par le chant unique du vivant. Le rossignol s’affirme comme la métaphore même du chant et de son unicité : inégalable, insurpassable. C’est à cet éloge du fragile que naît l’émotion. En cela, la réalisation suit parfaitement la partition. Un vrai régal.

DVD

Igor Stravinsky (1882-1971) : Le Rossignol, opéra en 3 actes sur un
livret du compositeur et de Stephan Mitusov d’après Hans Christian
Andersen. Réalisation : Christian Chaudet. Avec : Natalie Dessay, le
rossignol ; Hugo Simcic, l’enfant ; Marie McLaughlin, la cuisinière ;
Violeta Urmana, la mort ; Vsevolod Grivnov, le pêcheur ; Albert
Schagidullin, l’empereur ; Laurent Naouri, le chambellan ; Maxim
Mikhailov, le bonze. Orchestre et chœurs de l’Opéra national de Paris
(chef de chœur : David Levi), direction : James Conlon. Son : Linear
PCM Stereo – Dolby Digital 5. 1. 1 DVD Virgin Classics, réf. : 7243 5
44242 9 8. Durée : 50’. Bonus : making of (26’)

Le 9 septembre à 13h45 (le making of à 14h36)

Le 15 septembre à 3h

Le 27 septembre à 15h45

Approfondir

Consultez le dossier de notre partenaire Arte, comprenant un album photo de la production mais aussi plusieurs extraits vidéo empruntés au making of.

Richard Strauss, les opéras »Arabella », « Salome », « La Femme sans ombre »:l’actualité lyrique de la rentrée 2006

L’opéra selon Richard Strauss. Bilan sur une œuvre lyrique exceptionnelle : les opéras de Richard Strauss. Même s’il use du pastiche et de références néo-classiques avec une finesse désarmante, revisitant ses classiques, en particulier français des XVII ème (Ariadne auf Naxos d’après Molière) et XVIII ème siècles (Capriccio, Le Chevalier à la Rose d’après la société d’Ancien Régime dans le style versaillais), Strauss appartient bel et bien au XX ème siècle. Témoin des deux conflits mondiaux, il affronte dans son oeuvre théâtral, le cynisme de l’existence. Son sens de la dramaturgie est intimement lié à l’époque tourmentée à laquelle il a vécu. La plupart de ses sujets sont des réponses déguisées à l’horreur de la guerre.

La rentrée lyrique de septembre 2006 met à l’honneur le théâtre straussien. A Liège, l’Opéra Royal de Wallonie présente à partir du 22 septembre, « Arabella », partition inaugurale pour sa saison nouvelle 2006/2007, avec Mireille Delunsch dans le rôle-titre.

Voici le premier volet de notre feuilleton consacré aux opéras de Richard Strauss, en liaison avec l’actualité des scènes lyriques en Europe. L’Opéra de Paris, l’Opéra de Monaco, le Capitole à Toulouse affichent « Salomé », « La femme sans ombre » et « le Chevalier à la rose » (en décembre à Paris, puis en mars 2007 à Monaco). Retour sur une œuvre lyrique majeure de la première moitié du XX ème siècle.

1. Arabella (1933)
Production de l’Opéra Royal de Wallonie, à Liège.
A partir du 22 septembre.

Les auteurs, Richard Strauss et son cher librettiste, Hugo Von Hofmannsthal, s’attaquent dans cette comédie lyrique en 3 actes, créée à Dresde en 1933, aux poncifs romanesques de l’amour. L’amour peut-il être plus fort que l’attrait du profit? Il s’agit du dernier texte écrit par l’immense écrivain de langue allemande. A Vienne, le comte Waldner entend redresser sa situation financière en mariant sa fille Arabella à un riche parti. Les soupirants ne manquent pas mais aucun ne trouve grâce aux yeux de la courtisée : finalement, rompant avec la fatalité des unions forcées, Arabella épousera le riche gentilhomme campagnard Mandryka, qui incarne l’époux idéal. Le prodige de l’amour est ainsi préservé et triomphant, il scelle la collaboration entre Strauss et Hofmannsthal, l’une des plus admirables dans l’histoire de l’opéra. Leur entente s’est confirmée précédemment en offrent de précédents chefs-d’œuvre : Elektra (1909), Le chevalier à la rose (1911), Ariadne auf Naxos (1912), La femme sans ombre (1919), Hélène d’Egypte (1928), Il est vrai qu’en certains endroits de la partition, Arabella se souvient de leur précédent succès, Le chevalier à la rose, superbe évocation sensuelle et nostalgique de la Vienne baroque, donnée 23 années auparavant. Mais, ici les deux auteurs inscrivent l’intrigue d’Arabella dans la Vienne moderne et fin de siècle, celle de 1866.

Strauss excelle à habiller la peinture des coeurs ciselée par Hofmannsthal, d’une somptueuse étoffe filée dans l’atelier de Mozart et de Wagner. Mais avec la jubilation supérieure qu’offre l’adéquation de la langue, véritable poésie en action, en symbiose avec le flot musical. Hofmannsthal achève le texte d’Arabella quand est crée Hélène d’Egypte, autre opéra conçu avec Strauss, et représentée en 1929.

Ce qui intéresse Strauss autant que Hofmannsthal, c’est le portrait d’un milieu décadent comme revivifié par l’intrusion d’un sang neuf , c’est le miracle d’un impossible avenir désormais attesté dans un monde promis à la mort : « c’est la Vienne frivole, avide de plaisirs et criblée de dettes qui forme la toile de fond pour Mandrika, lui qui est auréolé de la pureté de ses villages, de ses forêts de chênes que la hache n’a encore jamais touché, de ses vieilles mélodies populaires. C’est ici l’espace de la grande Autriche à moitié slave qui pénètre la comédie viennoise pour y faire souffler un vent tout autre », ainsi que l’écrit Hofmannsthal.

Cet hommage rendu à la Nature, seul berceau où la civilisation puisse renaître, où des cœurs purs pourront trouver l’asile, doit être compris comme le testament artistique d’un poète, qui donna au théâtre lyrique l’un de ses plus beaux textes, dans un ouvrage dont il ne devait jamais voir la réalisation. Hofmannsthal devait en effet mourir en juillet 1929, soit 4 ans avant que ne soit créée la partition.

Opéra Royal de Wallonie
Du 22 au 30 septembre 2006
Lire la fiche de la production sur le site de l’Opéra Royal de Wallonie

Nouvelle coproduction
Théâtre du Capitole de Toulouse / Opéra Royal de Wallonie
Orchestre et Chœurs de l’Opéra Royal de Wallonie

Direction musicale, Patrick Davin
Mise en scène, Pierre Médecin
Décors, costumes et lumières, Pet Halmen
Chef des Chœurs, Edouard Rasquin

Arabella, Mireille Delunsch
Zdenka, Anne-Catherine Gillet
Adelaide, Hanna Schaer
Die Fiakermilli, Mélanie Boivert
Eine Kartenaufschlägerin, Christine Solhosse
Mandryka, Werner van Mechelen
Matteo, Gilles Ragon
Graf Waldner, Tómas Tomasson
Graf Elemer, Steffen Schantz
Graf Dominik, Patrick Delcour
Graf Lamoral, Léonard Graus
Ein Zimmerkellner, Marcel Arpots
Welko, Alexei Gorbachev
Djura/Jankel, Nicolas Mottart
Drei Spieler : Pierre Gathier, Edwin Radermacher, Marc Tissons

Cd
Solti, 1957. A la tête du Philharmonique de Vienne, Solti cisèle les arêtes de cette comédie sentimentale : battue d’une incroyable précision, fluidité des phrasés, superbe des couleurs. Aucun doute, l’orchestre est un acteur à part entière. Les deux sœurs (Hilde Gueden en Zdenka, et Lisa della Casa dans le rôle-titre), le Mandryka de George London recomposent la fable amoureuse et le miracle de la rencontre. 2 cd Decca.

2. Salomé (1905)
Production
à l’affiche de l’Opéra national de Paris, Bastille
Direction musicale : Hartmuth Haenchen
Mise-en-scène : Lev Dodin
Du 18 septembre au 18 octobre 2006

3. La femme sans ombre (1919)
Théâtre du Capitole, Toulouse
Du 6 au 18 octobre 2006

Après avoir créé plusieurs opéras pastiches néobaroque (Ariadne auf Naxos) ou néo classique (Le Chevalier à La rose), Strauss et le poète Hofmannsthal marqués par la Première Guerre mondiale qui entraîne aussi la chute de l’Empire Habsbourg, plongent dans le mythe mozartien de la Flûte Enchantée. Ils produisent un opéra sur la compassion confraternelle : la femme sans ombre est une intrigue orientalisante qui mêle les registres de l’onirisme, du fantastique et du tragique pour mieux éclairer la portée d’un message hautement humaniste. Le sort de tous les hommes est indéfectiblement lié. Il s’agit moins comme on l’a dit souvent, de l’apothéose des valeurs conjugales qu’une apologie de la fraternité et de la compassion salvatrice. Composé aux heures les plus sombres de la Première Guerre Mondiale, la Femme
sans ombre exprime comme nul opéra avant lui, l’œuvre de la barbarie tout en imaginant pour l’humanité endeuillée, une issue positive. Le miracle humain reste possible tant qu’un seul être saura s’émouvoir du sort d’un autre.

L’impératrice n’a pas d’ombre. Objet fantasmatique de l’Empereur, elle aspire à prendre forme humaine et pour se faire, accepte de souffrir, d’éprouver la tragédie d’une existence comptée. Elle découvre la femme du Teinturier Barak, harpie domestique qui brave son fidèle époux. D’une situation malsaine où la femme accepte de vendre son âme pour que l’Impératrice puisse obtenir cette ombre tant convoitée, l’action s’inverse quand l’Impératrice éprouve le miracle de la compassion vis-à-vis de Barak.
L’opéra de Strauss et de Hofmannsthal interroge la notion d’identité, de compassion, d’humanité. Que sont les êtres dépourvus de sensibilité humaine ? Au sortir de la première guerre mondiale, l’ouvrage est l’une des partitions les plus bouleversantes du théâtre lyrique. Le chant de l’espoir et l’expression de la tragédie la plus brute s’y mèlent.

Opéra en trois actes
Créé le 10 octobre 1919 à l’Opéra de Vienne
Livret de Hugo von Hofmannsthal
Opéra du Capitole de Toulouse
Direction musicale : Pinchas Steinberg
Mise-en-scène : Nicolas Joel
Nouvelle production
Consultez la fiche de la production toulousaine sur le site du théâtre du Capitole

Cd
Bohm, 1977.
Sur la scène du théâtre où a été créé l’opéra, Böhm qui a cotoyé Strauss, officie dans cette captation enregistrée en direct, avec un sens lyrique et tragique d’une tendresse humaine absolument indiscutable. Enregistré sur le vif, cette lecture de légende s’impose naturellement, en particulier parce que portés par l’orchestre de l’Opéra de Vienne, somptueux et énigmatique, les chanteurs s’embrasent littéralement. James King (l’empereur), Leonie Rysanek (l’Impératrice), Walter Berry (Barak), Birgit Nilsson (la femme du teinturier). 3 cds Deutsche Grammophon 1985. Livret complet : texte intégral avec notice argumentée.

Solti, 1989/91.
Deux décennies et quelques mois après Böhm, la machine infernale électrisée par Solti, à la tête d’un orchestre que n’aurait pas renié Strauss lui-même, le philharmonique de Vienne, assène ses accents percussifs, ses déflagrations fantastiques. La baguette du chef d’origine hongroise est affûtée, d’un implacable sens tragique. Si les voix ne sont pas celle que réunissait en 1985, un Böhm mythique, le plateau vocal convoqué par Solti est plus qu’honnête en rendant l’étoffe humaine et tendre d’un sujet complexe : Placido Domingo (l’empereur), Julia Varady (l’impératrice), José Van Dam (Barak), Hildegard Berhens (son épouse). 3 cd Decca. Livret complet : texte intégral et notice documentée.

Approfondir
Lire aussi la biographie du compositeur
Lire aussi notre dossier « Elektra »

Crédits photographiques
Hugo von Hofmannsthal et Richard Strauss
Richard Strauss au travail (à l’époque de la femme silencieuse, 1935)

(DR)

Richard Strauss, Salomé (1905) Opéra de Paris, du 18 septembre au 18 octobre

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Richard Strauss s’affirme sur la scène lyrique à l’âge de 41 ans, avec son opéra Salomé. Certes il y eut avant ce premier chef-d’œuvre indiscutable, quelques essais : Guntram en 1894 et Feuersnot en 1901. Surtout, plusieurs cycles symphoniques dont le prétexte dramatique constitue autant de préparation à la peinture musicale des passions humaines : « Don Juan » (1889),  « Ainsi Parlait Zarathoustra » (1896), « Une vie de héros » (1899) sont des poèmes symphoniques qui affûtent ses dispositions de futur créateur lyrique. Strauss a pu ainsi parfaire ses possibilités expressives, sollicitant tout l’orchestre selon ses intentions dramatiques. Il manie déjà le principe du leitmotiv, tout en raffinant constamment son orchestre. Voilà qui explique, qu’au moment de composer sa Salomé, l’auteur dispose d’une sensibilité aiguë dans l’art de peindre climats historiques et psychologiques. Sa riche texture harmonique, aux audaces spectaculaires, exprime un monde brutal et convulsif mais incandescent dont les fulgurances produisent de superbes tableaux chromatiques.

Dans l’opéra, Strauss y cristallise la fascination du morbide, cette période crépusculaire d’une civilisation corrompue  qui, tout en étant consciente de sa déchéance, se laisse prendre par la contemplation des signes avant-coureurs d’une nouvelle ère. Le monde proclamé par le Prophète Jean-Baptiste est inévitable, mais pour toute réaction, le monde de l’Antiquité païenne, incarné par Hérode/Herodiade/Salomé, préfère tuer le représentant de cet ordre à venir. Crime dérisoire qui montre par sa cruauté, la petitesse d’une société déjà perdue et dont Jochanaan ne cesse de dénoncer la perversité.

Lecteur d’Oscar Wilde, en particulier de sa pièce Salomé qui précède son opéra, Strauss y mêle au décor historique de fin du monde, l’histoire de deux individus, Salomé/Jochanaan. Le compositeur se montre particulièrement fin à peindre l’attraction érotique que suscite auprès de la Princesse de Judée, la figure et le visage du Prophète. Le musicien se montre ainsi fidèle à la prose de Wilde qui s’est concentré sur les pulsions érotiques qui nourrissent le désir de l’adolescente (elle est âgée de 16 ans) envers Jochanaan. L’être spirituel s’affirme sous les yeux de la jeune femme, tel une créature fatale, dont le physique s’avère irrésistible : un comble pour un homme de foi !

L’opéra et l’exceptionnelle matière de l’orchestre prennent appui sur ce contraste du mystique et du sensuel. Ils expriment aussi le point de vue de Salomé, sa progressive excitation, son hystérie communicative, sa faculté à vivre une attraction qui devient obsession et folie.

Strauss, s’approprie totalement le texte de Wilde, adapté pour la scène par Hedwig Lachmann. Drame musical en un acte, la partition dépeint scrupuleusement chacune des étapes de cette dévoration au féminin, dans un style apocalyptique : l’hystérique Salomé se montre irrésistiblement attirée par le Prophète ; son désir flamboyant (la danse des sept voiles qui est un sommet symphonique où la jeune femme danse devant le roi Hérode pour obtenir de lui, la tête de Jochannan) la consume littéralement. Elle use de tous les artifices pour atteindre son objectif, comme manipuler celui qui l’aime en vain, Narraboth (qui d’ailleurs se suicide). Ainsi amour et mort s’accordent tout au long de l’opéra.
Possédée par un sentiment qui la dépasse, Salomé suscite l’horreur de son entourage qui l’extermine ni plus ni moins. Salomé est créé à Dresde le 9 décembre 1905.

Cd
Böhm, 1970. Difficle de surpasser l’énergie électrique de cette lecture légendaire qui restitue à l’opéra de Strauss, sa nervosité érotique et vénéneuse. Böhm des grands jours dirige avec une ardeur communicative les effectifs de l’Opéra de Hambourg, dans cet enregistrement direct, réalisé le 4 novembre 1970. Le duo Salomé/Jochanaan est d’une somptueuse vérité grâce à Gwyneth Jones/Dietrich-Fischer Dieskau. Le baryton germanique incarne cette alliance de sensualité racée et d’hallucination visionnaire qui produisent le désir de la Princesse. Un duo de rêve … et d’horreur qui atteint le sublime. D’autant plus que les autres rôles sont tout aussi convaincants. 2 cd Deutsche Grammophon.

Actualité
Opéra national de Paris, Bastille. Du 18 septembre au 18 octobre. Mise en scène : Lev Dodin. Direction musicale : Hartmut Haenchen. Catherine Naglestad (Salomé), Chris Meritt (Hérode), Evgeny Nikitin (Jochanaan/Jean-Baptiste), choeurs et orchestre de l’Opéra national de Paris. Consultez la fiche de la production sur le site de l’opéra de Paris.

Illustration
Avant Wilde et Strauss, le peintre Gustave Moreau dès les années 1870 a été fasciné par le mythe de Salomé.

Dimitri Chostakovitch, Symphonie n°5 (1937)Paris, Monte-Carlo. En octobre.

2006 est l’année du centenaire de la naissance de Chostakovtich. En hommage au compositeur russe né en 1906, nous mettons en avant les symphonies à l’affiche de la programmation des orchestres. Premier volet de notre parcours, portrait de la Cinquième Symphonie en ré mineur opus 47, programmée en octobre, à Paris et à Monte-Carlo, entre autres.

« La réponse d’un compositeur à de justes critiques », la mention autographe placée en préambule à la partition indique clairement les intentions de Chostakovitch à une époque où il a reçu de plein fouet, les plus vives critiques de la censure Stalienne. L’année qui précède la composition de sa Cinquième symphonie, Staline qui a assisté à une représentation de son opéra, Lady Macbeth de Mzensk, a fait comprendre, dans un article paru dans la Pravda, sa totale désaprobation vis-à-vis de la musique de Chostakovitch. Du jour au lendemain, l’œuvre est retirée de l’affiche, et l’auteur, étiqueté « ennemi du peuple », artiste néo occidental, trop formaliste, traître à l’idéal réaliste prôné par l’autorité soviétique.

La Cinquième symphonie est une réponse aux critiques qu’il a suscitées. Chostakovitch semble faire amende honorable, courber l’échine. L’œuvre, écrite en trois mois, est créée à Leningrad le 21 novembre 1937 sous la direction d’Evgeni Mravinski. D’emblée, l’accueil est enthousiaste : les représentants du Pouvoir constatent un net effort du compositeur en direction des canons de l’esthétique officielle, du moins ils reconnaissent ce en quoi le musicien s’est efforcé pour plus de « simplicité » et d’ « intelligibilité », selon ses propres termes.

Œuvre de complaisance, ou feinte tactique, le message de Chostakovitch est aussi autobiographique. Il exprime le destin d’un artiste de génie, inquiété, pour le moins rebelle si l’on considère que le final victorieux peut être une pointe d’optimisme forcené lancé comme une provocation.Là encore, comme beaucoup d’œuvre du symphoniste, la Cinquième vibre et palpite : l’auditoire ne s’est pas trompé. La vitalité que peint Chostakovitch, teintée d’amertume, de cynisme voire de sarcasme rentré, est perçue comme un chant d’espoir (de résistance ?) à l’époque des purges staliniennes.

Fiche Symphonie
Symphonie n°5 opus 47.
Durée : 45 mn
Plan de l’œuvre en quatre parties
Le moderato (1) initial est marqué par une angoisse explicite. L’allegretto (2) est un scherzo frôlant l’insouciance voire le sarcasme. Son esprit est populaire. L’ample largo (3) est une profonde méditation, l’une des plus inspirées jamais composées par Chostakovitch. Le recul critique et l’analyse des événements vécus semblent ici produire leur effet. En guise de conclusion, l’allegro non troppo (4) est porté par le motif principal affirmé par la trompette. D’un ton dynamique et déterminé, le dernier épisode, en ré majeur (quand toute la symphonie reste colorée par le ré mineur), souligne le chant victorieux du compositeur, confiant dans l’estime reconquise auprès de ses censeurs. Mais, s’appuyant sur une double lecture possible, s’agit-il d’un rachat proclamé ou bien au contraire, dévoilant la lucidité de l’auteur, d’un coup de tête plein de panache et d’orgeuil, à destination de cette même censure dérisoire et granguignolesque ? La richesse de ton s’exprime clairement ici.

Concerts
La Cinquième Symphonie est à l’affiche de la nouvelle saison de l’orchestre de Paris et de l’orchestre philharmonique de Monte-Carlo.

Les 4 et 5 octobre
Symphonie n°5. Salle Pleyel. Orchestre de Paris, direction : Yutaka Sado

Le 15 octobre
Symphonie n°5. Auditorium Rainier III, Monaco.
Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, direction : Alexander Mickelthwate
Saison anniversaire de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, « les 150 ans« 

Approfondir
Lire aussi notre dossier spécial sur la carrière et l’oeuvre de Dimitri Chostakovitch

Crédits photographiques
Chostakovitch et Evgueni Mravinski, le créateur de nombreuses symphonies du compositeur, dont la Cinquième (DR).

Fritz Wunderlich, un ténor de légendeArte, les 3 et 4 novembre 2007, à 22h30 et 19h

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Invité de marque au Festival de Salzbourg, sous la direction de Karl Böhm puis de Karajan, le ténor Fritz Wunderlich préférait aux cocktails d’after, au milieu glamour des réceptions bourgeoises et des mondanités superficielles, la proximité plus simple de ses proches. Au moment du Festival, il préférait loger dans une ferme, près de la nature où il puisait énergie et endurance. Si ses dons vocaux ont fait croire qu’il chantait comme il se rasait, la vérité est bien différente et ce docu nous révèle l’itinéraire d’un travailleur assidu, qui s’interrogea en permanence sur la justesse de son style et la pertinence de ses choix de rôles et de répertoires. Une éthique du bon sens et du pragmatisme que souligne le baryton Thomas Hampson ou le ténor Rolando Villazon.

D’abord, Tamino dans la Flûte Enchantée de Mozart, puis Almaviva dans le Barbier de Séville de Rossini, à Munich aux cotés de son grand ami, le baryton Hermann Prey (Figaro), Fritz Wunderlich impose la musicalité de son timbre rayonnant, aux harmoniques profondes et denses, sur les scènes allemandes et autrichiennes : Salzbourg, et bientôt l’Opéra de Vienne. Le succès se montre total lorsque le directeur du Met de New York, Rudolf Bing, l’invite en guest star pour chanter Don Ottavio dans le Don Giovanni de Mozart, dans le cadre des représentations d’inauguration de la nouvelle salle new-yorkaise (4000 places).

Le chanteur fascine, tant son talent est évident. Vocaliste et surtout acteur, Fritz Wunderlich meurt dans un accident domestique (chute dans l’escalier de sa maison) au sommet de sa carrière. Raconté par ses proches, son épouse Eva, son ami Peter Karger, l’homme simple qui aimait se ressourcer à la chasse ou au bord d’un étang qu’il avait coutume de louer au sud de Munich, se précise, grâce aux nombreux documents et films d’époque.

L’apport des images historiques est des plus profitables : ainsi ce direct depuis Schönbrunn à Vienne où Wunderlich incarne le maestro di musica de Pergolesi pour la télé, en 1963, à une époque où l’opéra italien se chantait en allemand. Le naturel du comédien crève l’écran. Plus attachant, le travail du chanteur dans l’univers intransigeant du lied. C’est un ténor anxieux, conscient de ses limites qui n’hésite pas à se remettre totalement en question, notamment après un récital désastreux (mars 1963) où l’artiste se fait démolir par la critique. Sur les conseils de son ami Hermann Prey, le ténor réapprend l’art de la ciselure et des climats intérieurs, bien différents de la scène de l’opéra, auprès du pianiste Hubert Giesen. Leur travail se révélera constructif puisque Wunderlich donnera ensuite, dans la continuité de leurs séances de travail, un récital resté légendaire à Edimbourg.

En complément du film, au montage classique mais très instructif, le témoignage des chanteurs de l’époque, une période remarquable où paraissent Christa Ludwig, Birgit Fassbaender et l’immense Dietrich Fischer-Dieskau, qui malgré ses trop fugaces apparitions, assène, comme à son habitude, quelques remarques bien affûtées, sur le métier du chanteur.

Fritz Wunderlich, un ténor de légende

Musica
Samedi 3 novembre 2007 à 22h30

Documentaire hommage, inédit
Réalisation : Thomas Staehler et Olivia Halmburger (59 mn)
Rediffusion du 16 septembre 2007

Maestro
Dimanche 4 novembre 2007 à 19h

Archives inoubliables (1960-1966) : en studio, à Salzbourg, Munich ou Berlin, le ténor chante Mozart (air de Belmonte de l’Enlèvement au sérail, Tamino dans la Flûte enchantée), Strauss (duo amoureux avec la soprano Ingeborg Hellstein, dans Die Schweigsamefrau), Smetana (La Fiancée vendue avec la basse Kurt Böhme), Tchaïkovski (air de Lensky, dans Eugène Onéguine, Munich 1962)…

Crédits photographiques
Fritz Wunderlich, en Tamino dans la Flûte Enchantée de Mozart,
avec Hilde Güden (Daphné), incarnant le rôle de Leukippos, dans Daphné de Richard Strauss
(DR)

Centenaire Dimitri Chostakovitch (1906-1975)

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Le 25 septembre 2006 marque le centenaire de la naissance de Dimitri Chostakovitch. L’année Mozart bat son plein. En sera-t-il de même pour le plus grand compositeur russe du XX ème siècle ? A en croire les innombrables concerts, cycles musicaux, filmographies proposés ici et là, au regard des magazines et documentaires diffusés à la télé, le second semestre devrait satisfaire l’attente des curieux et des spécialistes.

L’œuvre est immense mais elle suit une ligne progressive parfaitement identifiable : musiques de films, opéra (un seul ouvrage lyrique, « Lady Macbeth » qui valu à son auteur, les foudres de Staline), surtout symphonies et quatuors. Autant de formes choisies qui correspondent précisément à l’évolution du style, qui sont en liaison avec les positions de l’homme vis-à-vis du pouvoir soviétique.
Un compositeur, c’est un témoin de son temps : ni plus ni moins. Qu’on veuille ou non charger le dossier Chostakovitch, en faire un compositeur complaisant, voire ambitieux, surtout après la mort de Staline, au sein de l’appareil politique du Parti, il reste l’un des chroniqueurs de son temps les plus passionnants. Aux heures sombres de l’URSS, pendant la guerre contre l’envahisseur nazi, pendant la terreur stalinienne, puis dans les années 1960, aux instants non moins héroïques de la guerre froide, Chostakovtich exprime les tensions, les contradictions et l’espoir d’un peuple opprimé. Ce qui nous parle aujourd’hui directement, c’est l’expérience assumée d’un humaniste de plus en plus accablé par l’idée de la mort.

Reste une œuvre foisonnante, dont la puissante exaltation tragique, parfois sarcastique voire parodique, nous laisse méditatifs. Beaucoup de zones d’ombre obscurcissent encore le tableau, et de nombreuses pistes d’analyse et de compréhension, se précisent peu à peu. L’enjeu du centenaire 2006 ne serait-il pas justement de démêler enfin doutes et incertitudes, d’éclairer la part de sincérité d’une oeuvre façonnée comme un témoignage ?

L’actualité de Chostakovitch en septembre et en octobre est riche.

1. Télévision

Arte consacre l’un des opéras les plus aboutis du compositeur russe.

Lady Macbeth de Mzensk, soirée opéra
Samedi 11 novembre

Le centenaire de Chostakovich sur ARTE

2. Concerts

De nombreuses salles de concerts mettent à l’honneur les symphonies de Chostakovitch.
(notre calendrier ci-après n’est pas exhaustif : il met l’accent sur nos coups de coeur)

Les 22 et 23 novembre
Symphonie n°10, avec Lady Macbeth (cinq entractes) et le concerto pour piano (Cédric Tiberghien, piano).
Salle Pleyel. Orchestre de Paris, direction : Mstislav Rostropovitch

Cycle « Chostakovitch et la musique russe »
Salle Pleyel, du 15 novembre 2006 au 30 mai 2007
Le 10 janvier 2007 :
Symphonie n°11, « l’année 1905 ». Orchestre de Paris, direction : Yakov Kreisberg
Le 30 mai 2007 :
Symphonie n°7, « Leningrad ». Orchestre de Paris, direction : Paavo Järvi

Le 18 février 2007
Symphonie n°11, « l’année 1905 ». Auditorium Rainier III, Monaco
Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, direction : Yakov Kreisberg

3. Discographie

Parmi les récentes publications, saluons l’intégrale des 15 Symphonies (+ Jazz suites n°1 et 2) par Mariss Jansons. Le cycle qui regroupe des enregistrements étalés dans le temps, de 1988 à 2005, avec huit orchestres parmi les plus prestigieux (Wiener Phlharmoniker, Berliner Philharmoniker, Oslo philharmonic orchestra, Pittsburg symphony orchestra, Saint-Petersburg philharmonic orchestra…) est l’événement discographique de la rentrée. En affirmant l’affinité du chef avec l’univers chostakovien, le coffret de 10 cds, comprenant un livret à la haute qualité éditoriale, couronne les publications du Centenaire Chostakovitch. Lire notre critique du coffret Chostakovitch paru chez Emi

Lire aussi notre critique des Symphonies de guerre (n°4 à 9) par Valéry Gergiev, coffret paru chez Philips
Lire aussi notre critique des mélodies et de Lady Macbeth (Chung), cofret paru chez Decca
Lire aussi notre critique des Symphonie n°7 « Leningrad » par Kurt Masur et l’Orchestre national de France, 1 cd paru chez Naïve.

Approfondir
Lire aussi notre dossier spécial Dimitri Chostakovitch.

10 ème festival international Albert-Roussel. Du 16 septembre au 5 novembre 2006

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En 2006, le festival international Albert-Roussel fête ses dix ans. Dix années de passion partagée qui offre au plus grand nombre l’occasion de découvrir le riche patrimoine musical des XIXème et XX ème siècles. La présence d’artistes venus de tous horizons renforce la richesse d’une programmation qui se joue des contrastes et de la découverte d’œuvres majeures, injustement méconnues. A l’instar de la personnalité et de l’œuvre d’Albert Roussel, le festival souhaite dévoiler plusieurs partitions maîtresses, écartées des salles et lieux traditionnels.

Du 16 septembre au 5 novembre 2006, dans le Nord-Pas-de-Calais, en Normandie et en Belgique, le festival propose plusieurs week-ends (15 événements de musique au total) qui permettront de mettre à l’honneur la découverte de sites patrimoniaux, l’écoute d’œuvres oubliées, la rencontre et l’alliance de disciplines complémentaires (du vendredi soir au dimanche après-midi, soit trois concerts ou temps forts par week-end). Chaque concert est suivi d’un repas gastronomique, en présence des artistes (réservations conseillées : 08.73.63.32.08).

Ainsi à partir de la mi-septembre 2006, « le conte de fée du Marchand de Sable voisine avec les farces flamandes de Tac-coen et de Coussemaker, l’orgue alterne avec les percussions, les œuvres symphoniques de Mozart et Roussel seront interprétées par la Philharmonie de Chambre Tchèque, et le méconnu Concerto pour piano de Roussel précèdera le grandiose Œdipe-Roi, mis en musique par Maurice Thiriet d’après Cocteau. »

Programme du 10ème festival international Albert Roussel
Les 15 concerts à l’affiche, du 16 septembre au 5 novembre 2006

1. Soirée d’Ouverture
Châtellerie de Schoebeque à Cassel
samedi 16 septembre à 20h

Fanfare pour un sacre païen d’Albert Roussel
Harmonie Municipale de Cassel
direction : Stéphane Delobel

suivie du spectacle
présenté par Coralia Galtier-Roussel
dans le cadre des Journées du Patrimoine
en collaboration avec les Amis de la Collégiale et la SPPEF

Opérettes à la flamande !
Anne-Elly Tevi, soprano
Elisabeth Sborowski, mezzo-soprano
Damien Top, ténor
Jacques Phalempin, récitant
Alain Raës, piano

Œuvres de
Albert Roussel, Claude Guillon-Verne, Francis Lopez, Edmond de Coussemaker, Auguste Tac-coen, Jacques Offenbach, Emile Goué, Claude Delvincourt, Moïse Simons, Charles Lecocq,…

en présence des familles d’Albert Roussel, Jules Verne, Claude Delvincourt,
Emile Goué et Edmond de Coussemaker
Entrée : 10 Euros

Le concert sera suivi d’un repas en compagnie des artistes (20 euros)
réservation indispensable au 08 73 63 32 08

2. L’orgue historique de la Collégiale de Cassel
Collégiale Notre-Dame de Cassel
dans le cadre des Journées du Patrimoine
en collaboration avec les Amis de la Collégiale et la SPPEF
dimanche 17 septembre à 14h et à 16h
conférence commentée et illustrée sur l’histoire des orgues de Cassel

Entrée libre

3. musiciens prisonniers de guerre (1940-1945)
Blockhaus d’Eperlecques
samedi 30 septembre à 15h
Visite guidée du bunker et conférence illustrée par Bernard Goué

évocation d’Olivier Messiaen, Maurice Thiriet, Emile Goué, Robert Lannoy

Entrée : 7 euros

4. Journée de la percussion
samedi 30 septembre à 20h30
salle Daniel Peene d’Hondschoote

Animation pédagogique en journée
Concert en soirée

Jean-François Durez, percussioniste
soliste à l’Orchestre de la Garde Républicaine
Anne-Olga de Pass, piano

Œuvres de Roussel, Kreisler, Rosauro, Debussy, Corea, Courmoux, Piazzola, Sarasate, Séjouné

Entrée : 7 euros

5. Piano double
en coproduction avec le Cultuur Centrum Kruispunt de Diksmuide (B)
Sint-Veerlekerk à Oostkerke (Diksmuide)
dimanche 1er octobre à 17h
Stephanie Maertens, piano
Tristan Raës, piano

Albert Roussel, Sonatine
Lodewijk de Vocht, Sonate en la mineur
Emile Goué, Thème et Variations
Erik Satie, Véritables préludes flasques pour un chien,
Sonatine bureaucratique
La Belle excentrique à quatre mains
Francis Poulenc, Sonate à quatre mains

Entrée : 9 euros

6. Quatre à quatre
Hommage à Henri Dutilleux
Studio 4 de Marquette
samedi 7 octobre à 20h30
Quatuor Joachim

Wolfgang Amadeus Mozart,
Quatuor en sol majeur K 387

Henri Dutilleux,
Ainsi la Nuit

Albert Roussel,
Quatuor en ré majeur op. 45

Entrée : 5 euros

7. Première Sonate : Vivat !
Maison Comtesse Adèle de Mesen (B)
dimanche 8 octobre à 16h

Exposition « le Vivat flamand »

Jean-Pierre Sabouret, violon
supersoliste de l’Orchestre de l’Opéra National de Paris
Marie-Pierre Soma, piano

Pierre de Bréville Première Sonate en ut dièse mineur
Albert Roussel Première Sonate en ré mineur op.11

Entrée concert et exposition : 10 euros

8. Klinkende Klanke
en coproduction avec le Festival de la Langue
et de la Musique Flamandes
Eglise Saint-Martin de Wormhout
vendredi 13 octobre à 20h

Jean-Noël Ternynck, récitant
Jean-Pierre Armengaud, piano

oeuvres de
Albert Roussel, Erik Satie, Albert Huybrechts, Emile Goué
Philippe Boesmans, Claude Debussy, Jeanne Thieffry

entrée : 10 euros

9. Spectacle : Contes fantastiques
samedi 14 octobre à 20h
AREA d’Aire-sur-la-Lys

Mathilde Arnaud, Rodrigue Bauchet, Samuel Bonnafil, comédiens
mise en scène : Guy Coutance
Ensemble orchestral du Festival Albert Roussel
direction : Haig Utidgian

Claude Debussy Danses sacrée et profane
Albert Roussel Le Marchand de Sable qui passe…

entrée : 10 euros

10. Pléïade en Pays dieppois : compositeurs et organistes
dimanche 15 octobre à 16h30
Eglise Saint-Jacques de Dieppe
En collaboration avec Les Amis de Claude Delvincourt et l’association Laregosv

Nanon Bertrand, Catherine Véral-Lambecq, Jacques Dusson, Georges Cherfils, Michel Tailleux, orgue

Œuvres de Camille Saint-Saëns, Maurice Thiriet, Albert Roussel,
Claude Delvincourt, Pauline Amblard, Ludovic Panel

Libre participation

11. Toutes les rivières du ciel
Hommage à Jeanne Joulain
samedi 21 octobre à 20h30
Eglise Saint-Maclou d’Haubourdin
En collaboration avec L’Héritage Musical et Orgue Vivant

Jeanne Joulain, René Courdent, Jérôme Faucheur, Jean-Christophe François,
Hugues Huddlestone, Michel Alabau, Arnaud Tirard, orgue
Marie-Christine Martin, soprano
Jean-Philippe Nirel, trompette

Œuvres d’Albert Roussel, César Franck, Jeanne Joulain, René de Castéra,
Damien Top, Jean-Christophe François

Libre participation
Au profit de l’Association pour la restauration de l’église Saint-Maclou

12. Au jardin d’Eden
Eglise Saint-Valery de Varengeville-sur-Mer
dimanche 22 octobre à 16h00

Brenda Witmer, soprano
Lise Keiter-Brotzman, piano

Emile Goué, L’Offrande sous les nuages
Damien Top, Dickinson songs (création mondiale )
Alexis Roland-Manuel, Sonnet
Eli Marshall, Infini (création mondiale)
Albert Roussel, Le Jardin Mouillé et Jazz dans la nuit
Daron Aric Hagen, I’ll sing a song to my love et Love
Amy Beech, From Grandmother’s garden pour piano solo
Gabriel Fauré, La Chanson d’Eve
Jake Heggie, Eve song
Entrée : 10 euros

13. Incidences et piano
Eglise Saint-Denis de Zwevegem (B)
samedi 28 octobre à 20h

Quintette à vent Incidences
Pierre-Simon Chevry, flûte
Philippe Gravogel, hautbois
Florent Héau, clarinette
Jean-Pierre Berry, cor
Philippe Recard, basson
Danielle Laval, piano

Wolfgang-Amadeus Mozart
Quintette pour piano et vents K 452

Luciano Berio
op. n° zoo pour quintette à vents

Albert Roussel
Divertissement op.6 pour piano et vents

Francis Poulenc
Sextuor

Entrée : 10 euros

14. 1ère Soirée de clôture
samedi 4 nove
mbre à 20h

Collégiale Notre-Dame de Cassel
Staffan Mårtensson, clarinette solo de l’Opéra Royal de Stockholm
Orchestre Philharmonique de Chambre Tchèque
direction : Damien Top

Albert Roussel,
Le Festin de l’Araignée

Hans Eklund,
Musica da camera VII

Olivier Messiaen,
Abîme des oiseaux

Bohuslav Martinů,
Sérénade

Wolfgang Amadeus Mozart,
Symphonie n°41 « Jupiter »

Entrée : 15 euros
en présence de la famille d’Albert Roussel

15. 2ème Soirée de clôture
dimanche 5 novembre à 15h
Centre Culturel Paul-André Lequimme d’Haubourdin

Michaël Lonsdale, récitant
Alain Raës, piano
Chœur La Lyre Halluinoise
Orchestre Philharmonique de Chambre Tchèque
direction : Damien Top

Claude Guillon-Verne
Poème des îles (Jules Verne)

Albert Roussel
Concerto pour piano

Maurice Thiriet
Oedipe-Roi (Jean Cocteau)

Entrée : 15 euros
en présence des familles de Jules Verne, Albert Roussel et Maurice Thiriet

Animations pédagogiques
Dans le cadre des Journées du Patrimoine
dimanche 17 septembre de 14h à 18h
Collégiale Notre-Dame de Cassel

Cours public d’interprétation par Jean-Michel Duriez
percussioniste de la Garde Républicaine
le 30 septembre
Centre Gustav Mahler d’Hondschoote

Sensibilisation pédagogique avec Bernard Goué
La musique dans les camps de prisonniers pendant la seconde Guerre mondiale
Ecole Sainte-Thérèse de Bergues
Collège Robert Le Frison de Cassel

Renseignements
Tous les programmes de chaque week end, les lieux et les horaires
http://albertroussel.free.fr ou informations : 08.73.63.32.08.

Crédits photographiques
L’affiche du 10 ème festival international Albert Roussel
Le choeur de la collégiale d’Ayre sur la Lys
© CIAR 2006

Alessandro Stradella, San Giovanni Battista, oratorio (1675)En direct du Festival de la Chaise-DieuFrance musique, le 30 août à 21h

San Giovanni Battista est un oratorio en deux parties, sur un livret de l’abbé Ansaldi. L’oeuvre fut créée à Rome à San Giovanni dei Fiorentini, en 1675.
Stradella illustre l’essor de la musique baroque romaine à son apogée : d’un dramatisme éblouissant, d’une sensualité irrésistible, en particulier parce qu’il assimile les grands compositeurs qui l’ont précédé, en particulier Giacomo Carissimi, le style du compositeur, en dépit d’une carrière écourtée, affirme une personnalité majeure du théâtre baroque, profane et sacré. Il a laissé six oratorios dont la langue musicale domine la production de son temps.


à Rome en 1644, Alessandro Stradella s’impose sur la scène musicale du
Baroque romain au service de la Reine Christine de Suède et des princes
Colonna, Orsini et Pamphili. A l’égal d’un Caravage, au début du
siècle, et à Rome également, la vie dissolue du compositeur l’obligea à
fuir la cité pontificale malgré ses appuis. Sa vie est digne d’un
roman. Diplomate à Venise, il fuit Rome en 1677 et meurt assassiné à
Gênes.

Stradella illustre le sujet de Saint-Jean Baptiste en
évoquant avec sensualité et dramatisme, la figure de Salomé et celle du
roi Hérode. Après que le souverain ait accepté de décapiter à la
demande de la jeune fille, le Saint Ermite, le poids de la culpabilité
envahit le coeur du monarque tandis que Salomé entone un air qui
exprime la sauvagerie qui l’étreint et la mène aux bords de la folie.

Direct, Festival de la Chaise-Dieu 2006


Jusqu’à 22h58
Prima la musica
Présentation : Olivier Bernager

en direct de l’Abbatiale de la Chaise-Dieu
et en simultané avec l’Union européenne de Radio

Festival de musique de La Chaise-Dieu

Alessandro Stradella
San Giovanni Battista, oratorio

solistes et orchestre Ensemble Aurora
Direction, Antonio Gatti

Illustration
Solario, Salomé et la tête de Saint-Jean Baptiste

Bela Bartok, le Château de Barbe-BleueFrance musique, le 31 août à 20h

Après l’opéra de Paul Dukas sur le même sujet (Ariane et Barbe-Bleue, 1907), Bartok accepte la proposition de l’écrivain et dramaturge Balazs de mettre en musique le mythe de Barbe-Bleue. Mais le texte nouveau offre un nouveau regard sur une histoire qui se prête à l’énigme et au mystère. La musique du Château de Barbe-Bleue, créé en 1918, est l’une des plus évocatoires, offrant le sentiment d’une activité souterraine qui permet de multiples lectures.
Dans la vision de Balazs et de Bartok, Ariane a disparu, et c’est désormais un huit-clos à deux personnages, en un seul acte, qui confronte l’époux à l’épouse, le duc Barbe-Bleue à sa dernière épousée, Judith.
Une à une, la jeune femme ouvre chaque porte du château. Le caché est révélé. En définitive, que gagne Judith à rompre le cycle du secret et de l’enfoui ? Que veut-elle prouver en forçant l’intimité de son époux ? En exigeant d’ouvrir les sept portes, n’accomplit-elle pas plutôt l’œuvre du doute et du soupçon, c’est-à-dire la ruine du couple ?

Lire aussi notre dossier sur le mythe de Barbe-Bleue et l’opéra de Bartok.

Bartok,

le Château de Barbe-Bleue (1918)
Le 31 août à 20h.
Jusqu’à 22h58

Prima la musica
Présentation : Dominique Jameux

Concert donné le 13 juin 2006,
Théâtre du Châtelet à Paris

Opéra en version de concert
en un acte,
livret de Béla Balázs

Jessye Norman : Judith
Peter Fried : Le Duc Barbe-bleue

Concert couplé avec
Maurice
Ravel Daphnis et Chloé

Symphonie chorégraphique pour choeur et orchestre

Chefs de choeur : Didier Bouture et Geoffroy Jourdain
Choeur et Orchestre de Paris
Direction, Pierre Boulez

Mozart, Don Giovanniversions de Prague et de VienneParis : Salle Pleyel, les 28 et 29 octobre

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L’actualité de « Don Giovanni » reste permanente. Davantage que
Carmen, les dernières années ont multiplié le nombre des productions de
l’ouvrage de Mozart et Da Ponte. L’année Mozart en est certainement
responsable. Pour l’heure, prétexte à notre dossier sur l’oeuvre, sa genèse et ses enjeux,
la prochaine version défendue sur la scène de la salle Pleyel à Paris,
à la fin d’octobre, par le chef baroqueux, René Jacobs, est l’une des
plus intéressantes offres du second semestre 2006.

René Jacobs qui a renouvelé la perception du théâtre mozartien, avec ses lectures de Cosi, des Noces et plus récemment de la Clémence de Titus,
(parue au premier semestre 2006 chez Harmonia mundi), poursuit ses
relectures sur instruments d’époque, dans le style articulé et ciselé
qui le distingue désormais. Il manquait à son palmarès, « l’opéra des
opéras » : Don Giovanni, deuxième opéra que Mozart compose en
complicité avec l’écrivain Da Ponte. L’œuvre maîtresse de la scène
lyrique, qui est aussi le volet central de la Trilogie Mozart/da Ponte,
fut composé en octobre 1787 pour le Nationaltheater de Prague, avant
d’être réadapté pour le Burgtheater de Vienne au printemps 1788.

D’après
Tirso da Molina, après Molière, suivant la trame de Bertati, Da Ponte
excelle à souligner le souffle fantastique du mythe. Le séducteur
dévoré par un feu intérieur, érotique et séditieux, anticipe les
brûlures révolutionnaires qui vont bientôt s’abattre sur l’Europe des
monarchies. Caractérisation des couples protagonistes selon leur
registre respectif, entre l’héroïque « seria » et le comique « buffa »,
Jacobs s’intéresse à exprimer l’identité des individus même si, ici,
aucun des portraits ne reste figé. Entre la tragédie et le délire
parodique, tout vacille. Mozart brouille les conventions comme le fait
son héros : bouffe et héroïque, pluriel, insaisissable et inconstant,
comme le Chevalier Don Giovanni.
Si d’une première approche,
Zerlina, Masetto et Leporello appartiennent au tiers-état, si a
contrario, au sommet de la pyramide sociale, Anna, Elvira et Ottavio
incarnent les sujets « nobles » de l’histoire, Don Giovanni se délecte
à interchanger les points de vues et « inventer » de nouveaux rapports
sociaux. Le travestissement qui lui permet de prendre la place de son
valet, et réciproquement, indique la pulsion alternative et ambivalente
du héros.
Sur le plan de la forme, l’opéra suit la même diversité
inventive, dans la fulgurance et le foisonnement. Plus rien n’est
fixe car tout est appelé à changer.

Paris, salle Pleyel
Samedi 28 octobre à 20h
Dimanche 29 octobre à 17h
Don Giovanni, en version de concert
Cycle « opéra en concert ».

Avec
Johannes Weisser, don Giovanni
Lorenzo Regazzo, Leporello
Svetlana Doneva, Donna Anna
Alexandrina Pendatchanska, Donna Elvira
Werner Güra, Don Ottavio
Sunhae Im, Zerlina
Nikolay Borchev, Masetto

Le Jeune chœur de Paris
Freiburger Barockorchester,
Direction, René Jacobs

Réservations
Réservez vos places et consultez la fiche de la production sur le site de la salle Pleyel

Crédit photographique
René Jacobs, DR

Mozart, Don Giovanni (Prague, 1787. Vienne, 1788)

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Mozart à Prague. A Prague, dans la salle du Nationaltheater (aujourd’hui théâtre Tyl), au décor d’azur et d’or, la foule se presse pour entendre le dernier opéra de Mozart : Don Giovanni. Le musicien vient d’en terminer la composition en octobre 1787. L’engouement est historique et phénoménal. Pas un soir, sans une foule avide, ivre et convaincue. Et ce depuis, la première, le 29 octobre. Le triomphe est immédiat. Serait-ce que les Pragois, mieux que les Viennois, aient compris l’exaltation sidérante de la musique ? Auraient-ils saisi combien le compositeur était, sur un sujet déjà traité avant lui, d’une fulgurante vérité, et même en étroite connivence avec la vibration de l’époque ? Sous le masque du séducteur, c’est la critique d’un ordre social, la revendication d’une liberté vitale, muselée ici-bas, qui est portée sans ambages au-devant de la scène. Le Don Juan de Mozart est bien le premier révolutionnaire, tenant le haut de l’affiche. Il revendique par cet orgueil et cette superbe inconvenante, le libre choix de l’homme moderne. En lui, se précisent les fondements de la société nouvelle, celle qui fera table rase de l’Ancien Régime, celle qui enfantera les idéaux de la Révolution.

Prague idolâtre Mozart. Depuis le 11 janvier 1787, Mozart ne cesse de recevoir l’hommage de la bonne société pragoise. Ses Noces de Figaro ont suscité une première transe collective. L’opéra avait été préalablement créé en mai 1786 à Vienne, sans grande adhésion de l’audience. Le 20 janvier, il dirige ses Noces à Prague avec un éclatant succès. Il doit rentrer à Vienne, mais le contrat signé avec le directeur et l’impresario du Nationaltheater, les signori Bondini et Guardassoni, indique clairement un nouvel opéra pour Prague, avant la fin de l’année 1787.

Da Ponte, librettiste de Mozart pour les Noces, adapté d’après la pièce récente de Beaumarchais, propose au compositeur adulé, le sujet de Don Juan. L’histoire est ancienne et déjà adaptée au théâtre lyrique, comme ce Don Giovanni ou le convive de Pierre, dont le livret de Bertati a été mis en musique par Gazzaniga en 1782. Da Ponte, s’il écrit dans ses Mémoires qu’il se délecte alors de l’Enfer de Dante, n’en perd pas moins de temps pour puiser allègrement chez Bertati, quelques ficelles théâtrales, selon ses propres besoins. Molière a lui-même repris de Tirso de Molina, le sujet de son Don Juan en 1665. La pièce est un libertinage philosophique qui accuse la solitude de l’Inconstant d’autant plus caractérisé que Molière invente le personnage d’Elvire pour mieux renforcer la charge et la noirceur psychologique du héros. Bertati et même Goldoni avaient quelque peu atténué la force tragique du personnage.

Da Ponte et Mozart, lequel collabore étroitement à la conception de la dramaturgie, réinventent le mythe de Don Juan. Ils lui restituent son caractère grandiose et dérisoire, sa puissance libertaire, qui en fait non plus simplement le séducteur populaire mais un révolutionnaire, pourfendeur de l’ordre et de la tyrannie des apparences, de l’hypocrisie des bienséances. La fin du héros, lui donne sa mesure héroïque. Libre, il a vécu ; libre, il mourra. Désir et Mort s’équilibrent. Ici, en Don Giovanni, le désir, éros moteur, raille la vie et la mort. Il habite le liquidateur des normes et des conventions. Il est à lui seul, élan et vitalité, force de la libido, exultation de l’individu, arme de la trangression, de l’insoumission, de l’orgueil et du caprice élevés au rang de politiques. Don Giovanni est un politicien du désir. Il manipule, trouble et transgresse. Il créée des situations et des confrontations idéales pour le dramaturge. Le contraste étant un effet souverain sur le scène, Da Ponte développe aussi une ligne comique pour mieux renforcer le vertige tragique et fantastique de l’action. Au soir de la première, l’édition du livret indique clairement cette fusion des genres, « dramma giocoso« .

Répétitions. Le 14 octobre, Mozart qui devait présenter à Prague, comme un événement national, son nouvel opéra, dirige à nouveau, ses Noces jubilatoires. Les mondanités enfièvrées, la constitution retardée de la troupe des chanteurs de son Don Giovanni, le manque de temps, ont retardé la
création du nouveau chef-d’œuvre. La première est fixée au 24 octobre 1787. Les répétitions commencent sans attendre. Heureusement, le compositeur dispose de chanteurs remarquables. Mozart a trouvé dans la basse ténorisante, Luigi Bassi, âgé de 22 ans, un Don Giovanni idéal, passionné et acteur accompli. Le créateur de Figaro, Felice Ponziani, lui donne la réplique en Leporello : le binôme maître/valet ne trouvera pas meilleurs interprètes. Antonio Baglioni, futur créateur de Titus (dans la Clemenza di Tito de 1791), chante Don Ottavio. Heureux compositeur qui non seulement a trouvé une troupe d’excellents chanteurs, mais aussi bénéficie de cantatrices non moins expérimentées. Teresa Saporiti (Anna), Catarina Micelli (Elvira), Teresina Bondini (Zerlina) qui est l’épouse du directeur, forment de leurs côtés, l’élite des chanteuses de l’heure.

Lors de la première, Mozart dispose d’un excellent orchestre composé d’environ douze cordes et de quelques vents prodigieux. C’est essentiel quand on sait que les musiciens jouent « a primavista » les mesures de l’ouverture que le compositeur a composé la veille ou l’avant-veille de la première ! L’œuvre suscite un nouveau triomphe. Favori des Pragois, Mozart songe cependant à Vienne : « mais peut-être l’opéra sera-t-il joué à Vienne ? Je le souhaite », écrit-il le 29 octobre à son ami Gottfried von Jacquin.

Vienne dans son coeur demeure la place à vaincre et séduire. Il est vrai que le décès de Gluck, lui a fait obtenir un nouveau statut : il est de principe devenu « compositeur de la chambre royale et impériale », avec une pension de 800 florins, certes inférieure à celle de Gluck (2000 florins). Mais Salieri veille au grain, et s’assure que Mozart ne lui fasse pas trop d’ombre. Les faits donnent cependant raison au compositeur. Joseph II envisage sérieusement de donner Don Giovanni à Vienne. Mais avant, il mènera la guerre contre les turcs.

Après Prague, Vienne. Ainsi, dès avril 1788, les répétitions commencent au Burgtheater de Vienne selon la nouvelle adaptation validée par l’auteur. Un nouvel air pour le Don Ottavio de Francesco Morella (Della sua pace : moins acrobatique mais plus musical et nuancé), un duo neuf Zerlina/Masetto au II : « per queste tue manime » ). Les femmes sont plus exigentes, jalouses entre elles : l’Elvire de Caterina Cavalieri (ancienne Constanze de l’Enlèvement) obtient un nouvel air : « in quali eccessi, mi tardi… ». Plus énigmatique, la nouvelle conclusion que rédige et compose Mozart pour la scène impériale viennoise. Aucun document parvenu ne précise la fin que le musicien décida réellement après Prague. La première qui a lieu le 7 mai 1788 se déroule sans guère de réactions… ni d’enthousiasme. L’empereur s’est défilé au dernier moment : « l’opéra est divin… mais ce n’est pas un plat pour les dents de mes viennois ». Mozart lui aurait rétorqué selon le témoignage de Rochlitz : « Laissons-leur le temps de le mâcher ». Au total, les 14 représentations (davantage que les Noces) laissent à Mozart un goût plus amer que confiant. Vienne n’a pas succombé à son nouvel opéra, comme le fit Prague avec la passion exceptionnelle que l’on sait. Goethe qui assiste dès décembre 1797 aux représentations de l’œuvre à Weimar précise à Schiller : « cette œuvre est unique en son genre et la mort de Mozart ne nous permet plus de rien attendre d’analogue ». Songeant à une mise en musique de son Faust, Goethe s’exprimera ensuite en 1829, citant le Don Giovanni de Mozart comme un modèle absolu : « cette musique devrait être dans le genre de celle de Don Juan. Mozart aurait pu écrire la partition de Faust ». Ainsi était définitivement adoubé, le Mozart tragique et romantique, fantastique et visionnaire.

Une oeuvre synthétique. L’opéra de Mozart réconcilie l’art avec la nature : il fait de la pulsion, du désir librement exprimé, le trait le plus marquant de son ingéniosité. Le tragique et le comique, la farce et la tragédie se mêlent et produisent le rythme palpitant de l’élan vital. Plus précisément, l’allant giocoso bat le rythme tragique. C’est la musique qui imprime l’élan dramatique et souligne constamment la portée psychique et spirituelle de l’action. « Dramma giocoso » est la mention inscrite sur le livret de la première pragoise : Mozart renoue avec l’opéra à ses origines. Lorsque les compositeurs vénitiens, dans la suite de l’Orfeo de Claudio Monteverdi (1607) mêlaient tous les registres du comique, du tragique, du sentimental et du langoureux. Chez Mozart, le seria (Anna, Don Ottavio, Elvira) puise son irrépressible fascination vitale de la pulsion buffa (incarnée par Leporello et Zerlina). Telle est l’invention la plus marquante de Mozart. Le héros traverse tous les registres, revêt toutes les apparences : il est pluriel et polymorphe comme la vie elle-même. Il incarne les contradictions qui donnent le sens de chaque destinée individuelle. La synthèse des genres, seria et buffa atteint dans Don Giovanni, une alliance remarquable. L’écriture de Mozart jubile dans le passage des formes et des registres : il étincelle de virtuosité inventive. Travestissement et mise en abîme, fantastique et féerique, réaliste et comique, tragique et languissant donnent matière à mille cadres vocaux et instrumentaux : sérénades et symphonies, duos, trios, quatuor, sextuor et solo…

Le héros moderne. Don Giovanni illustre tous les aspects d’une vision éclatée et globale : il est l’inconstant et mieux, l’insaisissable par excellence. Il a l’intelligence de la duplicité, se montre d’une arrogance mimétique quasi diabolique : il pourfend la morale et les bienséances pour mieux dénoncer l’hypocrisie et la dérision des codes sociaux. Il oeuvre pour le jaillissement de l’individu, la libre exaltation de l’essence personnelle.

Jamais œuvre ne cibla avec autant de finesse, la profonde solitude et la vérité de la condition humaine. La fin de l’ouvrage et son obligation morale, ou fin heureuse (lieto finale) ne laisse pas cependant de nous interroger sur la véritable puissance du châtiment ultime. Jusque devant la mort et bravant le juge suprême, Don Giovanni sait rester rebelle à toute autorité, imperméable à toute abdication de ses valeurs, absent au repentir. Il ne se soumet pas. Il est maudit mais il a montré sa grandeur héroïque. Voilà qui colore l’œuvre d’une ambiguïté trouble. Le châtié est un héros. Il est moins coupable qu’admirable. Don Giovanni ne cesse de nous interroger sur la vérité de l’individu, sur les moteurs de la psyché, sur la notion d’identité, sur les valeurs qui fondent la conscience et le comportement individuel.

Don Giovanni nous offre un modèle moins méprisable, qu’humain, profondément humain. Le « dissoluto punito » est un héros moderne qui assume pleinement les choix de vie qu’il s’est choisis. Il est acteur et non sujet : actif et non soumis. Il est ce révolutionnaire qui appelle à l’explosion sociale. Contre le système inféodant tous les personnages qui l’entourent, le héros incarne la réalité de l’homme libre. En Don Giovanni, aux côtés de Goethe, il faut reconnaître un chef-d’œuvre absolu. Il s’agit bien selon l’expression consacrée, de « l’opéra des opéras ».

Cd
notre sélection discographique n’est pas exhaustive (ici 11 chefs sont cités quand la discographie disponible en compte plus de 30). Elle rend compte des enregistrements qui nous paraissent les plus convaincants.

Fritz Busch, 1936. Première version de studio. La plus fluide, la plus évidente et naturelle. L’Anna d’Ina Souez est légendaire. Emi.
Bruno Walter, 1942. La version enregistrée au Met est la plus défendable de Walter. Le Don Giovanni de Pinza est un mythe. Nuova Era.
Wilhelm Furtwängler, 1953 et 1954. Chez Rodolple puis Emi, – pour la plus récente- (avec une Schwarzkopf/Elvira, époustouflante), les versions de Furtwängler confèrent au drame mozartien sa démesure fantastique et spirituelle. Entre agilité et désespoir, comme la personnalité du chef à cette époque, la construction de la lecture reste bouleversante.
Karl Bohm, 1955. En allemand pour la réouverture de l’Opéra de Vienne, la première lecture de Bohm est de loin la plus acérée. En 1967, le chef s’est enlisé dans le plomb. Ici, Sena Jurinac (Elvire), Irmgard Seefried (Zerlina) irradient par leur mystère insondable.Cette version est une bande privée, non encore éditée par une major.
Dimitri Mitropoulos, 1956. Mitropoulos reprend la production à Salzbourg laissée vacante par Furtwängler. Sa vision personnelle, affirmée se montre déroutante autant que fascinante. Cesare Siepi (DG) et Streich (Zerlina) donnent le meilleur d’eux-mêmes. Discoreale/Replica
Carlo Maria Giulini, 1959. La version unanimement saluée par critiques et publics. La tension s’écoule de scène en scène. Le son du studio n’empêche pas l’allant naturel des récitatifs et des airs. Wächter en Don Giovanni vacille un peu, Schwarzkopf n’est plus l’Elvire qu’elle fut chez Furtwängler, mais la construction limpide et sans lourdeur de Giulini impose cette version. Emi
Herbert van Karajan, 1960. A préférer nettement à version plus lente voire pesante de 1963 (Verona). A Salzbourg, Karajan fait merveille. Nervosité et dramatisme. Schwarzkopf tire sont épingle du jeu (Elvire immortelle), Cesare Valletti (Don Ottavio) se distingue également. Leontyne Price étincelle (Anna).
Lorin Maazel, 1979. Que vaut la version discographique du film de Joseph Losey, récemment reparu dans une version remixée époustouflante (Gaumont) ? Certes la baguette défend une conception romantisée à souhait, voire épaisse mais plus acceptable que celle de Barenboim. De plus, la valeur des acteurs défend cette lecture honnête à défaut d’être totalement convaincante. Moser (Anna) tend sa voix jusqu’à la raideur hystérique ; mais Kanawa (Elvire) trouve souvent le ton juste, et Berganza (Zerlina), sans avoir le physique du rôle, reste l’atout majeur de l’enregistrement. Raimondi en Don Giovanni incarne un rôle auquel il doit sa notoriété internationale. Sans posséder la voix du séducteur, il impose une présence photogénique et dramatique indéniable. Sa prestance a réussi là où on ne l’attendait pas : il a fait de Don Giovanni un héros cinématographqiue. Sa réussite nous rappelle d’ailleurs comment il faut comprendre et recevoir l’oeuvre de Losey : un film moins un enregistrement lyrique. Van Dam en Leporello est légendaire. CBS
Bernard Haitink, 1984. Lecture homogène et équilibrée qui sans effets appuyés, restitue idéalement les couleurs et les respirations de l’orchestre de Mozart. Le Don Giovanni de Thomas Allen est des plus convaincants. Maria Ewing embrase le personnage d’Elvire. C’est l’antithèse tout aussi convaincante que Schwarzkopf. Emi
Nikolaus Harnoncourt, 1989. La révolution baroqueuse a fait de Mozart un cheval de bataille, véhicule de réussites exemplaires. Cette lecture en fait partie, avant celle d’Östamn chez l’Oiseau-Lyre. Le Concertgebouw est incroyable de finesse expressive, rompant avec le luxe viennois. Les tempos du Maestro font problème et cible une incohérence dramatique difficile à défendre parfois. Thomas Hampson brosse un Don Giovanni, racé et poli. Teldec
Arnold Östman, 1990. La version détrôna l’effet Harnoncourt, l’année précédente. Sans disposer d’un orchestre et de chanteurs dignes de leurs prédécesseurs, Östman a imposé sa vision, conforme aux dimensions et à l’esthétique de Mozart. Plus de patine romantisante ni de furia expressive, mais un allant soudain ressuscité, une rythmique fidèle à la première. Respect strict des rythmes voulus par l’auteur : « andante alla breve » plutôt qu’adagio habituel pour le début de l’ouverture, par exemple. Un Mozart dépoussiéré et rythmiquement incontestable.
A venir : la version de René Jacobs qui l’a déjà dirigée sur la scène.

Illustrations
Jean-Honoré Fragonard, portrait de fantaisie. Don Giovanni incarne l’élan vital, la pulsion érotique. Le « fa presto »(faire rapide) du peintre Fragonard capable de brosser comme ici, en seulement deux heures de temps, la vitalité et l’esprit du modèle, donne tout autant le sentiment de la fulgurance.
Goya, femmes au balcon, Leocadia. Goya, peintre de la féminitié songeuse, souligne dans Don Giovanni, l’opéra des femmes.

Monteverdi, l’Orfeo (Mantoue, 1607)Bruxelles, BozarLe 6 septembre 2006 à 20h

Jordi Savall a déjà dirigé une production du premier chef-d’œuvre de l’opéra baroque, Orfeo de Claudio Monteverdi : au Liceu de Barcelone, dans un dispositif scénique aujourd’hui disponible en dvd.
Orfeo pose sans détour les questions fondamentales de l’opéra et de la représentation scénique mise en musique : le chant et la musique peuvent-ils dévoiler la passion dévorante des hommes ? Car le héros antique s’il se montre capable d’infléchir Pluton et délivrer sa bien aimée des Enfers, se révèle étrangement incapable de maîtriser ses propres passions. Dérisoire grandeur d’un chantre génial qui échoue à devenir un homme véritable.
Sur le plan de la forme, et dans l’histoire de l’opéra, Orfeo est l’opéra des origines, créé à Mantoue le 24 février 1607. Il est aussi l’ouvrage visionnaire par lequel est inaugurée, l’histoire du genre lyrique. La production belge à l’affiche du Bozar dans le cadre du Klarafestival est pour nous l’occasion de lancer notre dossier sur Claudio Monteverdi et son premier opéra, l’Orfeo, à l’occasion des 400 ans de la création de l’Orfeo (le 24 février 2007), une création qui étant celle du premier opéra moderne, marque aussi l’avènement de l’opéra tout court.

Monteverdi, l’Orfeo
Au Bozar à Bruxelles

Le Concert des Nations,
La Capella Reial de Catalunya,
Collegium Vocale Gent
Jordi Savall, direction

Furio Zanasi, Orfeo (ténor)
Montserrat Figueras, La Musica (soprano)
Arianna Savall, Euridice (soprano)
Adriana Fernandez, Proserpina (contralto)
Sara Mingardo, La Messaggiera (mezzo)
Fulvio Bettini, Apolo (ténor)
Romina Basso, Speranza (mezzo-soprano)
Antonio Abete, Caronte (basse)
Daniele Carnovich, Plutone (basse)
Carlos Mena, Pastor (contre-ténor)
Gerd Turk, Eco (ténor)
Francesco Garrigosa, Pastor (ténor)
Ivan Garcia, Pastor (ténor)

Dans le cadre du Klara Festival
Bruxelles, Bozar, salle Henry Le Bœuf à 20h.

Lire la fiche de la production sur le site du Bozar.

Crédit photographique
Barbaro Strozzi, portrait de Claudio Monteverdi
Jordi Savall © Vico Chamla, Milano (Italie)
Alexandre Séon, Lamentation d’Orphée (Paris, Musée d’Orsay)

Claudio Monteverdi (1567-1643), l’Orfeo (1607)

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Le 24 février 2007 marque les 400 ans de la création mantouane du premier opéra de l’histoire, « l’Orfeo » de Claudio Monteverdi. Ouvrage premier et fondateur de la scène lyrique, l’Orfeo malgré son historicité, affirme une santé éclatante. Combien de nouvelles productions qui attestent de sa modernité intacte, et le place aux côtés du « Don Giovanni » de Mozart, telle une partition incontournable. En interrogeant le mythe d’Orphée, Monteverdi cible les enjeux du genre lyrique : quel sens et quelle fonction réservés au texte et à la musique : paroles et musique, forme et sujet, autant d’aspects et d’éléments de la machine lyrique, qui aujourd’hui encore, fondent sa spectaculaire réussite auprès des publics.

Le mythe d’Orphée. Monteverdi aborde à son tour, après ses contemporains Peri et Caccini, le mythe d’Orphée. Le sujet est d’autant plus fascinant pour les musiciens qu’il met en scène le pouvoir de la musique. Si Orfeo chante tout en s’accompagnant de sa lyre, la violence des sentiments qui l’anime, il incarne aussi la fragilité de la condition humaine. Deux mouvements inverses fondent le mythe : puissance irrésistible de la musique et du chant ; faillibilité du cœur humain. Si le héros infléchit dieux et destin, atteignant même le cœur de l’inflexible Pluton, il s’en montre indigne en étant possédé par les passions qui déterminent sa destinée. Le chantre de Thrace triomphe des forces et des divinités qui le dépassent, tout en étant l’impuissante victime des forces psychiques qui l’habitent et le gouvernent.
L’homme est-il condamné à souffrir ? La musique n’est-elle présente que pour lui permettre de mieux prendre conscience de cette détermination misérable ? Le théâtre lyrique n’a-t-il pas pour objet de portraiturer l’homme tragique ? Ainsi est posée l’équation d’Orphée. Dans l’histoire de la musique, Monteverdi en traitant un sujet qui est débattu par les élites, apprécié des princes, donne pour la première fois, le visage de l’opéra moderne.

De Florence à Mantoue : essor du théâtre musical. Créé pour le Duc de Mantoue, le 24 février 1607, l’Orfeo de Monteverdi est immédiatement repris par d’autres cours, attestant d’un rayonnement européen. C’est l’avènement du goût pour l’opéra italien. Le XVII ème baroque confirme la suprématie du théâtre italien comme modèle.
Vincent de Gonzague avait été subjugué par l’Euridice de Jacopo Peri et du poète Ottavio Rinuccini, représenté pour les Noces de Marie de Médicis et d’Henri IV, à Florence, en 1600. Cette favola in musica, la première dont la partition nous est parvenue intégralement, fut un premier essai vers l’opéra baroque. Le Duc Vincent demande en 1607 à son compositeur, Claudio Monteverdi, d’aborder le même sujet, dans le style musical de l’époque, un style nouveau, celui de la monodie et du recitar cantando, mi parlé mi déclamé dont l’idéal articule le texte. La musique épouse les accents dramatiques et psychologique du texte afin d’en offrir une représentation claire et éloquente. Dans la préface de son Euridice, Peri explique les enjeux de la nouvelle manière. La musique est la fille obéissante du texte.

La souveraine musique. Monteverdi et son librettiste, Alessandro Striggio, franchissent une nouvelle étape. La musique gagne un statut supérieur : pour exprimer la violence et la force exemplaire de la musique qui est le sujet central du mythe, ils mettent en avant la musique, ses effets expressifs pour insuffler au chant d’Orphée, sa puissance incantatoire. Le Prologue précise le cadre de cette approche musicale : la musique personnifiée paraît sur la scène, quand il s’agissait surtout de privilégier la place de la tragédie chez Rinuccini.
La Musica revendique la primauté : elle insuffle vie et passion. Par elle, s’exprime la vitalité spectaculaire du drame. L’intelligence avec laquelle les auteurs exploitent les moyens mis à leur disposition, les distinguent.
En tirant profit de toute la palette expressive de la musique, Monteverdi met en avant l’agitation du héros, ses drames intérieurs, ses tourments, ses pulsions et ses contradictions souterraines. Il rompt avec l’idéalisme pastoral de ses prédécesseurs. La vision philosophique et morale des artistes de Mantoue supplante par leur vérité, les démarches intellectuelles des Florentins, Peri et Caccini.
Ils ajoutent le nerf, le sang musical qui innervent le portrait désormais réaliste des personnages de la fable musicale. Orphée paraît de plus en plus seul. Au fur et à mesure de l’opéra, il éprouve chaque obstacle de la vie, non pas une expérience idéalisée mais une traversée sensible, proche de la vie, marquée par la perte, le deuil, la mort, la solitude, l’angoisse et la peur, le doute et la transgression, mais aussi le défi et selon la conclusion double de l’œuvre, l’apothéose ou la lugubre destruction.

Un opéra, deux conclusions. Le livret de la création de 1607, précise qu’ Orphée, veuf d’Eurydice, fuit les Bacchantes qui concluent l’ouvrage en une série de danses et d’hymnes à Bacchus. La partition éditée en 1609, indique que touché lui aussi par le destin d’Orphée, Apollon paraît et accueille le héros par mi les dieux. Deux fins dont on ne sait précisément laquelle fut adoptée à la création mantouane de 1607. La richesse des mythes offre à l’imagination des options diverses quant à leur interprétation. Qu’Orphée ait été in fine, victime des Bacchantes, ou qu’il soit divinisé, donne à nouveau les deux versants d’un drame fondateur : violence passionnelle insufflée par le chaos de Bacchus, ou gloire solaire affirmée par l’éclat appolinien, Orphée synthétise les deux tentations qui s’offrent au cœur humain.

Construction. L’Orfeo se déroule en cinq actes. Chaque volet est l’occasion d’exposer une idée principale, parfaitement explicite. Musicalement caractérisée selon l’idée motrice du livret de Striggio. A chaque acte, Orphée dévoile un aspect de sa personnalité.
Le premier acte précise la filiation d’Orphée avec Apollon. Ce sont les Noces éclatantes d’Orphée et d’Eurydice que bergers et nymphes fêtent en une Arcadie ressuscitée. Au deuxième acte, rupture de ton et de climat : au bonheur éperdu succède l’éclair tragique. L’annonce de la mort d’Eurydice par la Messagère. Orphée décide de retrouver aux Enfers son aimée. Le troisième acte, décrit la force morale du héros : au bord du Styx, pourtant accablé par l’Espérance, Orphée envoûte Caron (Possente Spirto), emprunte sa barque, et pénètre aux Enfers. Au quatrième acte, l’initié accomplit la traversée symbolique : il implore, supplie, infléchit par la puissance de son chant et par le pouvoir de la musique, le pouvoir des dieux (Pluton), et obtient le retour d’Eurydice. Tout s’inverse : pris de doute, il se retourne et désobéit à l’injonction qui lui avait été faite : il perd définitivement Eurydice. Au cinquième acte : Orphée s’épanche à Echo. Il renonce aux femmes, pleure son aimée, devient fou. Il est déchirée par les Bacchantes déchaînées ou accueilli en une apothéose solennelle par Apollon, son « père ».

Langue d’Orphée. Dans les deux prières adressées à Caron puis à Pluton, chacune réussissant un tour de force, Orphée exprime un point culminant du chant. Monteverdi y déploie des trésors d’invention et de maîtrise, donnant ici, les prototypes du récitatif,- accompagné ou non-, et de l’air, qui seront les deux formes emblématiques de l’opéra à venir. La lyre du poète chanteur y atteint des sommets expressifs, conférant à l’Orfeo de Monteverdi, son statut d’ouvrage fondateur. L’art du compositeur est d’autant plus élevé qu’aucune forme musicale choisie n’est superflue ; chacune au moment où elle se développe, occupe une fonction dramatique cohérente.

Discographie

Gabriel Garrido, 1996. A la tête de ses effectifs familiers, ensemble Elyma et choristes du Studio Antonio il Verso de Palerme, le chef argentin a gravé sous étiquette K617, « la » version indétrônable de l’opéra monteverdien. Latinité éruptive, continuo foisonnant et dramatique, cohérence des chanteurs, et version complète, fusionnant les options dramatiques du livret de la création (1607) avec les compléments de la partition éditée en 1609. Avec Victor Torres (Orfeo), Adriana Fernandez (Eurydice), Gloria Banditelli (la messagère), Maria Cristina Kiehr (La Musica)… 2 cd K617.

Emmanuelle Haïm, 2003. Continuiste des Arts Florissants, la claveciniste Emmanuelle Haïm qui a dirigé récemment à l’Opéra du Rhin, une intégrale des opéras de Monteverdi dont l’Orfeo, n’a guère convaincu. Certes le sens de l’articulation ici démontre une attention décuplée (excessive) à l’accentuation (qui frise souvent l’ornementation) : l’Orfeo de Ian Bostridge ourle jusqu’à la convulsion et la manièrisme hors sujet, un texte qui ne demande qu’à être projeté avec naturel. Et si cette version regardait davantage du côté des Florentins, Peri et Caccini, fidèles serviteurs du texte et de la prosodie? Haïm manque de nerf et de progression d’ensemble. La vision des auteurs mantouans lui échappe. En soignant le détail au détriment de la tension générale, son Orfeo paraît plus sophistiqué que vrai. L’emploi des chanteurs d’opéra, telle Natalie Dessay dans le rôle de La Musica étonne mais il sert la même vision : plus vocale que vraiment dramatique. 2 cd Virgin Veritas.

Nikolaus Harnoncourt, 1968. Cathy Berberian (Messaggeria et Speranza), Max van Egmond (Apollon), Lajos Kosma (Orfeo), Jacques Villisech (Plutone) insufflent à la partition de Monteverdi une vocalità qui reste continument humaine. Le regard incisif du maestro Harnoncourt découpe avec un trait acéré chaque tableau de la tragédie d’Orphée. L’attention portée à la caractérisation du continuo reste exemplaire. Cett version est inclassable, en dévoilant la modernité originelle de la partition, elle appartient à l’histoire du mouvement baroqueux et de l’histoire du disque. 2 cd Teldec.

DVD
Jordi Savall, 2002
Sur la scène du Liceu de Barcelone, maestro Savall en manteau mantouan (comme celui que portait Claudio lui-même) dirige ses troupes au geste souple, au chant affûté. Affaire de famille: sa fille Arianna est Euridice; son épouse, Montserrat Figueras, Musica. Lecture sage et même classique, voire érudite, comme l’explique le metteur en scène Gilbert Deflo dans le film documentaire complémentaire. Le fond de scène parcouru de miroirs cite la salle des miroirs du Palais Ducal de Mantoue où fut représenté en 1607 l’opéra de Monteverdi. Le miroir invite à interroger le sens des images, surtout pénétrer le masque des apparences… retrouver le fil d’un itinéraire initiatique visant à ressusciter la culture et le théâtre antique grec. Sans posséder la fureur latine de l’argentin Garrido (cf. cd édité chez K617: notre référence audio), Savall convainc pas quelques tableaux idéalement réussis: Caron (inflexible Antonio Abete) et sa barque, Orfeo (fervent Furio Zanassi) implorant aux dieux. Surtout, Sara Mingardo, inoubliable Messageria, annonçant la morsure du serpent et la mot d’Euridice… En outre, la captation filmique est soignée, rompant l’ennuyeuse frontalité des plans, serrant le cadrage quand l’expression l’impose (1 dvd Opus Arte).

Illustrations
Alexandre Séon (1855-1917), Lamentation d’Orphée (Paris, Musée d’Orsay)
François Pérrier : Apolon musicien charme les divinités de l’Olympe (DR)

Festival de musique de chambre de Beaulieu-sur-Mer Saint-Jean-Cap-Ferrat. Saint-Jean-Cap-Ferrat (06). Eglise anglicane. Concert de clôture : Frank, Chausson, le 11 août 2006

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Superbe concert conclusif : abordant deux partitions majeures de la littérature française de musique de chambre, les jeunes instrumentistes de cette soirée finale, ont exprimé en donnant le meilleur d’eux-mêmes, le lyrisme enflammé, tour à tour sombre et lumineux, exaspéré et contenu, d’une mordante amertume et d’un souffle avide d’espérance, de Chausson et de Franck. Programme ambitieux, le dernier concert de musique de chambre du Festival de Beaulieu-sur-Mer Saint-Jean-Cap-Ferrat a ouvert des perspectives plus que stimulantes pour les spectateurs mélomanes : il a souligné l’extraordinaire qualité de deux partitions pourtant absentes des salles de concerts, la virtuosité habitée, l’exaltation humaine de jeunes instrumentistes, visiblement ravis de jouer ensemble. La fascination du Festival tient à cette nuance qui scelle sa singularité : l’endurance de jeunes virtuoses, déjà professionnels, ou à l’amorce d’une carrière à venir, heureux d’éprouver ici le plaisir d’un jeu partagé, entre musiciens, avec le public.
Beaulieu et Saint-Jean accueillent un festival à la jeunesse sincère et généreuse qui offre une alliance de talents dont la complicité qui s’accomplit sur scène, se révèle jubilatoire. On rêve souvent d’entendre une telle émotion née de la complicité et du plaisir. Le rêve devient ici réalité. Le Festival l’a démontré cette année encore : pépinière de jeunes prodiges, scène vivante où l’on mesure le risque et la rencontre, découverte d’œuvres méconnues ou inédites. Les défis sont tous relevés avec maestria.
Quelques exemples ? Un Mendelssohn inespéré – né de la rencontre tout aussi stimulante du Quatuor de Crémone et de l’ensemble Syntonia-, un Chopin tout autant fulgurant –produit par la symbiose qui a jailli naturellement entre la pianiste Hortense Cartier-Bresson et l’ensemble Syntonia-.

Nouvel accomplissement indiscutable ce soir.
Duo de rêve, sur le plan de l’écoute réciproque et de l’harmonie secrète, Pierre Fouchenneret (violon) et Julien Gernary (piano) tout d’abord, dans la sonate pour violon et piano de Franck. Franck est bien le maître de Chausson, mais il a composé sa sonate après le trio de son élève, à l’été 1886. La sonate qui fit une impression indélébile jusqu’à l’obsession dans l’esprit perméable de Proust, lequel la ressuscita dans sa prose sous le titre désormais fameux de « sonate de Vinteuil », déroule son ivresse envoûtante grâce à l’archet facétieux et murmuré de Pierre Fouchenneret. Un tempérament de feu, capable d’embraser l’air environnant de l’église, auprès duquel se glisse l’agilité presque amoureuse de son complice au clavier, Julien Gernay. Le silence est tombé sur un public médusé, captivé par l’effusion subtile des phrasés, l’art arachnéen du prodigieux violoniste. On sombre au cœur du lyrisme le plus tendre, sans jamais défaillir : les deux musiciens ont du style, ni trop démonstratif ni jamais vulgaire. Ils gardent résolument la mesure parfaite, cet équilibre entre expression et grâce, qui chante la profondeur d’une légèreté qui n’est qu’apparente. L’aérien le dispute au suggestif. Les interprètes décochent une palette de nuances irrésistibles.

Au duo préliminaire, d’une complicité idéale, a suivi un ensemble d’une égale tenue. Un trio opérant une semblable entente harmonique, en phase de maturité et d’équilibre sonore, dans le trio de Chausson : les musiciens du trio Ernest Chausson,  surprennent par leur intensité de jeu, l’accord trouvé entre les parties, les subtilités de lectures quant aux climats et à l’enchaînement des rythmes et des caractères. Ils ont d’autant plus d’aise à servir le trio de Chausson qu’ils viennent d’enregistrer l’œuvre (disque à venir chez Longdistance, annoncé en septembre 2006, couplé avec le trio de Ravel).

Mais aux regards complices, d’une admirable connivence, en particulier entre les cordes, Philippe Talec (violon) et Antoine Landowski (violoncelle), correspond la recherche constante de l’intensité et de l’hédonisme du son. Cette vitalité à l’œuvre, palpitante en maints épisodes, donne relief aux sentiments mêlés d’amertume et d’abandon, de lyrisme et d’ardeur conquérante. Première œuvre importante dans le catalogue du compositeur (1881), qui précède Le Concert (1890/91), puis les deux quatuors (pour piano, 1897 ; à cordes, 1898), le trio de Chausson exulte littéralement par la fougue et l’entrain des interprètes ; non pas une fougue aveugle et agressive, mais l’expression d’une énergie et d’une conscience canalisée par l’art de la subtilité, de l’élégance et de la nuance. Le piano de Boris de Larochelambert apporte à cette indéniable réussite, sa sensibilité complice : toucher évocatoire, ici pictural, associant la lisibilité de la ligne mélodique à la richesse des climats harmoniques. L’écoute pratiquée de façon permanente entre chaque instrumentiste fait du trio un prodige de conversation musicale, une entente à trois. D’un bout à l’autre, l’instinct gagne en profondeur et en fluidité. Investi, vécu, palpitant, toujours juste et jamais emphatique, voilà un trio pleinement assumé, qui parle à l’oreille, enivre l’âme, touche le cœur.

Portés par l’enthousiasme du public, les instrumentistes se sont rejoints dans la Sicilienne du Concert de Chausson, en guise de « surprise » et d’offrande ultime : une partition impromptue dans laquelle, aux deux violons précédemment entendus (Pierre Fouchenneret et Philippe Tallec), un troisième les rejoignait, Julien Gernary qui laissait le clavier pour l’archet.

Jeunesse, tempérament, risques.Le festival d’Antoine Landowski gagne peu à peu en excellence et en pertinence. Rares, les festivals relevant autant de défis. Pour nous, il s’agit bien d’une confirmation : voici un festival trop méconnu, à suivre et à ne pas manquer. Les festivaliers et les mélomanes fidélisés qui l’ont repéré, ne s’y sont pas trompés. Ils ont bien conscience d’assister chaque année aux rendez-vous de la rencontre, de la découverte et de l’engagement. Un nouveau Prades est en train de s’affirmer. Ce festival deviendra grand et incontournable : il est ce « Prades sur la Riviera » dont nous parlions dès août 2005. Il sait chaque année défendre ce climat de complicité et cet esprit de famille qui désormais la singularisent et le rendent inestimable dans l’arène pourtant foisonnante des festivals de l’été.

Festival de musique de chambre de Beaulieu-sur-mer Saint-Jean-Cap-Ferrat, le 11 août 2006.  César Frank (1822-1890) :Sonate pour violon et piano en la majeur (1886). Ernest Chausson (1855-1899) :Trio avec piano en sol mineur Op. 3 (1881). Pierre Fouchenneret, violon. Julien Gernay, piano. Trio Ernest Chausson : Philippe Talec, violon. Antoine Landowski, violoncelle. Boris de Larochelambert, piano.

Crédits photographiques :
© Jeanne Brost 2006
Le Trio Chausson en répétition
Pierre Fouchenneret (violon) et Julien Gernay (piano)
Tableau final : tous les musiciens saluent après avoir joué deux fois, la Sicilienne extraite du Concert d’Ernest Chausson.

Dimitri Chostakovitch (1906-1975)

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Art et politique. Musique et pouvoir. Le débat est régulièrement
relancé au hasard du calendrier des événements et des célébrations. Le
cas des musiciens qui ont été témoins ou ont survécu à la Seconde
Guerre Mondiale : Richard Strauss, Wilhelm Furtwängler, Ernst Von
Dohnayi, est à ce titre représentatif. Il appartiendrait aux
compositeurs du XX ème siècle, de répondre devant l’histoire, de leurs
actes et déclarations aux heures les plus sombres du siècle passé. Etre
un compositeur célèbre et reconnu rend comptable de ses faits et gestes
vis-à-vis du pouvoir en place.
Pas un qui, selon les procès
multiples et souvent la réhabilitation légitime qui a clos leur
dossier, n’ait été dépassé finalement par la cause et la problématique
philosophique et politique qu’il a suscité. Si l’on brouille a
posteriori les relations de Chostakovitch avec les régimes, surtout,
les personnalités officielles qu’il a cotoyées directement ou
indirectement, la consultation des documents et archives aujourd’hui
permet in fine d’avoir une vision clarifiée de ses positions en
direction du pouvoir central soviétique. Le centenaire de sa naissance,
– Chostakovitch est né en 1906-, pose sans en dénouer les
inextricables enjeux, les relations du compositeur avec le régime
soviétique. Chostakovitch et Lénine, puis Staline, une équation qui
conserve son acuité polémique et revêt au moment du centenaire 2006,
une brûlante acuité. D’autant qu’à partir des années 1960, après la
mort de Staline, Chostakovitch semble gravir un à un, tous les échelons
de la hiérarchie de l’appareil soviétique. Il fut un musicien certes
« officiel », en particulier après la mort de Staline (1953). Il fut
surtout, essentiellement lucide, éprouvant un sentiment de compassion
fraternelle pour toutes les victimes de la guerre et de l’ opression
politique. Tentons de démêler les multiples liens d’un dossier
complexe, et identifions l’itinéraire véridique d’un homme confronté à
l’horreur et à la barbarie, hanté par l’idée de la mort et de la
destruction finale du genre humain.

« Fidèle du Parti » ainsi
est présenté Chostakovitch à sa mort en 1975. Le musicien qui a
« servi » les représentants les plus importants du système soviétique,
de Lénine à Staline, de Khrouchtchev à Brejnev, donne une autre version
de ses positions intimes. En miroir avec les événements vécus par
l’homme, ce sont les œuvres du compositeur qui semblent révéler in fine
les convictions profondes d’un être, plus tourmenté qu’engagé, moins
courageux et militant qu’on veut souvent le dire.
La cause du
problème est identique à celle du dossier Wilhelm Furtwängler.
Chostakovitch n’a jamais désiré quitter le sol russe. Préférant à
l’exil assumé, a contrario de Prokofiev et de Stravinsky, la permanence
d’une fonction officielle ouvertement défendue. Furtwängler fit de
même, restant en Allemagne, se conformant parfois de façon équivoque
avec le régime de la barbarie nazie.

Un génie musicien qui dérangeait la dictature
Considéré
contradictoirement, en Occident, comme un musicien à la solde de
l’esthétique soviétique, « servile » et soumis, Chostakovitch fut loin,
dans son pays, d’être célébré et accepté par ses oeuvres. Il fut au
contraire, un auteur jugé dangereux que le Pouvoir en particulier à
l’époque de Staline, et tenu bonne distance de la célébrité et du
confort, pour mieux contrôler un style et une écriture justement
imprévisible donc incontrôlable. Le compositeur nous laisse une oeuvre
en miroir de sa personnalité : certes complaisant en façade mais lucide
et cynique dont les propos dissimulés brossent en définitive une
résistance au pouvoir totalitaire et au régime de la terreur. Il est du
côté des victimes et des oppprimés et le laisse deviner en filigrane
dans sa musique.
Contrairement à ce qui a été dit, il a été une
proie de la censure permanente, et à ce titre se sentait inquiété, aux
bords de la condamnation de l’exil.

Les Deuxième (en hommage à la Révolution), Troisième symphonie, dite « Premier Mai », les ballets « Age d’or » ou « le Boulon »
sont d’un premier regard, des offrandes à la propagande officielle.
Avec la reconnaissance de son talent, le compositeur officiel gagne un
semblant d’autonomie, une indépendance factice qui va lui jouer des
tours. Ses oeuvres lyriques en auront fait les frais. Le « Nez » d’après Gogol (1930) est retiré de l’affiche un an après sa création. Puis « Lady Macbeth »
qui depuis sa création en 1934, connaît un engouement immédiat, subit
les foudres de Staline qui assiste au spectacle le 26 janvier 1936.
C’est le premier scandale dans son oeuvre : un arrêt sans appel qui le
frappe d’une interdiction de poursuivre dans la voie esthétique qu’il a
choisi. « Anti-populaire », l’auteur écrit de la musique confuse et
chaotique dont la musique pornographique, d’un « formalisme
petit-bourgeois » est en contradiction avec l’idéal du réalisme
socialiste. Nul doute que s’il n’avait pas obtempéré, il aurait été
déporté et placé dans un goulag. Ainsi la fin des années 1930, est-elle
occupée à se refaire une image de bon artisan communiste : musiques de
films, Cinquième Symphonie, surtout Septième Symphonie dite
« Léningrad », 1942, qui exprime le chant de victoire, (non dénué de
souffrance et de deuil : Chostakovitch tempère l’hymne patriotique en
écrivant aussi, surtout, un ample lamento pour les victimes
innombrables sacrifiées sur le champs de bataille), d’une nation
soumise à l’invasion hitlérienne. La période de grâce ne dure pas
longtemps. Staline initie une nouvelle vague de répression culturelle,
en 1948, et Chostakovitch apparaît en tête de la liste des compositeurs
« formalistes » et « petits bourgeois », avec Prokofiev et Khatchatourian.
C’est l’époque où dans la dissimulation, il écrit la cantate Rayok
(1948) où il raille le dictateur Staline et son ministre de la culture
Jdanov : tenue secrête, l’oeuvre ne sera créée qu’en 1987 aux USA.
Le
pouvoir Stalinien qui aime brider tout auteur de talent dont le génie
menace, exige une amende honorable en publique qui est une véritable
humiliation. Chostakovitch doit remercier le Parti de lui indiquer la
voie de la vérité, celle juste d’un réalisme proche du peuple. Et pour
mieux mâter l’artiste dangereux, il est renvoyé des conservatoire de
Moscou et de Léningrad. Son quotidien est terrifiant : il vit dans la
terreur, et la menace d’être inquiété. Sans compter, qu’il n’a pas
forcément les moyens de subvenir à sa faim ni un à confort décent. Pour
être tranquille que ne ferait-on pas…? Les intrigues et le climat de
dénonciation aidant, Chostokovitch ira même jusqu’à s’inscrire au Parti
en 1960, il signera une lettre publiée dans la Pravda contre le
« dissident » Andreï Sakharov, un acte de dénonciation qu’il ne se
pardonnera jamais. Homme brisé dont la résistance vaine a pu se
maintenir cependant par un style et une écriture marqués par le double
sens, Chostakovitch doit à son génie musical de s’être sorti
partiellement de l’horreur de la tyrannie. Oeuvre ouvertement séditeuse
dans un pays officiellement antisémite, sa Symphonie n°13, dite
Babi Yar en mémoire du massacre des juifs par les Nazis à Kiev, révèle
le fonds humaniste d’une oeuvre qui a du lutter à armes inégales, avec
le pouvoir et l’autorité de la Terreur.

L’adolescence et la découverte des modernes.
Lorsqu’éclatent les événements révolutionnaires de 1917, Chostakovitch
a 11 ans. L’adolescent est donc le témoin de l’abdication du Tsar (2
mars), de la prise de pouvoir de Lénine (avril). Il assiste à la lente
organisation du système socialiste et partage le formidable espoir que
la nouvelle ère politique suscite : tout une civilisation renouvelée
semble surgir, offrant pour chacun, des perspectives d’épanouissement
et des conditions de vie meilleure. Certains artistes quittent un pays
soumis aux mouvements populaires. D’autres, comme le jeune
Chostakovitch désirent participer à cette construction prometteuse :
ils en écriront le journal continu. C’est le moment où Rachmaninov
quitte la Russie. Installé à Moscou (1918), le gouvernement
révolutionnaire de Lénine doit mater une fronde contre-révolutionnaire
qui sera finalement vaincue par l’armée rouge en 1920. Prokofiev quitte
à son tour la Russie.

Le jeune Chostakovitch entre alors au conservatoire de
Saint-Pétersbourg. Il fait ses premiers pas en accompagnant au piano
des projections de films muets et devient le responsable de la musique
au théâtre des Jeunes Travailleurs de Leningrad. Il découvre les
courants artistiques les plus novateurs, portés par les créateurs en
vue : le poète Maïakovski, le scénographe Meyerhold, le peintre
Rodchenko. Les événements se précipitent. La Russie Bolchévique est
créée en 1922, l’année où Strauss, Hofmannsthal et Reinhardt créent le
festival de théâtre et de musique de Salzbourg. En 1924, Lénine meurt.
Staline lui succède. A Petrograd, rebaptisée Leningrad, le jeune
Chostakovitch qui a 20 ans, découvre les œuvres majeures de la
modernité, dont Wozzek (1925) d’Alban Berg, joué en 1926. L’œuvre ne
sera créée à Paris qu’après 1950 ! Chostakovitch assiste médusé à
l’ensemble des représentations. C’est l’heure du premier triomphe qui
impose sur la scène internationale, un jeune compositeur : sa Première
Symphonie suscite un enthousiasme unanime, que confirme son opéra Le
nez d’après Gogol (1930), également créé à Leningrad (théâtre Mali).
L’oeuvre est d’une liberté radicale. Elle porte ce vent avant-gardiste
novateur qui est en connexion avec les mouvements sociaux. Pourtant,
les associations prolétariennes puis les unités centralisées se
montreront peu ouvertes au travail des musiciens. Les sentences
édictées par la suite à l’encontre des oeuvres musicales se révèleront
même d’une étroitesse intolérante. Chostakovitch ne fera pas l’économie
de très sévères critiques vis-à-vis de son style et des sujets traités.
Bon nombre de ses compositions à venir seront jugées « anti-peuple » et
d’un formalisme contraire à la propagande réaliste du communisme
officiel, en particulier sous Staline. Avant Le Nez, en 1929, le
compositeur a écrit sa première musique de film, pour la nouvelle
Babylone de Kosintsev. Prélude à une longue série d’œuvres de
circonstance qui approche les 40 opus, souvent pour des films plutôt
médiocres.

Essor du système soviétique. C’est
alors qu’en 1932, le pouvoir centralisé radicalise le contrôle des
campagnes, de l’économie, de la culture. Les anciennes associations
prolétaires sont dissoutes (23 avril) et remplacées par une multitude
d’unions professionnelles centralisées téléprogrammées par le pouvoir.
Chacune suivront rigoureusement les canons nouvellement édictés par
Gorki, instituant ce « réalisme socialiste », qui est la nouvelle
religion culturelle. Ainsi par décret, l’ancienne association des
musiciens est remplacée par l’Union des compositeurs, une nouvelle
vitrine censée regroupée l’élite des meilleurs créateurs issus de la
culture révolutionnaire soviétique. Désormais la création culturelle et
intellectuelle est muselée, scrupuleusement soumise au diktat de Moscou.
Le
Nez suscite, comme bon nombres d’oeuvres futures du compositeur, de
virulentes critiques de la presse prolétarienne qui reproche la liberté
de ton et les digressions du sujet qui ne respectent pas les
préoccupations centrales des travailleurs. En 1931, l’ouvrage est
retiré de l’affiche. Il ne reparaîtra qu’en 1974.
Dès lors, qui veut
vivre de son art, doit passer par la validation permanente de
l’autorité : souscrire à l’idéal soviétique, c’est pouvoir être publié,
joué, reconnu et célébré. Chaque union adresse régulièrement une liste
de ses membres à la police. Le système fonctionnera ainsi plus de 50
ans. En 1934, les écrivains se voit définir les nouvelles règles de la
pensée soviétique lors d’un Congrès officiel : l’esthétisme et la
propagande officielle y sont définis scrupuleusement. Ainsi est édicté
les canons du réalisme socialiste. La musique, plus abstraite, n’a pas
autant muselée. L’opéra qui s’appuie sur un livret, proche du théâtre,
est également étroitement contrôlé.

Le cas « Lady Macbeth » et l’ironie triomphante du symphoniste. En
1934, Chostakovitch achève la composition de son opéra, « Lady Macbeth
de Mzensk » qui est créé au théâtre Mali, le 22 janvier. L’ouvrage
pourtant critique, violent, d’une liberté explicitement audacieuse, est
jouée sans obstacle… pendant deux années, comptant plus de 150
représentations. Jusqu’à la représentation au Bolchoï à Moscou, le 26
janvier 1936 à laquelle assiste Staline. Le dictateur qui connaît le
succès du compositeur, a voulu écouter ce drame qui met en scène
l’assassinat d’un tyran domestique, empoisonné par son épouse. Staline
quitte la salle avant la fin de l’oeuvre. Le lendemain, un article
brutal, publié dans la Pravda, intitulé « le chaos en guise de musique »,
accable la musique du compositeur : trop formaliste et anti-populaire.
Des rumeurs indiquent que c’est Staline lui-même qui aurait rédigé le
texte. L’opéra, hier applaudi, devient méprisable et honteux : son
formalisme bourgeois, néo occidental heurte l’idéal prolétaire du
régime soviétique. Il est retiré de l’affiche. Chostakovitch est devenu
« un ennemi du peuple », et la cible potentielle d’une arrestation.
Muselé et humilié, le compositeur meurtri n’écrira plus d’opéra. Il
préfère désormais s’exprimer dans la matière libre et foisonnante,
moins contrôlable car plus abstraite, de la symphonie et du quatuor. Il
préférera reporter la création de sa Quatrième Symphonie, finalement
jouée après la mort de Staline, en 1961. En 1937, Chostakovitch crée sa
Cinquième symphonie à Léningrad. La partition intitulée par son auteur
« réponse d’un compositeur soviétique aux justes critiques », est
ressentie comme un mea culpa, l’expression assumée d’un artiste
désireux de rentrer dans le rang. De fait, le succès de l’oeuvre marque
une sorte de retour en grâce. Chostakovitch devient aussi professeur au
conservatoire. L’année suivante, 1938, est achevé son premier quatuor.
En 1939, le compositeur s’est fait une spécialité de la critique
déguisée : sous un réalisme de bon aloi, sarcasmes, ironie, parodie
alimentent une inspiration lucide qui ne cache pas, pour les oreilles
initiées, ses positions virulentes contre la barbarie ambiante : le
finale de sa Sixième symphonie le démontre clairement. L’année suivante
(1940), Chostakovitch réorchestre l’opéra de Moussorsgki, Boris
Godounov et obtient le prix Staline pour son Quintette. La guerre avec
l’Allemagne fasciste est déclarée : le siège de Leningrad débute en
1941. Il durera deux années, jusqu’en 1943 . Chostakovitch créé deux
monuments symphoniques qui peuvent être considérés comme les pages d’un
journal intime narrant les événements tragiques de l’heure : la
Septième symphonie (1941) s’imposera comme le chant triomphal de la
lutte contre l’hydre nazi, et la Huitième Symphonie, créée à Moscou en
1943, le manifeste d’une nation victorieuse confrontée à l’horreur de
la guerre.

Le choc de 1948. Le contrôle du pouvoir se
durcit encore. 1948 marque un tournant décisif. Un décret rédigé par
Staline et Jdanov, élit les partitions autorisées et celles qui sont
interdites. Bon nombre de compositeurs sont ainsi censurés : Prokofiev,
Khatchaturian, Miaskovski et bien sûr, Chostakovitch qui voit son
catalogue officiel de Symphonies réduit à 3 opus (les n°1,5 et 7) quand
il en a composé déjà 9 !
La plupart des auteurs sont accusés de
produire des œuvres musicalement inaccessibles et méprisantes pour le
peuple des travailleurs. Chostakovitch devient un élément haïssable.
Retour aux années d’isolément et d’humiliation. Son exil ne s’atténuera
réellement qu’avec la mort de Staline, en 1953, le même jour que
Prokofiev. La plupart de ses œuvres ne seront alors créées au rejouées
(comme Lady Macbeth) qu’après le décès du dictateur.
Le compositeur
de plus en plus vissé et accablé par le pouvoir, lit des discours
prémâchés qui lui permettront de faire profil bas. Dos rond, il ne peut
cependant s’empêcher de composer plusieurs partitions ouvertement
séditieuses, à l’endroit des responsables de cette tyrannie culturelle
et intellectuelle : sa cantate Rayok, par exemple, ridiculise Staline.
Mais là encore, l’auteur prend soin de la garder dans un placard.
L’oppression stalinienne semble ne connaître ni de fin ni d’atténuation.

Après la mort de Staline (1953)
,
Chostakovitch accède à des fonctions officielles. Auparavant pour
exorciser la pression et les tensions passées, il compose sa Dixième
symphonie dont le Scherzo brosse le portrait critique du dictateur
décédé. Le compositeur règle ses comptes sous le masque musical. En
1957, il devient membre de l’Union des compositeurs. A Paris, en 1958,
il enregistre ses concertos pour piano avec l’Orchestre national. André
Cluytens enregistre en sa présence, sa Symphonie « 1905 ». En 1960, il
intègre le parti communiste de l’Union Soviétique et compose son
Quatuor n°8. La forme du Quatuor s’affirme : les quinze opus formeront
un journal intime d’une expression fulgurante et intime. C’est le
miroir continu des dernières années, les plus intenses, dont l’essence
recueille les fruits de la réflexion sur une vie marquée par
l’oppression et la dénégation critique. En 1961, sa Symphonie n°12 est
dédiée « à la mémoire de Lénine ». Son ascension au sein de l’appareil
politique se poursuit encore en 1962 où il est député du Soviet
suprême. Les convictions humanistes du musicien se précisent et même
s’affichent sans ambages : la Treizième symphonie qui dénonce le
massacre perpétré contre les Juifs à Babi Yar suscite de vives
réactions de la part d’un régime majoritairement antisémite. Lady
Macbeth est reprise dans une version modifiée qui porte un nouveau
titre : « Katerina Ismaïlova ». Chostakovitch rencontre Britten avec
lequel il se lie d’amitié. La Symphonie n°14 (1969) sera d’ailleurs
dédiée au compositeur britannique.

L’œuvre comme rébus. Le dernier Chostakovitch indique une volonté de repli et l’affection pour les formes énigmatiques. A
ce titre l’équation « DSCH » est un rébus et une signature. La
Symphonie n°10 opus 93, écrite après la mort de Staline est une œuvre
emblématique de l’engagement résistant du musicien contre l’idiotie,
l’arbitraire et l’hypocrisie d’un pouvoir arbitraire. Son fameux
emblème « DSCH », composé de l’initiale de son prénom (D) et des trois
premières lettres de son nom (SCH), fonctionne comme la signature
musicale de BACH : un rébus personnel dont la correspondance musicale
particulièrement tendue,- en résonance avec la violonce de son époque-,
produit un énoncé sonore qui a valeur de chant de lucidité. Ainsi le
motif paraît plus de quarante fois dans les deux derniers mouvements de
la symphonie. L’emblème qui porte le message spirituel de toute une
vie, reparaît quelques années plus tard, en 1960, avec davantage de
force, dans le Quatuor n°8. C’est l’année du bombardement de Dresde par
l’armée anglo-américaine. Comme beaucoup d’œuvres intenses et
violemment dramatiques, le Quatuor et sa série de motifs répétitifs
voire obsessionnels, est instrumentalisé par le Pouvoir qui en fait un
hymne en hommage aux victimes de la guerre et de l’ordre fasciste.
La
publication des lettres du compositeur qui s’explique sur le sens
profond de son Quatuor, a révélé la part autobiographique de la
musique : Chostakovitch, au fil des cinq mouvements qui composent le
Quatuor, dénonce l’hypocrisie et le mensonge du pouvoir soviétique, en
particulier à l’égard des juifs, ouvertement massacrés par les
fascistes. Il y scelle le pouvoir libérateur de la seule musique,
capable d’absorber et d’assumer les événements les plus horribles de
l’histoire. Hier, témoin des scandales historiques,
chroniqueur-symphoniste engagé, Chostakovitch amoindri car il est
malade, édifie une oeuvre nouvelle, spirituelle et philosophique qui
offre pour testament, la comptabilité réfléchie des crimes contre
l’humanité. Dans sa musique, souffle une vision fraternelle,
synthétique, à peine apaisée. La berceuse qui conclue le cycle, a
valeur d’invitation salvatrice : opérer un regard réparateur sur un
monde détruit grâce au rythme de la musique.

L’artiste lucide contre le despotisme. La musique intérieure contre la barbarie de notre monde.
Peu à peu, l’opposition du compositeur contre un pouvoir omnipotent qui
au nom d’un idéal inaccessible demande toujours plus de sacrifices, se
précise. En particulier dans ses cycles de mélodies : au total huit
cycles, regroupant près de 54 mélodies. Amertume, cynisme, aigreur et
tensions, inquiétude et pessimisme marquent une œuvre façonnée par la
censure, mais aussi par la présence de la mort et de la fin.
Dans la
sonate pour alto et piano, oeuvre testament composée en 1975,
Chostakovitch qui meurt la même année, le 9 août à Moscou, se tourne du
côté de Beethoven, en particulier vers le compositeur de la sonate au
clair de lune. Dernier mouvement de la pensée d’un homme usé, en proie
aux forces souterraines de la nuit et de l’extinction. La musique comme toujours compose le plus mystérieux commentaire aux événements qui nous échappent.
Nul
doute que le sentiment tragique qui traverse l’oeuvre, lui confère sa
justesse et sa légitimité : Chostakovitch semble exprimer les terreurs
et la barbarie d’une époque terrifiante. Il se range peu à peu du côté
de la nation souffrante, de l’homme dépossédé et trahi. L’artiste
assiste comme d’autres citoyens soviétiques aux arrestations, aux
déportations, aux condamnations masquées. Sombre et taciturne, il
compose pour s’abstraire des drames incontournables, tout en les
dénonçant. Pourrons-nous un jour en décrypter la profonde vérité, sans
tomber dans les pièges et les artifices de la recherche anecdotique et
opportuniste ? L’oeuvre édifiée prend valeur de miroir d’une époque
particulièrement tourmentée, prise sous l’étau des régimes extrêmistes
les plus radicaux, et les plus homicides. Le climat de Chotakovitch,
sombre et grave, amer et crépusculaire, dénonce les dérives d’un siècle
marqué par la guerre. L’année du centenaire de la naissance tout en
soulignant la grandeur de l’artiste, témoin immergé dans son époque,
nous conduit aussi à nous interroger sur le pouvoir de la musique. La
lucidité du compositeur a dévoilé la barbarie, la violence,
l’intolérance. Autant de thèmes qui au début du XXI ème siècle, n’ont
hélas rien perdu de leur actualité.

Dates clés

12 mai 1926,

création de la Symphonie n°1 à Léningrad. Le compositeur de 20 ans est immédiatement célèbre

28 janvier 1936
,
au
travers d’un article paru dans la Pravda qui démonte la réussite de
l’opéra « Lady Macbeth de Mzensk, Staline fustige Chostakovitch. Le
compositeur devient « anti-peuple ».

21 novembre 1937
,
composition de la Symphonie n°5 par laquelle le compositeur fait amende honorable et retourne en grâce

5 mars 1942
,
création
de la Symphonie n°7 « Léningrad ». Le 19 juillet, l’oeuvre dirigée par
Toscanini est diffusée à la radio et écoutée par des millions de
personnes.

10 février 1948
,
Le rapport Jdanov jette un nouvel anathème contre les oeuvres « formalistes » de Chostakovitch

1971
,
Composition de la dernière Symphonie, n°15.

9 août 1975
,
décès à Moscou. Les funérailles ont lieu le 14 août.


Approfondir

Nouvelle édition des œuvres complètes. Informations : association internationale Dimitri Chostakovitch à Paris La Défense. http://www.devinci.fr/chostakovitch. Tél.: 00 33 (0)1. 41.16.76.21.

DSCH Journal. Site en anglais. http://www.dschjournal.com

Bibliographie
Dimitri Chostakovitch, « Lettres à un ami. Correspondance avec Isaac Glikman ». Albin Michel, 1994.
Gustave Minoz, « Guide des quatuors à cordes de Dimitri Chostakovitch ». Lacour éditeur, Nîmes, 1999.
Grégoire
Tosser, « les dernières œuvres de Dimitri Chostakovitch. Une esthétique
musicale de la mort » (1969-1975). L’Harmattan, 2000.
Liouba Bouscant, « Les quatuors à cordes de Chostakovitch. Pour une esthétique du sujet ». L’Harmattan, 2003.

Crédits photographiques : DR

Claudio Monteverdi (1567-1643)

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Le 24 février 1607 était créé le premier opéra réellement moderne de l’histoire : l’Orfeo de Claudio Monteverdi, compositeur à la Cour du Prince Gonzague de Mantoue. La date est d’autant plus essentielle dans l’histoire de la musique, qu’incarnant un premier chef-d’œuvre de l’esthétique baroque, elle inaugure la naissance du théâtre lyrique, l’avènement de l’opéra. Le 24 février 2007 marque donc les 400 ans d’un genre maintes fois critiqué, assassiné, enterré. Or, l’opéra n’a jamais tant suscité passions et enthousiasmes auprès des publics fidélisés : jamais autant de spectateurs à l’Opéra national de Paris, dans les salles de Garnier et Bastille ; que dire de Salzbourg et de Bayreuth ?
L’actualité de la scène lyrique est foisonnante et jamais démentie. Pour marquer cet événement classiquenews.com dresse le portrait du père et du fondateur de l’opéra, Claudio Monteverdi.


Introduction et contexte
. L’homme de la modernité. Celui qui conduit les ultimes manifestations de la Renaissance jusqu’à leur accomplissement baroque. Sa modernité nous parle encore : les innombrables reprises et productions nouvelles des Vêpres, d’Orfeo, de l’Incoronazione di Poppea, d’Il ritorno d’Ulisse, attestent d’un engouement constant pour le compositeur polyvalent, le dramaturge et l’homme de théâtre. Sa conception de l’opéra, première et fondatrice dans l’histoire du genre, reste d’une indiscutable actualité.

L’époque de ce génie de la musique baroque connaît alors une révolution. C’est l’avènement d’un nouveau langage et d’une nouvelle esthétique, qui replace l’homme au centre de la représentation du monde, met en avant le chant des passions et des individualités, c’est l’heure aussi des grands peintres, qui signent avec superbe leur toile. Affirmation du nom, exacerbation de la voix. Ambition déclarée de l’individualité. Conforme au retour à l’Antiquité qui offre un modèle d’expression, fidèle aussi à la nouvelle ferveur catholique romaine, instrument de la gloire terrestre des princes, la musique suit un processus désormais inéluctable. Elle a chanté surtout Dieu au XVI ème siècle. Elle célèbre désormais la personnalité en quête de son salut, en proie à l’étau des passions contradictoires.

Autant d’exacerbation du sentiment qui place le verbe et le mot au-devant de la scène. Avec le baroque s’affirme l’essor de la parole, de la langue, autre affirmation de la personne sur la scène du monde, laquelle compose aussi désormais, une vaste scène comique, tragique, amoureuse, philosophique et spirituelle.

Berceau, apprentissage. Parler en musique, articuler sa propre langue, par la musique, dans la musique, sur la scène, avec gestuelle et dimension théâtrale devient le mode majeur d’une sensibilité neuve et conquérante.
Le madrigal est le creuset de la révolution. Gesualdo à Naples, Marenzio pour les Este à Ferrare et pour les Gonzague de Mantoue, expérimentent l’accord de la note et du verbe. Dans ce berceau musical et linguistique, Monteverdi apparaît sur un document, comme l’indique son acte de baptême, le 15 mai 1567. L’enfant musicien, chantre et vocaliste dès la jeunesse, apprend les rudiments de son futur métier auprès du compositeur Ingegneri, fidèle de Palestrina. Son père apothicaire près du Dôme de Crémone, encourage l’initiation musicale de son fils. Le jeune Claudio apprend la polyphonie d’église, les rudiments de l’ars perfecta dont le point d’équilibre et de perfection a été diffusé en Europe par les franco-flamands. Bientôt, le jeune homme transpose sa passion du chant choral dans l’art du madrigal qui poursuit son évolution vers plus d’émancipation et de liberté formelle. Les accents de la langue accusent et favorisent les accents verticaux de la musique, imaginent déjà une lecture harmonique verticale. Déjà se profilent dans les dernières années du XVI ème siècle, cette nouvelle recherche de déclamation, soit-disant inspirée de la pureté grecque. Déjà, le chanteur également violiste publie en 1582 un recueil Sacrae Cantiunculae à 3 voix encore dans le style d’Ingegneri. Son talent de ciseleur de mots, déjà subtilement accordés aux notes s’affirme dans les livres I et II de madrigaux, respectivement édités en 1587 et 1590.

Mantoue : serviteur du Duc. Aux début des années 1590, Monteverdi obtient un poste au sein de la prestigieuse cour des Gonzague de Mantoue. Il y fait montre d’une indiscutable maîtrise dans les deux matières qu’il pratique alors : le chant et la viole. Membre de la chapelle du Duc Vincent, Claudio suit les indications du directeur musical, Jacques de Wert, compositeur flamand, totalement italien. La Cour de Mantoue est l’une des plus intenses en matière artistique : toutes les disciplines y sont favorisées, de grands noms s’y illustrent tels Rubens, peintre et acheteur de toiles pour le Duc, au début des années 1600. Le prince sollicite en Claudio l’auteur des poèmes musicaux : il aime l’art du madrigal et entend donner à sa Cour, un éclat nouveau dans ce domaine. Son livre II démontre un subtil alchimiste peintre du sentiment, ciselant la déclamation de la langue.

Florence : l’esthétique des humanistes. A Florence, les humanistes passionnés par l’Antiquité, en particulier les membres de la Camera Bardi, discutent d’une nouvelle esthétique : pourquoi chanter le sentiment d’une seule personne à plusieurs ? Le contrepoint paraît illogique. Le père de Galilée, Vincenzo Galilei, prône le chant d’une seule voix accompagnée simplement par une basse continue : la monodie naît peu à peu et avec elle, le nouveau langage dramatique en musique. Le baroque est indissociable du théâtre. Il est avant tout art de l’expression des passions, avant d’être art de la représentation.

Jacopo Peri semble avoir recueilli le premier les sages préceptes humanistes : en octobre 1600, son Euridice est créée à Florence, pour la cour de Médicis. La musique y porte l’articulation déclamatoire de la langue qui devient de ce fait acte théâtral. Le recitativo et l’art de la monodie sont officiellement nés.
Le madrigal dont la poésie articule aussi un choix de textes de plus en plus exigeants, participe à cette réforme esthétique. Il devient dramatique. Favorisant le parlando, il devient lui aussi proche de la parole. La musique suit le sens des paroles. Si l’on perd l’un, l’autre sacrifie son propos.

1602, maître de la chapelle de Mantoue. Monteverdi demeure avant tout un poète madrigalesque, fidèle serviteur de l’esthétique préconisée par son maître. Dans le creuset madrigalesque, le compositeur précise son talent dramatique. La note et l’accent musical soulignent le texte. L’écriture musicale éclaire et favorise l’essor du sentiment. C’est une nouvelle peinture, celle de l’individualité, qui germe et rapproche l’œuvre de Monteverdi, de celle du peintre Caravage, lequel a réalisé sur le même registre une révolution comparable, dix année auparavant à Rome, mais sur le mode pictural. Réalisme et simplicité de la langue, quelle soit picturale ou musicale. Peu à peu, Monteverdi abandonne l’art du contrepoint imitatif à 5 voix pour le style dramatique et concertant du Livre VIII (1638).

Première œuvre clé : le livre V de madrigaux (1635). L’œuvre indique clairement le passage de Monteverdi de l’ère ancienne à la modernité éclatante. A la prima prattica, celle des polyphonistes franco-flamands, Claudio affirme son adhésion à la secunda prattica. Simplification fulgurante de la forme encore à 5 voix mais où l’évidence du sens émerge grâce à l’adéquation de l’accent musical sur la syllabe significatrice. En ce sens les poèmes mis en musique d’après le recueil de poèmes, « il Pastor Fido » de Guarini, « Cruda Amarilli » et « Ecco mirtillo » rehaussent la préciosité maniériste du texte vers une épure simplifiée des figures psychologiques. Au cœur de cet idéal nouveau et visionnaire, la vérité. Quoiqu’en disent ses détracteurs, tel le chanoine Artusi de Bologne, fervent réactionnaire.

L’Orfeo. Reconnu, le musicien reste cependant frustré et déconsidéré à Mantoue. L’estime du prince n’est pas à la mesure du génie dont son « serviteur » fait preuve. Pire, le duc Vincent est mauvais payeur. Heureux époux de Claudia Cattaneo, il ne tarde pas à devenir le père de plusieurs enfants. Le train de la famille demande des ressources supplémentaires et Monteverdi vit d’autant plus mal le régime auquel il est assujetti, comme l’absence d’un réel statut à la Cour mantouane, qu’il doit cependant nourrir une famille nombreuse. Il ne cesse de se plaindre sur ses conditions de vie. Cette obsession de manquer, et les plaintes et suppliques, pour être payé, iront en se multipliant pour devenir au soir de sa vie, des lettres répétées.

En dépit d’un cadre parfois indigne, Monteverdi compose un premier chef-d’œuvre pour Mantoue : l’Orfeo, favola in musica, -d’après le livret d’Alessandro Striggio-, premier opéra de l’histoire. Pour surenchérir à l’opéra des Princes Médicis à Florence, qui avaient commandité Euridice, mis en musique par Jacopo Peri, le Duc Vincent de Gonzague demande à son compositeur en titre, un drame sur le même sujet.

De fait, l’Orfeo de Monteverdi, représenté le 24 février 1607, dans le palais ducal, est imprégné des mélodrames florentins où les idéaux de la Renaissance sont encore vivaces. Mais l’œuvre pionnière étonne et convainc par la cohérence de son plan dramatique, sa construction claire et efficace. La musique n’y est pas décorative et à fin d’ornement : elle porte le drame et exprime les accents forts de l’intrigue psychologique.

Monteverdi dépasse ses contemporains florentins, Peri et aussi Caccini dont l’Euridice montre l’engouement de l’heure pour la fable mythologique autour du mythe d’Orphée. C’est que le compositeur de Mantoue offre au Prince Gonzague, une illustration captivante d’un souffle inégalé dans le registre tragique et sentimental. L’instrumentation y suit scrupuleusement les accents du texte ; met en avant certains instruments pour leurs valeurs expressives et les images ou symboles poétiques qu’ils suscitent, proposant une fusion quasi idéale entre note et déclamation chantée. Les chanteurs articulent chaque mot grâce à ce style vocal désormais emblématique de la nouvelle esthétique baroque, le recitar cantando : « réciter en chantant ». Il s’agit toujours d’expliciter le texte du livret. Favola in musica : « fable en musique » et non, musique dramatique. Le texte et la projection intelligible des mots, demeurent fondamentaux.

L’œuvre est le manifeste de tout un courant musical et poétique, inféodé dans son propos esthétique à un idéal littéraire et linguistique. En souhaitant renouer avec le théâtre antique, les italiens du premier baroque (XVII ème siècle ou Seicento en italien), inventent et la scène baroque, et la vocalità de l’avenir.

Par le chant d’Orfeo, c’est désormais la lyre d’Apollon, l’exclamation lyrique et son dispositif théâtral en constant devenir, qui sont amenés à se déployer jusqu’à nos jours, constituant depuis 400 ans, l’histoire de l’opéra. Un genre que l’on a maintes fois fustigé, assassiné, dénigré en raison de ses codes académiques ou poussiéreux. Mais comme tous les arts majeurs, il a su non seulement se maintenir mais aussi se renouveler. L’ouvrage a marqué les esprits. L’attente des milieux lettrés y a trouvé la juste formulation de son exigence. Et Monteverdi peut être objectivement considéré comme le fondateur du théâtre lyrique.

Si le succès est immense, le destin se montre implacable : l’année où Orfeo est composé et reconnu, Monteverdi perd son épouse Claudia, décédée à Crémone, le 10 septembre 1607. Pourtant, le compositeur de la Cour de Mantoue doit fournir la musique et de nouveaux opéras, pour un événement dynastique d’importance, auquel il convient de donner le lustre et le prestige propre à la Maison ducale : les noces du fils du Duc Vincent, Francesco de Gonzague avec la princesse Marguerite de Savoie.

Ne subsiste des œuvres produites par Claudio pour ces Noces prestigieuses, que le lamento de l’opéra Arianna, ainsi que le ballet delle Ingrate, dont le sujet épingle l’arrogance méprisante des belles femmes. La plupart des partitions dramatiques composées par Monteverdi pour la Cour de Mantoue seront détruites par le feu lors de l’invasion du duché par les Impériaux, en 1630.

Les Vêpres de la Vierge. En 1610, Monteverdi au sommet de son art et de ses possibilités souffre de travailler pour un prince qui se montre dur, intraitable et bien peu disposé à améliorer son ordinaire. Le compositeur ambitionne d’autres lieux et de nouvelles fonctions. Il se verrait volontiers maître de chapelle du Pape (Paul V Borghèse) auquel il dédie un ouvrage éclectique et laboratoire, comprenant une multitude de pièces et partitions dans tous les styles, moderne et ancien. L’opéra y voisine la pure tradition. La diversité et l’éloquence des partitions composées doivent défendre sa maîtrise et convaincre un nouveau patron. Le recueil que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de « Vespro della Beata Vergine » témoigne d’un génie frustré dont la qualité et la personnalité souffrent de ne pouvoir disposer d’une fonction et d’un salaire plus en conformité avec son indiscutable génie. Le destin allait bientôt répondre aux attentes du musicien.

Venise, une apothéose légitime. En février 1612, le vieux duc patron de Monteverdi, meurt. En juillet, le nouveau duc, Francesco de Gonzague que le compositeur avait servi avec mérite pour ses Noces, congédie le musicien sans guère d’alternative. Selon ses propres souvenirs, le musicien quitte brutalement Mantoue, après 21 ans de service et seulement 25 écus.
Il devait encore patienter une année avant de connaître enfin, la gloire : après la mort du maître de chapelle à San Marco de Venise, l’une des institutions les plus prestigieuses, -Giulio Cesare Martinengo-, Monteverdi est invité par les Procurateurs de la Sérénissime pour juger de ses qualités musicales. La convocation se déroule parfaitement et l’issue se révèle inespérée pour le compositeur qui avait tant souffert à Mantoue : il est nommé officiellement à la succession du feu Martinengo, le 19 août 1613. Directeur de la chapelle du Doge, il dispose d’instrumentistes et de chanteurs remarquables, dont Roveretta ou Cavalli, ses disciples et futurs grands compositeurs vénitiens, après lui.

Le génie du théâtre. A partir de l’été 1613, Monteverdi peut enfin composer à son aise, bénéficiant d’un statut et d’une rétribution parmi les plus élevées de sa carrière. Ce qui n’était pas difficile après la misère mantouane. Venise s’impose comme un havre de paix et de confort. Un cadre attendu, dont l’opportunité exaucée stimule son inspiration. Dans la carrière du compositeur, les trente années qui débutent se révèlent des plus fécondes. Inspiré par la refonte du théâtre musical, Monteverdi approfondit encore sa conception du drame musical. Il devait après Orfeo, produire de nouveaux chefs-d’œuvre, tout aussi fondamentaux pour l’histoire de l’opéra : Il Ritorno d’Ulisse in Patria (le Retour d’Ulysse dans sa patrie), l’Incoronazione di Poppea (le couronnement de Poppée).
Aux côtés de l’opéra, Monteverdi fournit aussi la musique de concerts particuliers pour l’élite patricienne de la Cité, surtout la musique liturgique pour San Marco prioritairement, mais aussi pour les chapelles et les oratoires privés, tel l’oratoire du Seigneur Premicerio pour lequel il compose les services des mercredis, vendredis et dimanches.

Il n’a pas interrompu la publication de ses livres de madrigaux. Les recueils témoignent des avancées d’un travail musical continu. Dans une forme plus intimiste, Monteverdi y explore sans détours, tout ce que la note et le verbe peuvent réussir s’ils sont fusionnés. L’attention du musicien veille en particulier à l’explicitation et à l’articulation du texte littéraire. Le livre VI (édité en 1614 mais composé à Mantoue), appartient encore au monde polyphonique : les lagrime d’amante ou l’adaptation du Lamento d’Arianna laissent cependant prévoir les avancées expressives acquises grâce au chant monodique.

Ainsi, en 1619, le VII ème livre prolonge les possibilités de la voix seule mais aussi la nouvelle forme des duos, dans le style dramatique ou représentatif (Lettera et Partenza amorosa). 19 ans après le livre VII, le livre VIII de 1638 reflète les avancées magistrales d’un maître conteur, immensément doué pour le drame. Comme dans le Vespro, ce livre VIII, mêle en un éclectisme foisonnant, les recherches anciennes et nouvelles. Le Ballo delle Ingrate, composé à Mantoue, y figure. Monteverdi rédige une préface éloquente sur sa pensée musicale. Sous l’inspiration de Platon, le musicien a défini trois « humeurs » afin de construire le discours musical : le concitato (vive et habitée) pour exprimer la violence barbare de la guerre amoureuse ; le « molle » (douce) pour dire la volupté et la douceur ; le « temperato » pour suggérer et porter la prière. Ici, la musique en accord avec le rythme du texte, porte l’expression, les accents dramatiques les plus essentiels de l’action et, rend optionnelle l’action scénique. Il Combattimento di Clorinda e Tancredi manifeste le sommet de son inspiration : fulgurance, passion, exacerbation mesurée des caractères. Monteverdi pose les bases de la musique psychologique. Il ouvre toutes les perspectives dramatiques qu’emprunteront après lui les compositeurs lyriques, en particulier ses élèves, Cavalli et Cesti.

Le couronnement de Poppée est certainement une œuvre collective, assemblée par le Maître, composée pour une large part, par ses disciples. Le dernier duo, « Pur ti amo », serait bien du compositeur Benedetto Ferrari. A l’excellence des moyens musicaux, qui recherchent l’économie des moyens expressifs, correspond un livret d’une puissance cynique jamais atteint auparavant. Ce désenchantement qui déconstruit sciemment la perception d’une Antiquité jusque-là idéalisée, dresse un portrait des êtres sans complaisance : le miroir d’une civilisation humaine qui a perdu son humanité. Le pouvoir soumis aux feux d’une sensualité coupable et décadente, sacrifie toute vertu, toute sagesse, toute mesure. La folie guette, et même si le dernier tableau célèbre l’amour omnipotent, les auteurs ont tout loisir pour y peindre la fourberie jusqu’à la perversité d’un Empereur soumis aux lois des pulsions. Jalousie, infantile rage, cruauté et désir de puissance anéantissent tout. C’est un monde perdu qui se révèle sur la scène et dans la musique. Une peinture accablante et une mise en garde de la folie de l’esprit humain. Une dénonciation sans ambiguïté sur la dérive homicide d’une société sans valeurs. Ce que fera Wagner, dans la Tétralogie.

Discographie

L’Orfeo (1607). Victor Torres (Orfeo), Adriana Fernandez (Euridice), Gloria Banditelli (Sylvia, Messaggiera), Maria Christina Kiehr (Speranza, La Musica), Antonio Abete (Caronte)…, Ensemble vocal Antonio Il Verso, ensemble Elyma, direction : Gabriel Garrido (2 cds K 617).

Les Vêpres de la Vierge (1610). Carolyn Sampson, Rebecca Outram (sopranos), Charles Daniels, James Gilchrist (ténors), Peter Harvey, Robert Evans, Robert McDonald (basses), Daniel Auchincloss, Nicholas Mulroy (haute-contres), Choir of the King’s consort, The King’s consort, direction : Robert King (2 cds Hypérion).

Entretien avec Boris de Larochelambert

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Pianiste du Trio Ernest Chausson, Boris de Larochelambert évoque sa relation à la musique. Présent au festival de musique de chambre de Beaulieu-sur-mer Saint-Jean-Cap-Ferrat en aôut 2006, l’interprète nous parle aussi d’un compositeur de prédilection, aux côtés de Beethoven et de Brahms, Ernest Chausson. Entretien.

Comment êtes-vous venu à la musique ?

J’ai grandi dans un environnement dont la musique n’était jamais absente, même s’il ne s’agissait pas uniquement de musique classique. Mon père jouait de la guitare en autodidacte. Ma mère, institutrice, avait recours à la méthode Kodaly en maternelle. Mon appétit de musique était terrifiant, je passais mon temps à en réclamer ou à essayer d’en faire. Très vite, il a fallu choisir mon instrument, et mes parents m’ont orienté vers le piano.
C’est à 13 ans que le délic s’est produit avec la découverte du piano chopinien et en particulier du pianiste Krystain Zimerman, dont l’extraordinaire palette expressive me fascinait.


Pourquoi avoir fait le choix d’un trio plutôt que d’une carrière soliste ?

J’ai toujours été attiré par la musique de chambre. Au conservatoire, je me suis investi autant, sinon plus, dans mes groupes de musique de chambre qu’en piano seul, et ce dès le CNR de Strasbourg, où j’ai eu mon premier contact avec le répertoire de trio. La spécificité de cette formation est d’avoir à jongler en permanence entre un instinct collectif et une urgence soliste. Je n’ai pas retrouvé ce travail spécifique dans d’autres formations.


Quel serait aujourd’hui votre jardin musical, c’est-à-dire les œuvres maîtresses dont vous ne pourriez pas vous défaire ? Celles que vous voudriez encore et encore travailler, approfondir comme interprète ? Celles que vous aimez entendre et réentendre, en tant que mélomane ?

J’aime passionnément les trios de Beethoven : plus nous les jouons, plus je découvre leur richesse. Ils peuvent sembler évidents de prime abord, parler d’eux-mêmes, et pourtant.. c’est pour nous la forme d’évidence qui requiert le plus de travail! Il est nécessaire, pour entrer dans la logique beethovénienne, de se donner une certaine distance, tant est grande la part d’impulsif dans son oeuvre. Il faut tendre le discours ou l’aménager; c’est au moment du concert qu’on rétablit l’équilibre, dans la fraîcheur du moment.

C’est à présent vers Beethoven et Brahms que je me tourne le plus naturellement, ce qui n’exclut pas les répertoires les plus éloignés. C’est une véritable nourriture. Chez l’un comme l’autre, j’apprécie la synthèse des forces d’humanité et de construction. Leur musique incarne l’humain dans une structure inhumaine. De Beethoven, je privilégie la Hammerklavier, les symphonies n°4 et 7, pour leur profondeur et leur énergie communicative, et les quatuors à cordes, en particulier les Razumovski et l’op.135. J’aime chez le vieux Beethoven ce mélange de sagesse et de la plaisanterie, ce retour à l’enfance aussi: plus son discours progresse sur le plan philosophique, plus il est léger.
Dans la Hammerklavier, Pollini et Brendel ont ma préférence : l’énergie pollinienne ; le mélange de profondeur et de légèreté de Brendel. Pour les symphonies, la version de Nikolaus Harnoncourt (Teldec). J’aime beaucoup les Vegh et les Berg dans les quatuors.
Je suis un inconditionnel des quintettes à cordes de Brahms. Je cherche une version discographique à laquelle j’adhère totalement.


Que vous a apporté, par exemple, l’enseignement d’Hatto Beyerle ?

Le désir et la nécessité de s’investir entièrement. En fait, l’apport principal de nos professeurs germaniques consiste surtout – outre le style – en un travail sur le musicien en tant que personne, avec sa psychologie. Chaque œuvre doit être abordée de la façon la plus intense, le concert doit rester un moment exceptionnel, où il ne faut pas hésiter à se mettre en danger. Bref, fuir la routine et la froideur.
Le rapport à la rhétorique est aussi essentiel dans l’enseignement de Beyerle: le propre des compositeurs germaniques – je pense à Mozart, Beethoven, et surtout à Haydn – est d’articuler leur discours comme s’il était sous-tendu par une argumentation entre plusieurs personnages, avec ses phrases, ses réfutations, ses interrogations, ses cris. Cette approche nous permet d’aborder les œuvres de façon moins abstraite, d’aborder l’expression sous l’angle d’une voix humaine.

Et avec Hortense Cartier-Bresson ?

Hortense nous a transmis le goût, l’appétit, la science du son ; la recherche de l’équilibre juste, l’expérience des choses mouvantes et changeantes ; elle nous a appris à cultiver ce sentiment de confiance partagé ; à chercher la qualité de l’échange. Son approche du temps musical est très spécifique et tend à équilibrer le discours en résistant à certaines tendances naturelles. Son rubato si réussi en est un parfait exemple.


Avez-vous un mentor ou un modèle qui vous inspire continuellement dans votre carrière d’instrumentiste ?

Je ne m’identifie à personne en particulier, le monde musical regorge de toutes façons de gens exceptionnels. Je songe plutôt à l’orchestre et à sa palette de couleurs ou à la voix. J’aime orchestrer les choses mentalement, et penser le moins possible de façon purement pianistique. Il n’est pas rare, en lisant une partition de piano, de me suprendre en train de l’arranger mentalement pour trio!

Qu’est ce qui est le plus intéressant ici au sein du festival de Beaulieu ? Grâce à quels aspects restera-t-il attractif s’il est inévitablement appelé à grandir?

La diversité des artistes invités, l’enthousiasme, les liens musicaux qui se tissent entre les interprètes. Nous apprenons à nous connaître musicalement, nous nous investissons beaucoup pour monter les œuvres programmées. Certaines personnes y restent pendant de longues périodes et il y règne une atmosphère quasi familiale.
J’ai beaucoup aimé travailler avec le clarinettiste Tim Carter: nous n’avons presque pas eu besoin de parler pour nous accorder, sa qualité d’écoute est merveilleuse. Nous partagions la même vision de la 1ère sonate pour clarinette et piano de Brahms, le même goût pour la noirceur fataliste du 1er mouvement, le sentiment d’irrésistible abandon du 2e. Ces sentiments sont des sentiments clés pour moi.

Dans le Trio opus 114 que nous avons joué avec Antoine, l’impression de douceur n’est jamais éloignée d’une profonde amertume. Même lorsque Brahms semble se rétablir, ce n’est jamais dans l’éclat. Je retrouve ce climat de gravité sereine propre au Requiem Allemand: la grandeur n’en est jamais absente, mais elle s’accompagne aussi d’un profond détachement, très loin d’une jubilation superficielle.


Parlons à présent d’Ernest Chausson. Un compositeur qui a donné le nom de votre Trio et qui est aussi l’un de vos compositeur de prédilection. Quelle a été sa part, son apport à la musique le plus fondamental, à son époque, c’est-à-dire dans la seconde moitié du XIX ème siècle ?

Chausson a marqué son époque surtout par son implication dans la vie musicale. Ses œuvres sont indiscutablement importantes mais elles ne sont pas révolutionnaires du point de vue du langage. Elles sont une synthèse de plusieurs influences dont celles de Debussy (dans l’harmonie) ; on y perçoit tout autant un reste du discours wagnérien, et plus encore, l’ascendance de Franck. En définitive, c’est un « mondain sincère » certainement pas superficiel, mais qui a cultivé avec générosité l
’amitié. En tant que musicien très impliqué, il a montré qu’il était soucieux du contact avec les jeunes compositeurs de son temps, qu’il favorisait le développement et la promotion de la musique. Il a été à l’initiative de très nombreuses sociétés et salons de musique. Il a côtoyé, dans sa jeunesse, des artistes de toutes sortes beaucoup plus âgés que lui, ce qui a influencé le développement de sa personnalité. En fait, il n’a eu ni enfance ni adolescence, son tempérament en porte les marques.

En quoi Chausson a-t-il vaincu ce pessimisme qui colore son l’œuvre et sa pensée musicale ?

Je pense que son œuvre atteint plutôt un équilibre. Il y a ce pessimisme fort mais aussi, de la même façon, un enthousiasme farouche qui s’exprime souvent d’une manière très intense. Voyez par exemple, dans le Concert, ce feu, cette énergie, l’activité d’un appétit dévorant et rare.


Wagner, Schumann restent ses grands modèles ; du moins ceux qui ont décidé de sa vocation, malgré la volonté paternelle. En quoi a-t-il dépassé ou sublimé la musique de ses modèles ?

Il serait incorrect de dire que son écriture a permis à la musique de son temps d’avancer ou de se renouveler. Chausson n’est pas un innovateur. C’est plutôt sur le plan esthétique, en particulier poétique, que ses œuvres sont déterminantes. Le discours musical est constamment sous-tendu par un argument poétique: comme Wagner, il a écrit lui-même le texte des poèmes mis en musique. Son trio, écrit à l’âge de 26 ans, en est un exemple : la logique du discours est insaisissable, surprenante, comme si une pensée littéraire innervait le développement musical, plus encore que dans les ballades de Chopin ou de Brahms, elles aussi écrites en lien avec une œuvre poétique. Chausson ne cherche pas la stabilité tonale. C’est déjà vrai dans son trio et plus encore dans le Concert, écrit beaucoup plus tard. Il faut goûter la notion de surprises, entre l’exaltation et la contemplation.

En musique de chambre, quelle œuvre vous fascine-t-elle ? Et pourquoi ?

Certainement le trio. Il est emprunt d’une sincérité désarmante, plus profondément humaine que la démesure du Concert, et en même temps d’une immense subtilité, de miroitements fantastiques comme chez le jeune Brahms.

Quelle est votre discographie idéale de Chausson, en dehors de la musique de chambre ?

Je retiendrais surtout le Poème, son œuvre la plus évidente, la plus limpide, écrite avec une grâce immense, et la Symphonie, qui excite beaucoup ma curiosité.


Quels sont vos projets immédiats ?

Elargir encore notre répertoire. Il compte actuellement une vingtaine de trios et nous avons hâte d’aborder ceux de Schumann, Mendelssohn, Chostakovitch, Tchaïkovski, Kagel.. Nous continuerons de travailler de nouveaux Haydn (nous en jouons déjà 5) ; c’est à la fois un plaisir dont on ne peut se passer et une hygiène stylistique ! Enfin, j’ai découvert il y a quelques années le compositeur York Bowen (mort en 1961) , qui a écrit des choses magnifiques, à la croisée de Prokofiev, de Scriabine et du jazz ; ses préludes op.102 et sa Toccata op.155 méritent le détour, ainsi qu’un trio, encore manuscrit, qui me fait très envie.
Si nous avons un peu de temps, nous aimerions transcrire pour trio également- la première œuvre qui me vient à l’esprit est la Valse de Ravel.

Cd
Chausson/Ravel, sortie septembre 2006 (1 cd Longdistance)

Dates clés

2000
Constitution du Trio Ernest Chausson au CNSM de Paris.

2004
Le trio est finaliste du concours Joseph Haydn à Vienne. Il s’ouvre sur le milieu germanique avec l’European Chamber Music Academy et participe au programme « déclic » de l’AFAA avec enregistrement d’un cd promotionnel à Radio-France.

2005
1er prix du concours Joseph Joachim à Weimar.

2006
Sortie du disque Chausson/Ravel chez Longdistance. Projets Schumann : les trois trios. Pour leur énergie. Le troisième, très déroutant. Mais aussi, les trios de Chostakovitch et de Mendelssohn.

Crédit photographique © Jeanne Brost 2006
Boris de Larochelambert
Boris de Larochelambert et Tim Carter

Bartok, Le château de Barbe-Bleue (1918)

Tout en renouvelant l’approche d’un mythe déjà traité musicalement par Dukas en 1907, Bartok, d’après le livret de Balazs suit l’œuvre symboliste de son prédécesseur : la musique du Château de Barbe-Bleue, créé en 1918, est l’une des plus évocatoires, offrant le sentiment d’une activité souterraine qui permet de multiples lectures. En définitive, que gagne Judith à rompre le cycle du secret et du caché ? Que veut-elle prouver en forçant l’intimité de son époux ? En exigeant d’ouvrir les sept portes, n’accomplit-elle pas plutôt l’œuvre du doute et du soupçon, c’est-à-dire la ruine du couple ?

Le Mythe de Barbe-Bleue : de Perrault à Kodaly. De Balazs à Bartok. Charles Perrault fixe le mythe de Barbe-Bleue en littérature en écrivant les Contes du temps passé ou contes de ma mère l’Oye, en 1697.
Au cœur du sujet, la transgression d’un interdit. Celui de Barbe-Bleue, riche autant que brutal, qui indique à son épouse, la porte qu’elle ne doit absolument pas ouvrir, dans leur vaste demeure. La transgression permet cependant à l’épouse curieuse de découvrir le secret de son époux et de s’affranchir de sa propre destinée. En découvrant derrière la porte les cadavres de six épouses qui l’ont précédé, elle recueille le bénéfice de la révélation de ce qui lui était tenu caché : en voyant ce qui ne pouvait être vu, en dévoilant à la lumière la vérité souterraine, elle accède à la clé de l’œuvre : la lumière qui lui était au départ refusée. Intuition, clairvoyance, ou encore, doute et soupçon, pensées illégitimes… que penser réellement de ce conte fantastique et philosophique?
Paul Dukas a mis en musique le livret de Maurice Maeterlinck mais son opéra, Ariane et Barbe-Bleue prend beaucoup de liberté avec le mythe : la lecture défend ici le point de vue de l’épouse. Elle est l’héroïne qui s’apprête à libérer les épouses captives mais échoue à les convaincre de s’affranchir du royaume de l’ombre et du caché. Les femmes de Barbe-Bleue resteront auprès de leur époux. Et Ariane quittera un monde pour lequel elle ne peut plus rien apporter. Lire notre dossier sur Ariane et Barbe-bleue de Paul Dukas et Maurice Maesterlinck.

Kodaly qui assiste à la première d’Ariane de Dukas, le 10 mai 1907 à l’Opéra-Comique ne semble pas convaincu par l’œuvre, en particulier par la musique. Le poète Bela Balazs, également hongrois, l’accompagne : le sujet l’inspire manifestement, puisqu’il compose son propre texte d’après le mythe : ainsi naît le Château de Barbe-Bleue, mystère musical, mis en parallèle avec les ballades séculaires transylvaniennes, dont la ballade d’Anna Molnar. Balazs offre son livret à Kodaly et à Bartok. Ce dernier se montre le plus inspiré par le sujet. Il commence la composition d’une partition d’après le texte de Balazs, dès février 1911.

Bartok à l’œuvre (1911-1918). Agé de 20 ans, le jeune compositeur hongrois Bela Bartok présente le 20 septembre 1911, une première version du Château, lors d’un concours à Budapest. La commission rejette énergiquement la partition, jugée maladroite : psychologie des personnages à peine fouillée, musique plus abstraite que scénique, action flottante, à peine représentable.
A l’été 1912, Bartok reprend la partition. De même, peu avant la création en 1918, et à nouveau, en 1921, pour la réduction pour piano de la partition.
Après le succès de son ballet, le Prince de bois, en 1917, sur un livret du même Bela Balazs, Bartok peut créer son opéra à l’Opéra royal de Hongrie.
La création, le 24 mai 1918, ne recueille pas un franc succès. L’époque est celle des prémices de l’effondrement de l’Empire austro-hongrois : le texte de Balazs est jugé dangereux. La transgression qui est cœur du sujet, souligne la tension de l’époque. L’œuvre dérange d’autant que la musique exprime plus fortement encore les pulsions antagonistes des personnages, en particulier, la quête libertaire et séditieuse de Judith, l’épouse de Barbe-Bleue.
L’intendant de l’opéra demande que soit retiré de l’affiche, le nom du poète librettiste : Bartok refuse, et préfère retirer l’œuvre totalement.

L’œuvre de Balazs : une œuvre initiatique qui plonge dans la psyché. Le texte du poète hongrois se concentre sur deux protagonistes : Judith et Barbe-Bleue. Ici, un seul acte sans rupture (quand l’opéra de Dukas/Maeterlinck se déroule en trois actes). Le couple de l’homme et de la femme suit une initiation à deux, puisque Judith ouvre chaque porte en présence de son époux. C’est un parcours initiatique assumé à deux. La véritable scène se projette dans la psyché des êtres présents. Tel est le sens de la formule récitée en introduction : « hélas, je cache mon chant/Où faut-il que je le cache ? ». Texte symboliste parfois énigmatique, le livret de Balazs nourrit sa propre complexité, comme il permet de multiplier les clés de compréhension. Comme chez le poète belge Maeterlinck, (Pelléas pour Debussy ou surtout, Ariane pour Dukas), les mots ne disent rien, ils expriment des états psychiques demeurés souterrains qui affleurent magnifiquement en surface, portés par la musique.
Pourtant la suggestion du texte n’empêche pas des images violentes, effrayantes, traumatisantes : le sang de la faute, du péché, de la malédiction, l’indice d’un crime inoubliable (- il reste ineffaçable-), s’impose à Judith dont le regard doit affronter chacune des révélations qu’elle a suscitées. Au sang, succède la vision du lac de larmes (la sixième porte). Terrible moment où les êtres doivent se révéler l’un à l’autre, et dire sans pudeur, les fautes tues, les actes honteux que la mémoire a refoulés. En vérité, la porte dévoile les trois autres épouses richement parées du duc. Après ce dévoilement, Judith se voit couronnée à son tour par son époux, et franchit la septième porte pour en être la nouvelle prisonnière.

La musique de Bartok
. Inspiré par les musiques populaires magyares, avec Kodaly, depuis 1905, Bartok inscrit avec davantage d’évidence que le poème, les références à la littérature et à la mémoire hongroise. En particulier, il travaille à l’articulation musicale de la langue hongroise, ce qui rend extrêmement difficile toute adaptation du livret dans une autre langue. Tout indique une réalité muette et lugubre, une atmosphère de fin et de déclin, un monde endormi et sombre. Judith n’a d’autre souci que d’ouvrir les sept portes qui sont tenues fermées. Pour dévoiler les mondes parallèles qui ne demandent qu’à jaillir.
Le Château est un corps vivant dont les blessures incarnent un monde condamné par sa propre inertie. En en ébranlant les fondations, Judith amorce l’avènement d’une ère nouvelle, surtout d’une conscience régénérée, pleinement active.
Or, le dernier tableau ajoute non pas à l’éclaircissement de la légende onirique, mais plutôt à son trouble mystérieux, à la fois féerique et cauchemardesque.

Interprétation : deux lectures possibles.
Le château serait l’âme masculine dont chaque porte ouverte, révèle les aspects enfouis. Cruauté et ambition, richesse et tendresse, fierté et blessures, enfin amours passés (dernière porte). Judith épouse curieuse autant qu’amoureuse, accepte de servir pleinement l’homme aimé à condition qu’en un acte de confiance totale, il lui ouvre l’accès aux replis les plus secrets de sa personnalité. Ainsi pour honorer cet amour qu’elle assume définitivement, Judith accepte chacun des enseignements dévoil
és. Pour répondre à la confiance que l’homme dévoilé lui a témoigné, Judith, prend la place que son époux lui a choisi. Celle de la « plus belle », donc de la plus aimée. Mais aussi, tout auant de la plus prisonnière.
Chaque étape franchie, est une épreuve destinée à éprouver la confiance de l’épouse. A chaque nouvelle vision d’horreur apparente, Judith sublime l’effroi initial. Son amour pour le duc n’en est que plus fort, plus émouvant, plus inconditionnel.

Toute révélation a son prix
. Pourtant à la fin de l’œuvre, le manteau trop lourd que le duc pose sur les épaules de son épouse, transmet une toute autre lecture : il témoignerait du poids de la connaissance. Connaissance extrêmiste et fatale en définitive, et même vénéneuse : les épreuves que suscite Judith sont celles d’une éprouvante dissection opérée sur son époux. Si la femme cherche à ouvrir chaque porte et voir ce qui doit être tenu secret, c’est que rongée par l’esprit du doute, elle détruit l’amour qui cimentait le couple.
Ce qu’elle provoque, semble désormais irréparable. Judith est la femme du doute, du soupçon qui détruit ce qui existait. Voilà qui explique pourquoi le dernier tableau est un retour à la sombre et lugubre froideur du début.
Ce qui devait rester secret, doit demeurer dans le silence et l’obscurité, sous le sceau du respect, de la confiance, de l’amour.
En voulant connaître, comme l’Eve primitive, Judith a mis en péril son couple : elle s’est mis elle-même en péril. Plus grave, la quête de Judith s’avère d’une atroce cruauté pour le duc : en acceptant de se dévoiler, il meurt à chaque fois que lui est révélé ce qu’il avait refoulé. Les trois épouses scellent le destin de l’homme : comme des heures décisives sur l’horloge de la vie : matin, midi et soir. Judith sonnera l’heure de sa fin.
Si le voyage promet des découvertes insoupçonnées à ceux qui les ont suscitées, leur fragilité profonde, plongeant à l’origine du doute, les aura foudroyés. Personne n’échappe finalement à ce qu’il provoque malgré lui. L’identité des êtres se forge à mesure du chemin parcouru, fut-il sans issue et sans retour.
Vision sombre et fataliste, Le Château de Barbe-Bleue de Bartok/Balazs, est profondément pessimiste en définitive. Le regard des auteurs y jettent un éclat cynique sur les rapports de l’homme et de la femme. Comme sur tout les êtres pris individuellement : qui peut relever le défi de voir sans duperie ni maquillage, chacun de ses actes passés?
Quoique l’on puisse penser de la signification de l’œuvre, la musique en traduit l’opérante complexité. C’est bien sa force indiscutable, marquant aussi le génie d’un compositeur de 27 ans qui y a développé un « volcan musical qui entre en éruption pendant soixante minutes de tragédie condensée », selon le témoignage de Kodaly. Une lave irrépressible qui plonge dans les profondeurs de la psyché. A l’auditeur d’en décrypter le sens.

Approfondir
Lire aussi notre critique du DVD édité en septembre 2006, par Hungarothon classic et regroupant trois films documentaires sur l’oeuvre de Bela Bartok.

Crédits photographiques
portrait de Bela Bartok
portrait de Bela Balazs

Gustave Doré : Barbe-Bleue, gravure
© DR

Gustav Mahler, Symphonie n°2, « Résurrection » (1895)Monaco, Forum Grimaldi. Le 30 septembre à 20h30

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Volet capital dans la maturation de l’écriture symphonique de Gustav Mahler, la Deuxième symphonie dite « Résurrection » est la première du genre, sollicitant voix solistes et chœur, mais aussi inaugure une sorte de triptyque avec les deux suivantes, tant elle exprime et approfondit un même regard singulier sur l’existence humaine. Semé de vertigineux abîmes, le chemin mahlérien fixe son objectif, avec amertume, cynisme, crises. Pourtant, l’issue, jamais assurée, se révèle bel et bien, comme une ultime offrande, telle la rémission espérée.

Genèse. Le premier mouvement de la Symphonie Résurrection est un matériau ancien, composé dès 1888 à Cassel, à l’époque où l’auteur achevait le dernier mouvement de sa Première symphonie Titan. Mahler y composait alors un ample mouvement conçu comme une marche funèbre, dont le titre Totenfeier laisse penser qu’il excluait de l’intégrer dans un vaste cycle. Or à l’été 1893, le compositeur peut enfin prendre le temps de réfléchir sur son œuvre et reprendre l’état des matériaux à disposition. Totenfeier est intégré dans un vaste programme, augmenté d’un deuxième, troisième puis un quatrième mouvement. Pour le final, Mahler songe à un plus grand ensemble encore, et même s’il devra assumer la comparaison avec la Neuvième de Beethoven, il opte pour un chœur, deux solistes et l’orchestre à son complet. Ne lui manque plus qu’un texte : en assistant aux funérailles de Hans von Bülow (décédé le 12 février 1894), il a l’idée d’adapter le poème Résurrection de Klopstock (1724-1803).
A l’été 1894, il peut orchestrer la partition qui sera créée à Berlin, le 13 décembre 1895.
Autobiographique et en cela jugé, vulgaire par la critique, la Deuxième symphonie est un parcours jalonné de terribles épreuves : souffrance, misère, angoisse. Le héros doit gagner son salut au prix de hautes luttes. C’est au terme d’une succession d’épisodes terrifiants et vertigineux que le ciel laisse entrevoir la gloire céleste, l’apothéose tend espérée. Confiant dans ses propres ressources, Mahler ajoute au texte Résurrection de Klopstock : « je mourrai pour vivre ! ». Confession de foi, et même serment énoncé à lui-même qui démontre aussi dans le flot foisonnant de l’orchestre, la lente maturation d’une expérience personnelle profondément mystique.

Parcours de l’œuvre. En cinq mouvements, la Deuxième symphonie est un pèlerinage vécu par le croyant, au préalable soumis à des forces titanesques qui le dépassent totalement. L’expérience des souffrances l’amène à un effondrement des forces vitales, ce qu’exprime le premier mouvement. Aucune issue n’est possible. Une solitude errante (hautbois), et même meurtrie. Mais l’homme se relève dans l’Andante qui fait suite : pause, regain de vitalité, et aussi, reprise du souffle. Le vrai combat n’est peut-être pas tant dans l’apparente représentation spectaculaire d’un vaste paysage à la démesure cosmique, que bel et bien dans l’esprit du héros, en proie à mille pensées contradictoires, amères et suicidaires. C’est pourtant de la résolution d’un conflit personnel, du compositeur face à lui-même que jaillit la révélation de la fin : la carrière vécue comme une tragédie suscite ses propres sources de régénération, grâce à une ferveur quasi mystique qui se dévoile pleinement dans les paysages célestes du dernier mouvement.

La Symphonie Résurrection, porte en elle cette aspiration à la sérénité et aussi à la plénitude. L’Ulricht (quatrième mouvement), chanté par la mezzo soliste, recueille toutes les souffrances vécues, assumées. La voix exprime, et les épreuves passées, et les attentes à l’oeuvre. Enfin, l’ultime et cinquième mouvement laisse s’épanouir en une déflagration cosmique, la manifestation du ciel. Le croyant n’aura ni souffert ni vécu en vain : les paradis éthérés lui sont désormais ouverts.


Les 150 ans
de l’Orchestre Philharmonique
de Monte-Carlo

Concert d’ouverture

Samedi 30 septembre, 20h30
Grimaldi Forum, Monaco

Ruth Ziesak, soprano
Iris Vermillion, mezzo-soprano
Rundfunkchor Berlin
Simon Halsey, chef de choeur

Marek Janowski, direction

Approfondir
Consulter la présentation du concert sur le site de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo
Lire aussi notre présentation de la saison événementielle des 150 ans de l’Orchestre

Saint-Jean d’Angély (17). Poitou-Charente, le 29 juillet 2006. L’European camerata. Le projet Britten 2006.

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Regrouper quelques amis musiciens, originaires de différents pays européens, autour de 3 à 4 projets spécifiques par an, en dehors des répertoires habituels des orchestres constitués ; dans des conditions différentes que celles des salles fermées ou des tournées familières : voilà la ligne musicale à laquelle se dévouent, depuis la fondation de leur ensemble en 1995, les membres de l’European camerata.

Un projet européen. A l’origine de cette aventure européenne, la volonté fédératrice de son concepteur,  le français Laurent Quenelle, violoniste au London Symphony orchestra (LSO) et résident à Londres.


Si l’avenir de l’Europe et l’essor de la musique semblent désormais possibles à partir des valeurs clés de l’échange, de la rencontre, de l’ouverture, de la confrontation et du dialogue entre les cultures européennes, le projet et le fonctionnement  habituel de l’ensemble conçu par Laurent Quenelle, ont intégré dès leur démarrage, ces valeurs pionnières. Voilà qui positionne la vie de cet orchestre  de chambre, telle un chantier musical, surtout humain, dont l’exemplarité nous paraît majeure.

Ajoutons aux valeurs que nous venons de préciser (fraternité, échange, partage),  les notions de plaisir et d’épanouissement. Car les musiciens de l’European camerata, orchestre de chambre composé de 15 à 20 instrumentistes, – à partir d’un noyau fidélisés de 30 musiciens-, font le choix de préserver chaque session, en plus de leur engagement comme membre d’un orchestre permanent.  Pour chacun, rien ne pourrait remplacer l’expérience de ce projet musical, tant le désir et le plaisir de se retrouver, pour jouer ensemble partition  commune, apporte bénéfices et dépassement individuels.

Cultiver d’évidentes affinités, approfondir le sens des œuvres, nourrir l’interprétation dans la confrontation des savoirs et des sensibilités, sont quelques uns des fruits de cette expérience collective. Les jeunes musiciens que nous avons rencontrés (la moyenne d’âge de l’orchestre est entre 25 et 35 ans), sont déjà professionnels. Ils travaillent au sein des phalanges prestigieuses de l’Europe musicale  : LSO, Orchestre de Paris, Staatskapelle de Dresde, Philharmonique de Liverpool… Tous ont déjà l’expérience du cursus professionnel. Lequel s’il est nécessaire dans la vie d’un musicien, n’en est pas pourtant, parfois, incomplet. Pour éviter routine et habitude, l’interprète aime éprouver ses limites, nuancer davantage sa palette stylistique par des expériences neuves.

Ici, français, anglais, allemands, espagnols, canadiens recomposent à leur échelle une Europe musicale, celle de l’avenir, fondée sur l’envie du partage et de la fraternité créative, sur l’amitié et aussi l’affection.
La session de travail dont nous avons été témoins, a montré comment le répertoire abordé gagne en richesse de sonorité, en investissement interprétatif et en conviction.

Le Centre de culture européenne de Saint-Jean d’Angély
. Un tel projet européen a trouvé à Saint-Jean d’Angély, un cadre prafaitement adapté à sa démarche. Le Centre de culture européenne, fondé en 1989 à l’initiative de la muncipalité et dirigé par Alain Onhewald, offre un lieu de travail idéal, d’autant plus légitime que l’Abbaye royale fondée par les bénédictins, met à disposition, l’ensemble de ses immenses bâtiments, salles, outils, personnels et capacité d’hébergement. En « résidence » , les membres de l’European camerata ont pu mener à terme, un projet en gestation depuis des années, consacré à la figure de Benjamin Britten. Localement, l’orchestre y aura trouvé un lieu de concert (l’église de Saint-Jean Baptiste), des salles de répétitions, surtout un lieu d’enregistrement, puisque le concert auquel nous assistions, n’était qu’une étape préparatoire à plusieurs sessions d’enregistrement menant à un disque Benjamin Britten dont la sortie est annoncée en janvier 2007, chez l’éditeur Ambroisie (Naïve). Le projet Britten  est d’autant plus opportun en cette année 2006, qui marque les trente ans de la disparition du compositeur britannique. Lire notre dossier Britten.

Un projet pionnier,  dont chacune des étapes, de juillet 2006 au début 2007, sera suivie par classiquenews.com. Envoyé spécial à Saint-Jean d’Angély, Alexandre Pham a suivi les répétitions de l’orchestre européen, assisté au concert du 29 juillet préludant aux sessions d’enregistrement pour le disque. Compte rendus et entretiens avec les membres de l’european camerata évoquent enjeux et valeurs qui sous-tendent un projet musical que classiquenews.com se propose de suivre pas à pas ;  de la session de l’été 2006 à saint-Jean d’Angély, aux prochaines étapes du projet Britten, comme le cd prévu début 2007, mais aussi la réalisation d’un film documentaire recueillant impressions et évolutions des interprètes à l’œuvre, sous la conduite du partenaire britannique de cette aventure pionnière, l’agence de communication Boilerhouse (postproduction, montage et édition annoncés en octobre 2006).

Le concert. Eglise Saint-Jean Baptiste d’Angély. Le  29 juillet 2006. Après 2h30 de train, depuis la Gare de Paris-Montparnasse, arrivée à Niort. Puis de là, par le TER, sur la route de Saintes, lieu musical plus connu que Saint-Jean d’Angély, arrivée après 40 minutes, au lieu dit, berceau du complexe bénédictin qui est aujourd’hui la résidence du Centre de culture européenne, institution unique en France, et depuis modèle d’autres centres au même objectif, dans d’autres pays du monde. Ici, le dialogue des cultures, l’apprentissage de l’altérité comme valeur d’épanouissement personnel sont des valeurs cruciales. Elle sont transmises au travers de séminaires et d’ateliers, tout au long de l’année, auprès des lycéens. Lire à ce propos notre entretien avec  le directeur du centre Alain Onhewald.

Le programme du soir montre les qualités de son, de couleur, d’homogénéité de l’ensemble de chambre,  fondé par Laurent Quenelle. Les instrumentistes dont altos et violons jouent debout, sous l’aile stimulante de « leur grand frère » (ici pas vraiment de chef), le violoniste du LSO, déploient brillance, transparence, finesse de jeu mais surtout  les fruits d’un lyrisme généreux, qui, jamais vulgaire, s’accomplit en vagues contrôlées. Le programme est dense, à l’image de la qualité des partitions. Voici un Britten fulgurant, poète, ébloui et donc éblouissant, habité par des visions intérieures d’une exceptionnelle intensité de tons, de climats, d’expression.

La Simple Symphony (opus 4, 1934) dévoile une palette de climats éthérés, d’un romantisme sublimé, qui n’empêche pas d’irrésistible pointes facétieuses (ainsi les playfull pizzicato,  puis le frolicsome finale, à l’esprit haydnien, superbement brossé avec humour et élégance !). Surtout les deux portraits dont celui autobiographique, affirment l’inspiration du compositeur, en éclairs et en visions d’une originalité absolue. L’imagination de l’auteur sait aussi se concentrer dans les replis de l’âme comme l’atteste le second mouvement de cet autoportrait. La valeur de l’interprétation est d’autant plus convaincante que l’orchestre accompagne le jeu de l’altiste Jean-Paul Minali-Bella qui, pour le concert, a substitué son instrument habituel par l’arpegina. Il est l’unique joueur de cet instrument singulier, qu’a construit pour lui le luthier Bernard Sabatier. Ici, un alto augmenté d’une cinquième corde (mi grave) dont la richesse et la profondeur harmonique éclaire d’un nouveau regard, ce chant de la solitude.

Mais l’itinéraire du concert n’était alors que préparation vers cet accomplissement mémorable que furent les variations sur un thème de Frank Bridge (opus 10). Britten eut la révélation de la musique comme compositeur, en écoutant la suite symphonique la mer de Bridge. C’est l’hommage rendu à son mentor qui s’exprime ici, sur le mode des mêmes éblouissements intérieurs, préalablement vécus grâce aux œuvres antérieures.  L’european camerata traverse cette série de tableaux fulgurants avec la même sûreté, cette aisance fluide et transparente,  l’attention portée aux moindres indications des climats successifs, qui avait scellé la réussite de son album Honegger/Chostakovitch (enregistré en  Août 1998 à Menton pour le label Syrius). Les instrumentistes contrôlent la tension, construisent une architecture ponctuée d’ombres et de lumière, de gouffres et de vertiges spirituels, d’une incontestable plénitude.  Chacune des épures y est restituée dans son intensité de ton : ironie de la valse viennoise (variation 6),  charge parodique de l’aria italiana (variation 4), trémolos époustouflants du moto perpetuo (variation 7), glissandi lugubres de la marche funèbre (variation 8). A l’origine Britten avait composé ses variations pour les membres virtuoses de l’orchestre à cordes Boyd Neel qui créèrent ce polyptique en dix constellations musicales,  aux reflets nocturnes, poétiques, sublimes, au festival de Salzbourg de 1937. Les instrumentistes de l’European camerata  succèdent à leurs illustres devanciers, avec élévation et honneurs. Le ton est juste. Les couleurs, intérieures. Le parcours, incarné, sensible, d’une évidente justesse. Surtout cette richesse harmonique qui s’appuye sur une puissante assise des graves. Voilà qui augure idéalement de leur prochain disque, suite naturelle du concert de Saint-Jean.

Approfondir
http://www.europeancamerata.com
http://www.cceangely.org
http://www.boilerhouse.co.uk/boilerhouse

Cd
Honegger, prélude, arioso, futhette sur le nom de Bach, concerto de camera pour flûte, cor anlgais et orchestre à cordes. Janne Thomsen (flûte), François Leleux (cor anglais). Chostakovitch, prélude & scherzo, opus 11 ; Symphonie de chambre pour ochestre à cordes, opus 110a. European camerata, direction : Laurent Quenelle. 1 cd Syrius. Enregistré en août 1998 au théâtre de l’Europe à Menton.

Benjamin Britten
, Simple symphony, variations sur un thème de Franck Bridge, deux portraits. Jean-Paul Minali-Bella (arpegina), European camerata, direction : Laurent Quenelle. A paraître début 2007.

Illustrations
vignette : les tours du portail de l’église abbatiale, XVIII ème siècle, jamais achevée.

Crédits photographiques 
Alexandre Sauvaire 2006

Vermeer, jeune femme assise jouant du virginal (1675)

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Premières lectures. Ce pourrait être un instantané sans histoire, à peine assombri par l’ombre profonde qui semble dévorer le coin de la pièce pris au piège derrière le virginal. Etrange disposition, exceptionnelle heure choisie, Vermeer peint une pièce dont la fenêtre est condamnée. La lumière prend sa source à la place du spectateur. De sorte que tout autour de la musicienne est plongé dans une pénombre propice au souvenir ou aux allusions silencieuses. Elle nous regarde, sans expression particulière. A quoi pense-t-elle ? Est-elle toute à la musique contenue sur la partition ouverte ? Ou bien, Vermeer dont on sait qu’il aimait les double voire les triples lectures, souhaite-t-il suggestivement nous inviter dans l’intimité de cette femme musicienne dont les pensées résonnent à l’unisson du thème représenté derrière elle, sur la toile qui, imposante, occupe tout le fond du tableau ?

Le tableau dans le tableau. L’œuvre picturale qui y est accrochée a été identifiée : l’entremetteuse de Dirk Van Baburen daté de 1622 dont le Museum of fine arts de Boston possède une version originale. Baburen comme nombre de peintre nordique au début du XVII ème siècle, reçoit l’influence directe du Caravage : réalisme cru voire paillard des scènes de genre. Souvent chez les Caravagesques, la musique, citée sous la forme d’instrument de musique, peint la comédie amoureuse et sentimentale, mais une comédie cynique, où les charmes et les beautés dévoilées, surhaussées par les talents du peintre sont monnayées sans scrupules. A la façon dont Degas, plus tard, représentera le milieu des danseuses de l’Opéra, entourée de leurs marâtres négociatrices, associée à la silhouette de leur admirateur-souteneur.

Mais ici la figure solitaire, associée au tableau du caravagesque, prend une nouvelle signification : elle songe à l’être aimé dont l’absence redouble et s’accroît par la présence de la basse de viole, posée aux pieds du virginal. Les cordes résonnent par sympathie selon les accords produits par la virginaliste, comme les deux cœurs amoureux s’épanchent l’un à l’autre. De sorte que l’œuvre serait l’expression d’une langueur affective, d’une songeuse solitude, à peine égayée par le pinceau du peintre qui saisit un regard échappé furtivement à la partition.
Mais comment comprendre l’allusion du tableau de Baburen au sujet honteux, et le visage de la femme assise au virginal ?

Comme l’expression d’une hésitation, comme l’allusion à un choix non encore élucidé. Cette jeune femme à l’apparence élégante et soignée, songerait-elle à des pratiques interdites ? Ou bien au contraire, veut-elle nous affirmer sa fervente et vertueuse conduite morale ?

S’il n’était la citation du tableau de Baburen, la toile de Vermeer n’offrirait aucune lecture équivoque. Le Baburen trouble la tranquillité apparente de cet intérieur recueilli, et cette parfaite jeune femme, pourrait bien dissimuler quelque écarts de conduite bien peu méritants. La richesse sémantique du tableau tient à ce trouble de la perception. Vermeer ajoute comme Caravage à une forme irréprochable, dont la brosse produit des effets de matière exceptionnels, préfigurant déjà les modernes, impressionnistes et cubistes, des symboles qui renvoient à une toute autre grille de lecture. Perfection de la technique, glissements du sujets.

Palette. Pour exprimer picturalement ce sentiment d’isolement et de rêverie suspendue, Vermeer orchestre une partition chromatique extrêmement raffinée : ocres et ors (du cadre du tableau et des clous du dossier de la chaise), chamois et bois des instruments, bleus de la robe, des motifs de la draperie suspendue, et comme entreouverte pour nous permettre de surprendre le modèle dans son intimité musicale.
L’étude attentive de la touche inscrit la toile dans les années finales de la carrière du peintre : applats simplifiés de matière semblent schématiser la perception des formes et des éclats de lumières. A ce titre, le traitement de la bordure dorée du tableau de Baburen et les plis de la robe bleue repliée contre le dossier de la chaise sont emblématiques de ce schématisme pictural qui aborde les formes en facettes essentielles. Leur traitement contredit la fine description de deux instruments : piètement en faux marbre du virginal, d’une précision quasi illusionniste, dessin juste et minutieux de la basse de viole, dont chaque corde est parfaitement reproduite. Mais ce contraste à peine perceptible, entre la précision du pinceau à gauche et ce flou vaporeux qui enveloppe la matière et les contours, à droite, correspond aussi à l’étagement des figures dans l’espace. Vermeer dont l’oeil est photographique, oeuvre à la façon d’un photographe et sa chambre (n’utilisait-il pas le principe de la camera oscura afin de saisir l’architecture des scènes peintes?) : précision et netteté analytique du premier plan, onirisme poétique, imprécision volontaire des seconds plans.

Dénouement. C’est peut-être l’instrument dont joue la jeune femme qui nous donne la clé de l’œuvre. Contrairement au luth, représenté dans la scène scrabreuse du Baburen, le virginal symbolise dans les intérieurs hollandais des bonnes familles du XVII ème siècle, la concorde et l’harmonie. Ainsi, peintre et modèle ne veulent-ils pas nous indiquer que la jeune femme musicienne est bien du côté de l’idéalisme : amour vulgaire, amour noble. Elle exprime a contrario, sa volonté de s’émanciper de l’amour facile. Elle signifie par allusion, par le langage des instruments, son désir d’un amour fondé sur l’harmonie. Vision déjà romantique.
On ignore dans quel contexte Vermeer peignit le tableau. Pour quel commanditaire ?

Peut-être, Constantin Huyghens le jeune (1628-1697), secrétaire du Prince Guillaume III, ami avec la famille Duarte d’Anvers, visita souvent le collectionneur et musicien anversois. Entre 1673 et 1678, Huyghens se rend régulièrement chez Diego Duarte, pour y parler peinture mais surtout musique, que les deux aimaient passionnément. Duarte fut du reste, un organiste et compositeur célèbre. Huyghens de La Haye fournit-il à son ami Anversois, la toile de Vermeer ? L’idée reste séduisante. L’œuvre du peintre devait en 1910, rejoindre les collections de la National Gallery de Londres, qui possédait depuis 1892, une autre toile de Vermeer sur le même sujet, Une dame debout au virginal.

Illustrations
Vermeer, une jeune femme assise au virginal (1675).
Londres, The trustees of the National Gallery
huile sur toile (51,5 x 45, 6)

Wolfgang Amadeus Mozart, Idomeneo (1781)Salzbourg, du 22 au 30 août

1780, un nouveau seria pour Munich. Six ans après la Finta Giardiniera, commande qui lui est passée dans les mêmes circonstances, Mozart reçoit la proposition d’un nouvel opéra, à l’automne 1780, de la part du prince électeur de Bavière, Karl-Theodor. Il s’agit d’un nouvel ouvrage d’un genre essentiel pour le compositeur, un opéra seria dont la première devra se dérouler lors du prochain carnaval de Munich. Idoménée, d’après la tragédie lyrique du même nom de Campra (1712) sur un livret de Danchet, marque la voie de l’émancipation. Emancipation sociale et professionnelle de Mozart : après Idomeneo, le jeune musicien ne revient plus à Salzbourg, dont le climat provincial et l’esprit étroit lui pèsent infiniment-, et rejoint Vienne sur l’ordre de Colloredo, son employeur ; c’est peu de temps après, en juin 1781, que leur rupture est consommée. Emancipation artistique surtout : avec son nouveau seria, Mozart fait montre d’une inventivité foisonnante, osant la grande machine avec une énergie créatrice qui démontre le génie du dramaturge. L’opéra fut sa grande passion, et le genre seria, un registre aimé, lequel annonce le Clémence de Titus, composé l’année de la mort de Mozart, dix ans après Idoménée.
C’est le chapelain de la cour du prince-archevêque Colloredo, l’abbé Giambattista Varesco qui écrit le livret du nouvel opéra de Mozart. A Munich, pour diriger les premières répétitions (décembre 1780), le compositeur retrouve un orchestre exceptionnel, composé de nombreux musiciens de l’orchestre de Manheim, alors dirigé par Stamitz, et qu’avait fondé le prince-électeur, avant son installation à Munich en 1778.

La genèse de l’œuvre est idéalement documentée : Mozart écrit à son père ses recommandations, lequel les transmet à Varesco resté à Salzbourg. Rigueur psychologique, vraisemblance, efficacité de l’action : Mozart semble favoriser la rapidité. D’ailleurs, après que le livret ait été imprimé, il coupe encore dans l’acte III, et retire trois airs pourtant précédemment composé. Il ne veut d’aucune sorte ennuyer son public munichois. Surtout, le jeune musicien opère une synthèse éblouissante entre l’opéra italien et la tragédie lyrique française. L’invention du compositeur soigne en particulier la continuité dramatique qui sur le plan musical sait éviter la scansion systématique, récitatifs puis airs.

Ensembles nombreux (quatuor du III ème acte), abondance chromatique des récitatifs accompagnés, équilibre concerté entre récitatifs seccos (abandonnés par Gluck) et accompagnatos, tout indique une maturité dans le processus créatif du compositeur. Chaque forme musicale est savamment utilisée pour créer un rythme dans la progression dramatique. Au seuil de la période viennoise, Mozart, pas encore trentenaire, maîtrise totalement l’art musical. D’ailleurs, les opéras à venir, non restreints au seul registre tragique, -comme l’est un opera seria-, usant du mode comique, buffo, du singspiel aussi (comme l’Enlèvement au sérail, à venir), allaient démontrer un nouvel accomplissement de la dramaturgie mozartienne. Idoménée marque aussi la première utilisation des clarinettes dans un ouvrage lyrique de Mozart.

Création et devenir. Dans le rôle-titre, le compositeur bénéficie d’un chanteur déjà reconnu et célébré, dont la fin de carrière reste éclatante, Anton Raaff. La première, sous la direction de l’auteur, a lieu le 29 janvier 1781. Mozart vient à peine de fêter ses 25 ans. Après trois représentations, l’ouvrage est vite oublié. Il aura surtout été apprécié des musiciens. Ambitieux, exigeant autant des chœurs que des solistes, l’ouvrage innove pourtant en bien des aspects.C’est essentiellement l’orchestre (ouverture, intermèdes, marches, ballets), qui occupe le devant de la scène des passions. Mozart souhaite adapter son œuvre en allemand, le reprendre aussi pour le rapprocher plus étroitement de la tradition française. Il est à Vienne, soucieux de s’imposer sur la scène lyrique.

Hélas, Gluck triomphe alors avec Iphigénie en Tauride et surtout, Alceste.
Dans son esprit, Idoménée devient basse et Idamante, ténor. Revirement vocal des plus audacieux et qui éclaire d’un nouveau regard la dramaturgie de l’œuvre. En 1786, Mozart a l’opportunité de produire l’ouvrage mais les deux rôles masculins sont distribués à deux ténors, solution déséquilibrée qui gêne finalement la lisibilité psychologique de leur personnage. C’est pourtant en langue allemande qu’Idomeneo s’imposera sur les planches des théâtres pendant tout le XIX ème siècle.

Personnages
Idoménée, roi de Crète

Conçu pour une tessiture de ténor, et non de basse, Idomeneo incarne le prototype du souverain éclairé, qui hésite à imposer une loi tyranique. Ecratelé entre son devoir et son affection pour ceux qu’il aime (en particulier son fils, Idamante), Idomeneo est un personnage en souffrance, seul et profond. Préfiguration de Titus, dans la Clémence de Titus, seria ultime de Mozart, composé dix ans après Idomeneo, le roi de Crète nous touche surtout par son humanité. Il ne parvient pas à respecter le vœu fait au dieux.

Idamante
D’abord chanté par un castrat soprano italien pour la création de Munich (Del Prato), on préfère depuis la reprise de 1786 à Vienne, choisir la version pour ténor ou mezzo soprano. Le personnage du fils est animé par l’amour, amour filial pour le père Idomeneo, amour passionnel pour Ilia, la princesse troyenne qui, elle, ne manque pas de détermination.

Ilia
Fille du Roi Priam, princesse de Troie
Etre lumineux, à l’éclatante personnalité, c’est elle qui par amour pour Idamante, ose braver la loi divine, au moment du sacrifice. Mozart lui confère une place capitale dans l’opéra : Ilia préfigure la femme idéale, à la fois tendre et courageuse, future Pamina.

Electre
Fille d’Agamemnon
Mozart imagine ce personnage qui n’existe pas dans l’Idoménée français. C’est la contrepartie néfaste d’Ilia, l’incarnation des forces du mal, animée par la jalousie et la haine. Son amour sombre et barbare, la mèneront à la folie. Le caractère de ce personnage diabolique convient plutôt à une soprano dramatique qu’à une mezzo.

Discographie
Nikolaus Harnoncourt, 1980
Werner Hollweg (Idoménée), Trudeliese Schmidt (Idamante), Rachel Yakar (Ilia), Felicity Palmer (Electre), Chœur et orchestre de l’Opéra de Zurich (Teldec).
Le chef imprime à la partition sa force et sa violence implacables. C’est une descente sans fards dans l’arène des passions sanguinaires. L’antiquité crètoise n’a rien ici de tendre ni d’élégiaque. Maître Harnoncourt assène une battue qu’il a depuis, laissé de côté. Or l’emportement expressionniste de la direction, le choix des voix peu conformes mais musicalement plus qu’impliquées, donnent ce sentiment d’urgence et d’évidence qui place d’emblée la version Harnoncourt comme « la » version à posséder en priorité. On retrouve la même sensibilité âpre et ciselée dans le seria de fin, la Clemenza di Tito, dont le défi est relevé par un Harnoncourt plus conteur que jamais (Teldec).

Idoménée au festival de Salzbourg 2006
Deux version sont à l’affiche de Salzbourg. Celle en italien que nous connaissons. Une aut
re conçue au début du XX ème siècle par le chef Richard Strauss, qui oeuvra en pionnier à la redécouverte d’autres ouvrages mozartiens moins connus alors, au nombre desquels, Cosi et Idomeneo.

Wolfgang Amadeus Mozart, Idomeneo

(Munich, le 29 janvier 1781)

Dramma per musica en trois actes
Livret de Giambattista Varesco
D’après Idoménée, roide Crète de Danchet et Campra (1712).

Idomeneo, version en italien.

Maison pour Mozart
Les 22, 24, 27 et 30 août.
Consultez la fiche de la production sur le site du festival de Salzbourg

Direction
Sir Roger Norrington

Mise-en-scène
Ursel Herrmann
Karl-Ernst Herrmann

Stage and costume design
Karl-Ernst Herrmann

Chorus master
Alois Glaßner

Idomeneo
Ramón Vargas

Idamante
Magdalena Kozená

Ilia
Ekaterina Siurina

Elettra
Anja Harteros

Arbace
Jeffrey Francis

Gran Sacerdote
Robin Leggate

La Voce
Günther Groissböck

Neptune
Andreas Schlager

Camerata Salzburg
Salzburger Bachchor

Idomeneo, version Richard Strauss (1930/31)

Maison pour Mozart
Les 25 et 27 août
Consultez la fiche de la production sur le site du festival de Salbourg.

adaptation de Richard Strauss (1930/31)
Texte en allemand adapté par Lothar Wallerstein

Direction
Fabio Luisi

Chorus master
Matthias Brauer

Idomeneo
Robert Gambill

Ilia
Britta Stallmeister

Arbace
Christoph Pohl

Idamante
Iris Vermillion

Ismene
Camilla Nylund

High priest
Jacques-Greg Belobo

Dresden Staatskapelle
Chorus of the Dresden Staatsoper

Illustrations
Fragonard, le prêtre Corésus se tue pour sauver la princesse Callirhoé, 1765. (Paris, musée du Louvre)
Joseph Suffred Duplessis, le sculpteur Christophe-Gabriel Allegrain, 1774. (Paris, musée du Louvre)
Joseph Suffred Duplessis, le peintre Joseph-Marie Vien, 1784. (Paris, musée du Louvre)

Festival Pablo Casals, le 28 juillet 2006. Concert Mozart et l’Espagne, avec l’ONCA, orchestre d’Andorre.

Pour fêter l’année Mozart (né 120  ans avant Pablo Casals !), après le feu d’artifice du concert d’ouverture (26 juillet : Brigitte Engerer au piano et i Solisti di Perugia), Michel Lethiec, Directeur Artistique du Festival, choisit affectivement d’unir le divin compositeur autrichien à l’Espagne d’une part, d’une autre à son propre instrument, la clarinette. Michel Lethiec interprète en compagnie de l’Orchestre National de Chambre d’Andorre (ONCA) le concerto pour clarinette en la majeur K 622 ; s’ajoute une messe « Alma redemptoris mater » d’un  compositeur de la même époque, Anselm Viola (1738-1789), attaché au monastère de Montserrat (Catalogne) influencé par Vienne. Une preuve évidente que le style de Mozart dit « viennois » est une stylisation de la manière du grand opéra napolitain, bien présent en Espagne. Toute la magie du concert naît de l’alliance de cette révélation musicale à la chaleur du pays.

Tout n’est que cœur catalan. Qui n’aurait jamais entendu parler de l’abbaye de Saint-Michel de Cuxa à qui la révolution et le XIX ème siècle furent fatals ? Lieu mythique qui, dans l’état de ruine, inspira Pablo Casals pour fonder l’un des plus vieux festivals de France (55 ème édition) ? Une tour s’est effondrée, le cloître aux chapiteaux de lions dévoreurs n’est plus que la moitié de lui-même, mais la langue espagnole des musiciens (ils se préparent à répéter) y fait toujours résonner une hautaine paix. L’abbatiale, toute nue et abrasée à l’intérieur, mais avec des arcades mi-byzantines, mi-arabes, semble pleine de la gravité des prêtres qui y ont tantôt célébré un office silencieux. On croirait que le temps n’a dévêtu ce sanctuaire magique de tout luxe décoratif que pour le restituer à son but primordial : mystique. C’est pourquoi, à Cuxa, la musique ne peut jamais se colorer d’autre reflet et le public y vient par milliers parce qu’il revit inconsciemment ce sentiment au travers des concerts laïcs.

Un concerto de Mozart, dédicacé. Expert en tout ce qui fait une école de clarinette – n’est-il pas le professeur du CNSM de Paris et du CNR de Nice en sus d’une éclatante discographie et d’un rayonnement d’interprète mondial ? – agilité, clarté, musicalité, force et douceur, Michel Lethiec n’a pas choisi de montrer la bravoure de son « sotto voce » (filet de voix pianissimo) juste pour l’artifice mais pour la profondeur de l’œuvre écrite dans la maturité, peu de mois avant la mort du compositeur. Et c’est en effet une quintessence à la fois de la rhétorique baroque héritée et du nouveau style galant bâti par ses contemporains. Tout de la joie à l’indicible (mouvement lent) est taillé dans du marbre. Qualité que Mozart n’aura partagée qu’avec Corelli avant lui et qui fait de lui le créateur d’un nouveau classicisme. Dans la répétition, lors du fameux mouvement lent, au moment du conduit qui mène à la reprise du célèbre thème, Michel Lethiec descend dans un silence apte à forger un piédestal au retour de la mélodie. Plein d’humour il s’arrête juste là, se réservant pour le concert… mais l’effet est d’autant plus fort sur les chanteurs du Chœur Leider Càmera (qui chanteront très professionnellement la messe sous la direction de Joseph Vila i Casañas) : ils lui font un public improvisé et l’ovationne en avant scène. Pour les autres mouvements, Michel Lethiec danse, se tourne vers telle et telle partie des pupitres, dialogue. C’est un joyeux tempérament, telle est la force des musiciens qui savent utiliser leur nature dans l’art.

Mais au concert, Michel Lethiec retient avec peine ces larmes en jouant. Mozart le vainc : il ne se trompe pas sur cette musique qui exprime « autre chose », il sait habiter cette simplicité du sublime. L’admiration du public exprimée, le bis du mouvement immortel est nécessaire en plein milieu du concert : Michel Lethiec, revêtu de ce double statut de Directeur Artistique du Festival et clarinettiste, le dédit au père de Gérard Claret qui fut un grand ami de Pablo Casals. Gérard Claret joue à sa droite, premier violon et chef de l’Orchestre National de Chambre d’Andorre. Les pleurs ne cherchent plus se cacher : c’est pour nous la seconde fois que l’on voit un interprète profondément ému par ce qu’il sert (cf. Agnès Melon, festival Pietre Sonore).

Une messe magnifique éditée par le Père Daniel Codina, Prieur de l’Abbaye Saint-Michel de Cuxa
Pourquoi l’écueil de la confrontation d’une œuvre mineure d’un inconnu avec un chef-d’œuvre n’échoue pas ce soir ? Avant tout grâce à l’extrême qualité de l’écriture d’Anselm Viola, plus haydnien que mozartien ; aussi grâce à une interprétation nette, vive et classique du Chœur Leider Cámera. L’intérêt est toujours relevé par une alternance des effectifs (quatuor soliste et masse chorale) entre le grand motet à la française et les oratorios viennois. Somme toute, une messe comme celle-ci d’un petit compositeur vaut mieux qu’un médiocre essai d’un grand compositeur (cf. la messe de Gloria de Puccini).

Anselm Viola entra à dix ans dans la prestigieuse Ecole Chorale de Montserrat, toujours en activité aujourd’hui, unique école religieuse qui ait survécu depuis le XIII ème siècle et qui possède un site sur le net  www.escolania.cat. L’abbaye bénédictine du festival lui est religieusement liée.  Anselm Viola fait ses études musicales à Madrid uniquement pour revenir servir son monastère, une trentaine d’année, comme maître de chapelle jusqu’à sa mort. De lui, peu d’œuvres subsistent, autant religieuses que profanes (un concerto, un  villancico).

Naples, Venise, Dresde, Paris, Londres, Vienne, Madrid et Montserrat.
On nous a parlé d’un grand attachement du monastère à Haydn et à Vienne. C’est pourtant bien dans la création d’un style international par le biais de la musique de l’Opéra qu’il faut chercher les parentés. Farinelli à la cour de Madrid, comme éminence grise, a imposé en Espagne les styles des Giacomelli et Hasse (que reprennent les auteurs comme Soler et notre Viola) en montant des saisons lyriques, faites des reprises des grandes œuvres métastasiennes jouées au Hollywood de l’époque : le théâtre « Grisostomo » de Venise ; scène sur laquelle il avait triomphé dans sa jeunesse.

Or dans la messe de Viola, les gigantesques ritournelles introductives des sections, pleines de rythmes lombards, de soupirs, sont galantes à la manière des Jomelli, l’un des derniers grands napolitains. Les duos, avec leurs suaves frottements harmoniques, sont des témoignages d’une étude approfondie du « Stabat Mater » de Pergolesi. Les grandes masses fuguées sont autant proches des grands Requiems, comme celui de Campra, joués au « Concert Spirituel » à Paris à cette époque où, dans toutes les capitales, on commence à mélanger le meilleur de la France au meilleur de l’Italie. Bientôt Graun, Hasse (oratorio de Saint Augustin), Telemann, Haendel, récupèrent cet héritage et forgent un nouveau style. Si Haydn plus tard, entre baroque et romantisme, possède dans son écriture des ressemblances avec cette messe d’un inconnu catalan, c’est que lui aussi reflète les mêmes mélanges, à plus forte raison lorsque l’on songe qu’enfant, il suivait le cercueil de Vivaldi à Vienne et que vieillard, il écoutait, en tant que dédicataire et professeur, les premières sonates de Beethoven.
 
Quant à Mozart, déjà placé par son propre père dans ces mêmes courants, il eut la révélation de son style en découvrant les œuvres de Johann-Christian Bach. Or ce Bach-là, adolescent quand son protestant de père meurt, avait têté au berceau le lait des grands représentants du style galant comme Telemann et Hasse. C’étaient des familiers à la tabl
e de Johann Sebastian Bach : « allons écouter, disait le père, la chansonnette de Hasse à l’opéra de Dresde ». Il fit bien vite le voyage en Italie, devint un napolitain et, comme Haendel, finit sa vie à Londres, cité vaincue à la cause italienne. Que Mozart le viennois, fit du style de Johann-Christian Bach de l’or, relève d’un de ces miracles injustes (comme Chopin par rapport à Field) mais salutaires à l’humanité. Il n’en demeure pas moins que l’ « Opéra » fut l’auteur du « style viennois » à Montserrat comme à Londres.     

Festival Pablo Casals, le 28 juillet 2006. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Concerto pour clarinette en la majeur K 622.
Anselm Viola (1738-1798): Messe « Alma redemptoris mater ». Michel Lethiec, clarinette. Orchestre National de Chambre d’Andorre.Gérad Claret, direction. Choeur Lieder Camera.Josep Vila i Casanas, direction. Elena Copons, soprano. Marisa Roca, mezzo. Francesc Garrigosa i Massana, ténor. Francesc Javier Comorera Tramuns, baryton. 

Gian Battista Pergolesi, portraitRCF, le 28 août à 14h

RCF évoquera Giovanni Battista Pergolesi, compositeur baroque qui figure parmi les principaux représentants de l’école napolitaine. Alors que l’histoire pleure un Mozart mort si jeune à 35 ans, un Schubert à 31 ans, que dire de Pergolèse qui s’éteint tout juste âgé de 26 ans ?

Né à Jesi à l’aube du siècle des Lumières, il commence ses études de musique dans sa ville natale. Puis c’est à Naples, où l’opéra est maître, qu’il suit l’essentiel de sa formation au Conservatorio dei Poveri (De Matteis, Greco et Vinci comptent parmi ses maîtres). Adroit violoniste, il n’occupe que des postes secondaires, sa mort précoce lui empêchant certainement de briguer des postes bien plus importants. Il est un temps maître de Chapelle du Prince Stigliano et du Duc de Maddaloni, puis assistant de celui de Naples. Alors qu’il vient de mettre un terme à son célèbre Stabat Mater, la tuberculose l’emporte à Pouzzoles où il venait se faire soigner.

Cinq années de création musicale ont suffit à Pergolèse pour que l’histoire de la musique retienne son nom. C’est seulement après sa mort que le compositeur rencontre un véritable succès en étant joué en Italie et à l’étranger, particulièrement sa Serva Pedrona. Le succès est tel que les éditeurs n’hésitent pas à publier sous son nom des œuvres qui ne sont pas de lui, stratagème astucieux pour faire vendre. Retour en arrière sur un nom toujours rester célèbre, cible d’attributions douteuses et de fréquents malentendus.

RCF
Musiphonie
Lundi 28 août à 14h.

Haute-Saône. XII ème Festival Musique et Mémoire. Les 29 et 30 juillet 2005

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Un festival au cœur des Mille étangs. Le « pays des mille étangs », déploie plus d’une offre de loisirs. C’est un plateau cerné par deux rivières, le Breuchin au Nord, l’Oignon au sud. Le site se confond avec le parc des ballons, aux pieds des Vosges. Evidemment, l’eau des étangs permet les jeux aquatiques dont le ski nautique, mais aussi, la remise en forme grâce aux bienfaits de ses eaux thermales, autre richesse locale : les eaux de Plombières-les-bains (température naturelle à 84°) ne sont pas loin. Mais il y a davantage. L’art vivant y a trouvé un asile opportun et donne une autre dimension au pays des massifs forestiers. En s’appuyant comme des étapes de son périple musical sur les églises locales, le festival Musique et mémoire perpétue le lien entre le territoire et la musique. Entre Luxeuil-les-Bains, Vesoul et Belfort, à environ 85 kms au nord-est de Besançon, il indique une initiative d’autant plus bienvenue qu’il n’existe pas d’équivalent sur la période… voire dans l’année ; le mélomane exigeant tout au moins curieux, doit « manger » du km pour atteindre par exemple une offre lyrique et musical, digne de son attente… à Besançon.
Voilà plus de dix ans qu’un festival de musique baroque s’y développe, impliquant les locaux, offrant en milieu rural et dans les églises du pays, des programmes choisis, qui mettent en perspective l’ancien et le moderne. Aux côtés de Niccolo Porpora ou de Domenico Mazzochi, – concerts auxquels nous avons pu assistés lors de notre séjour-, plusieurs autres volets ont permis d’entendre, comme chaque année, des œuvres contemporaines créées spécialement pour le festival : « Kritz », suite pour viole de gambe solo de François Rossé, ou « Ultima Nocte » de Jacopo Baboni Schilingi, lesquels réinventent la notion des modernités à la confluence des formes anciennes et de l’écriture de notre temps.

Ces chapitres d’une programmation dense font écho aux éditions précédentes auxquelles Dominique Vasseur, Daniel Brel, Philippe Hersant ont aussi contribué. Sur un socle dédié à la musique ancienne et baroque, il est question de créer des passerelles artistiquement stimulantes qui interrogent les capacités créatives que permettent les mises en perspectives et l’œuvre de mémoire. D’où le titre du Festival.

Le directeur et fondateur de l’événement, Fabrice Creux, désire aussi favoriser les prises de risques autour de programmes inédits spécialement travaillés pour le festival. Dans ce sens, le principe des artistes en résidence a été adopté depuis l’an dernier. Une démarche proche du festival de Cordon du Pays du Mont Blanc dont nous avons aussi rendu compte dans les colonnes de notre rubrique « Evasion ». Le projet est d’autant plus convaincant qu’il ne s’appuie pas seulement sur l’exigence d’une programmation. Il s’interroge aussi sur sa propre capacité à renouveler ses limites, à trouver les moyens de son implantation locale, à impliquer, toujours plus et mieux, ses publics et les populations, sa possibilité concrète à élargir les répertoires. En particulier, voilà en quoi Musique et mémoire engage des voies salutaires qui nous paraissent particulièrement significatives. Scènes baroques certes, mais aussi foyer créatif, interrogeant ici peut-être mieux qu’ailleurs, la notion des modernités. (Lire ici notre entretien avec Fabrice Creux).

A quelques 450 kms de Paris, nous voici à nouveau au cœur d’une démarche critique et créative marquante. Preuve que la culture s’invente aussi – surtout – en province… aux côtés des standards guindés et formatés des capitales européennes ? Après Cordon, le Pays des Mille étang indique une voie à suivre. Celle que d’ailleurs, nous emprunterons de festivals en événements, et qui nous conduira bientôt sur la Côte d’Azur au festival de musique de chambre de Beaulieu-sur-mer…nouvelle étape de notre périple défricheur de cet été.

Deux concerts du dernier Week-end. Jérôme Correas en résidence aborde Porpora et Mazzocchi. Le directeur des Paladins était l’artiste invité en résidence pour le XIIe festival Musique et Mémoire. Entre deux répétitions, il nous a accordé un entretien. Bilan sur son interprétation du répertoire italien et sur ses projets lyriques. (Lire l’entretien ici)

Vendredi 29 juillet – Eglise de Saint-Bresson, 21h. Les Paladins dirigés par Jérôme Corréas reprennent un programme musical et littéraire qu’ils ont donné plusieurs fois en 2004 au moment des célébrations de l’anniversaire Georges Sand : La cantatrice imaginaire d’après les textes de son roman « Consuelo ». Plus qu’une évocation historique sur les milieux musicaux du Baroque Italien, entre Naples et Venise, la dramaturgie conçue par le directeur des Paladins et l’homme de radio, François Castang, ici récitant-, dresse un portrait lyrique, volontiers fantasque, de Niccolo Porpora, compositeur incontournable de la scène européenne du XVIII ème siècle. Ils suivent la fiction de Sand, qui a retravaillé parfois les détails de l’Histoire, afin de mieux préciser l’exigence artistique du compositeur, radical intransigeant, imposant pour lui-même comme pour ses élèves, les vertus d’un idéal auquel il faut tout sacrifier, en particulier les tromperies flatteuses du succès, le poison vénéneux des mondanités…

Difficile gageure d’adapter un texte de roman en œuvre récitée et musicale ; plus encore, d’y refondre la trame d’un drame cohérent en ajoutant de la musique dont celle inédite d’un Porpora totalement oublié aujourd’hui. Davantage : au début du concert, le chef des Paladins indiquait un changement de distribution. C’est la mezzo Sacha Hataia qui remplaçait quasiment aux pieds levés, Geneviève Kaemmerlen, initialement prévue.

Le plaisir de découvrir un texte dont nous avouerons qu’il nous était quasi inconnu, celui tout autant prenant d’entendre une musique inconnue (duettos et Lamentations), pourtant élaborée par un maître napolitain de la même envergure que Jommelli, ont marqué notre écoute. En dépit d’une sonorisation parfois aléatoire mais nécessaire pour équilibrer paroles du récitant et chant des artistes, la découverte de partitions inédite reste convaincante, d’autant plus percutantes dans un contexte littéraire fait d’un assemblage savamment construit où s’il est question de fantaisies historiques, l’on apprend beaucoup du milieu musical, précisément de la Venise du XVIIIe siècle. Celle qui succède à Vivaldi, bien oublié depuis sa mort en 1741 ; celle qui est comme le reste de l’Europe sous le charme des arabesques acrobatiques des chanteurs et compositeurs napolitains ! Musiciens attentifs aux climats, chanteuses associées dans une joute habile à rendre la finesse ciselée des figures rococo… Récitant précis au texte imagé et vivant… Saluons en particulièrement l’ampleur et la beauté du timbre de Sacha Hataia, dont l’instinct musical laisse présager une belle carrière à venir. La chanteuse se produira aussi dans Les Pélèrins au Sépulcre, oratorio de Hasse, autre Napolitain, au prochain festival d’Ambronay (27 août, avec Il Seminario Musicale, direction : Gérard Lesne).

On imagine sans peine quelle a pu être la passion suscitée dans le public par les accents surornementés d’un Porpora, subtile orfèvre des combinaisons vocales et instrumentales. Sa langue est définitivement rococo et en exigeant beaucoup des voix, il offre l’accomplissement artistique de ses idéaux prônés dans les institutions qu’il a dirigé à Naples et aussi à Venise car les partitions abordées ce soir, ont été chantées par les jeunes filles pensionnaires des Incurabili. Preuve évidente que les années 1740, marquent la défaite de Venise, au bénéfice de Napl
es.

Le programme du concert est le sujet d’un cd récemment paru chez Arion. Isabelle Poulenard est accompagnée de Karine Deshayes. Les Paladins, direction : Jérôme Corréas.

Samedi 30 juillet – Faucogney, Eglise Saint-Georges. 21h. Non content de nous avoir révélé Porpora, la veille, Jérôme Corréas explore ce soir un autre univers méconnu mais cette fois, du XVIIe italien, celui du compositeur romain Domenico Mazzocchi. La Rome fastueuse et lettrée du XVIIe siècle, celle des cercles mélomanes des prélats, succède aux fulgurances du rococo triomphant.

L’attente du public est d’autant plus concentrée que l’après-midi qui a précédé le concert, les interprètes ont répété en accès libre (de 15h à 18h). Séances publiques où les musiciens, sous la direction de Jérôme Corréas, expliquent leurs options, dont l’emplacement des chanteurs et celle des instrumentistes ; on change l’orientation des podiums, ajuste la hauteur des pupitres, règle les derniers points de lumière… les auditeurs sont même invités à poser des questions : que demander de mieux pour impliquer les festivaliers à l’expérience et à la performance du concert final ?

Pourtant la musique de Mazzocchi à l’heure où elle était jouée, était réservée à la délectation d’une élite lettrée dont la quête esthétique n’est pas si éloignée des membres de la Camerata du Comte Bardi à Florence, quelques décennies auparavant. Les Prélats romains favorisent la recherche des compositeurs, soucieux d’établir de subtiles correspondances entre poésie et musique. Mazzocchi fait partie de la colonie des auteurs particulièrement doués de ce point de vue. A un vocabulaire extrêmement raffiné et dense, il ajoute une imagination délirante qui déroute l’auditeur. C’est tout l’attrait du programme abordé par Les Paladins : à partir des deux seuls recueils édités (Musiche sacre e morali, Rome 1640 et Sacrae Concertationes, Rome 1664) se précise l’humeur d’un génie insaisissable dont le traitement de la langue, musical et poétique, est un jeu de références et d’innovations qui suscitent plusieurs niveaux de lectures.

Nous voici bien après Monteverdi, aux côtés de Carissimi (dont Mazzocchi était contemporain), dans le laboratoire d’un créateur majeur : vertiges hallucinés ou languissants, prière mystiques d’une renversante sensualité (échos de l’Ode : « Alla Beatissima Vergine »), en définitive, sculpture mordante du texte au moyen d’une musique qui n’est avare de fulgurances. Les chanteurs réunis par le directeur des Palladins déploient une évidente aisance dans un tel répertoire. En dépit d’une somptueuse attention portée à la ligne mélodique, il convient d’y préserver constamment l’articulation justement accentuée de la langue. Et sur ce registre, les deux ténors, Jean-François Lombard et David Lefort, outre leur engagement expressif, ont ciselé les poèmes avec un soin jubilatoire.

On attend avec impatience l’enregistrement de ce concert qui prélude à de nombreuses reprises dans les mois qui viennent. Le disque qui sortira dans la collection nouvelle crée par le Festival d’Ambronay réunit la même distribution.

Domenico Mazzocchi : « Musiques pour la Chapelle Sixtine ». Monique Zanetti, Valérie Gabail (sopranos), Jean-François Lombard, David Lefort (ténors), Renaud Delaigue (basse), Les Paladins, direction : Jérôme Corréas. Lumières : Benoît colardelle.

Les « Plus »
Pour organiser votre prochain séjour au plateau des Mille étangs, consultez le site : http://www.parc-ballons-vosges.fr.
Pour suivre le développement des activités annuelles de l’association Musique et mémoire dont la mise en œuvre du partenariat avec l’Ensemble La Rêveuse dont Fabrice Creux, le directeur du Festival, parle dans son entretien, consultez le site : http://www.musetmemoire.com. Renseignements au 03. 84. 49. 33. 46.

Crédits photographiques
portrait de Fabrice Creux
les Paladins en concert
portrait de Jérôme Corréas

Molière/Lully, le Bourgeois GentilhommeTrianon, Paris. Le 10 novembre 2004 (création)

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Le 10 novembre 2004, la production du Bourgeois Gentilhomme était créée à Paris, au théâtre du Trianon. Voici la critique que nous avions rédigée au lendemain de cette soirée mémorable.

D’emblée, ce nouveau projet promis, annoncé depuis des mois, créé à Utrecht en août dernier, fait partie des réussites exceptionnelles qu’il nous a été donné de voir.

Une esthétique jubilatoire du caractère et de l’arabesque. Caractère à la manière d’un Labruyère, et même contrastes dans la drôlerie la plus délirante : Molière, expert du psychologique et du comique de situation, nous offre dans ce « Bourgeois », l’une de ses galeries de portraits les plus saisissants. Il cisèle avec dextérité les registres du bouffon, du truculent, de la satire aussi. La troupe réunie ici est d’une rare cohérence, communiquant sans s’épargner l’esprit du théâtre comique le plus endiablé. Ce Bourgeois « falstaffien » est le dindon de la farce, le mouton d’une duperie qui va fortissimo : depuis les scènes où chacun de ses professeurs (de danse et de musique, maître d’arme et professeur de philosophie, puis maître tailleur, véritable caricature charge de la créature poudrée Versaillaise) surenchérissent dans la dérision comique jusqu’à ce sommet du délire facétieux : l’intronisation de Monsieur Jourdain en « mamamouchi ». Mais Molière sait aussi atténuer la satire : il ajoute cette naïveté désarmante qui rend son héros comique, plutôt sympathique. Ce dont joue avec tact, Olivier Martin Salvan dans le rôle-titre. La musique de Lully quant à elle, parachève les coups brossés de son complice Molière. Elle renforce l’acuité drolatique de cette sublime bouffonnerie.

Arabesque ? A l’appui des caractères de la scène, le style des acteurs et des décors ajoutent leur contribution à la valeur du spectacle. On ne saurait être ici indifférent à la langue des acteurs. Contours et détours presque ensorcelants d’une langue théâtrale restituée/recréée : contournements chantants et précieux d’une déclamation parlée diphtonguée qui manie consonnes et voyelles, projetées et toutes dites, avec une savoureuse créativité… (Madame Jourdain, tenue par un comédien visiblement « habité » par ce travestissement fidèle à l’époque)… preuve que les tentatives du chercheur linguiste Eugène Green ne sont pas demeurées lettres mortes. Le metteur en scène de ce Bourgeois hors normes, Benjamin Lazar, est lui-même l’élève de Green. Il nous reste à l’esprit le souvenir où le « maître ès français baroque », avait produit à l’occasion d’un premier « mai baroque à Paris », Corneille au théâtre de l’épée de bois à la Cartoucherie de Vincennes, dans les éclairages d’époque (là aussi des bougies par centaine) et dans une approche nouvelle de l’articulation des textes. Cette diction opérante qui n’a jamais l’arrogance la reconstitution savante, fait s’écouler le texte de Molière avec une prodigieuse vivacité : sur scène, elle électrise littéralement l’action dramatique et dépoussière les ressorts du comique de chacun des dialogues. Preuve nous est donnée que le théâtre du Grand Siècle n’est pas une récitation morte. Et son « actualité » nous touche tant, dans maints détails de cette scène d’humanité grotesque et « ridicule » (si l’on reprend le registre réclamé par le Roi lors de sa commande à Molière et Lully), qu’on ne cesse de reconnaître tout au long de cette « comédie-ballet » de 1670, que les auteurs n’ont jamais mieux conçu de plus juste et de plus intelligent.

Arabesques aussi, dans la mise en scène, des gestes et attitudes, toutes puisées à la seule source que nous a transmis l’époque de Molière : les peintures du XVIIème siècle. Rhétorique du geste autant que des regards qui d’autant plus « agissants », sont accentués par cet éclairage de lanterne magique : la rampe symbolique que constitue la rangée des bougies allumées pendant les presque quatre heures de représentation, évoque le cabinet féerique de notre enfance, la boîte à illusions et transformations qui a ce pouvoir fascinant de nous transposer, comme par enchantement, sur la scène baroque.

Arabesques contournées enfin, des vantaux décoratifs formant le cadre de l’action : à la manière des cabinets du XVIIème, meubles à transformation contenant toujours un secret mécanisme, la scène du Bourgeois est un espace clos et raffiné où à la lueurs des bougies, paraissent les figures-acteurs dans cet écrin précieux, couvert de figures d’écailles et de laiton cuivré enroulées de palmes et d’acanthes, à la façon d’André Charles Boule, maître de la marqueterie luxueuse, celle qu’affectionnera tant Louis XIV pour Versailles.

La mise en scène de Benjamin Lazar
est limpide. Elle est à la mesure de son jeu d’acteur : il campe un maître de Philosophie d’une très efficace finesse et d’une vivacité désopilante, en particulier dans la scène où il s’agit d’arranger le poème de Monsieur Jourdain : « Belle Marquise… ». D’un foisonnement de scènes cocasses et survoltées, d’une ivresse délirante inouïe, Lazar sait doser et conduire la tension jusqu’à son acmé : la cérémonie turque, préambule bouffon d’une totale fantaisie préparant lui-même au Ballet des nations dont Lully fait une surenchère musicale conclusive (jubilatoires « première et troisième entrées » : qu’il s’agisse de l’essaim des fâcheux qui se disputent les livres du distributeur, ou des pas cadencés « des Espagnols », la magie du théâtre opère avec plénitude).

Des interprètes magiciens pour une œuvre délirante.
Ce qui est assurément satisfaisant, c’est l’esprit de la troupe. Porté par un collectif de comédiens-acteurs-chanteurs-danseurs absolument confondants, et dans la saveur burlesque et dans le pastoralisme sensuel et langoureux, le chef d’orchestre, ailleurs directeur du Poème Harmonique, Vincent Dumestre, met ici à profit les fruits de ses recherches gravées au disque chez le label Alpha : il nous délecte de son art de l’articulation de ce «&nbspfrançais Grand Siècle » dont, si nous n’en ne possédons pas l’exacte connaissance, du moins en avons-nous comme moteur stimulant, une indéfectible nostalgie. Dumestre, maître des dosages de timbres instrumentaux, excellent « diseur de ballets », qui en exprime les rythmes et les accents comme personne, ajoute à l’ouvrage, ce supplément d’âme indicible qui recrée littéralement ce prodigieux laboratoire esthétique : « comédie-ballet », au carrefour de milles registres et formes, jetés là comme de géniales esquisses : de la danse et du chant, de la farce comique et de l’élégie amoureuse, tout s’exalte et produit une forme en devenir, un « work in progress », stupéfiant de vitalité et de cynique vérité où ce Bourgeois aux prétentions nobiliaires, est plus émouvant que détestable.

Le chant n’a pas encore la part belle, l’exemple de la tragédie antique, point encore la primauté sur tout autre sujet : Lully structurera tout cela, trois ans plus tard, en 1673, avec Cadmus et Hermione, première tragédie lyrique de l’Histoire. Ici, on écoute avec ferveur cette science dans la tenue des danses, dans l’équilibre des parties, dans l’acuité des rebonds rythmiques (la marche turque est d’une souveraine netteté). On sent bien que rien n’est laissé au hasard mais tout coule de source.

Pour l’heure, on regrette que Paris n’accueille la performance que pour deux soirées, de surcroît à guichet fermé, dans le cadre du Festival « Abeille Musique » ! Cette indiscutable production nous fait partager le sentiment inestimable d’assister, – comme Louis XIV, alors jeune monarque fougueux et ardent, tout occupé à la jouissance
de ses plaisirs -, à la naissance d’un divertissement de grand style, libre dans sa forme, prodigue par ses effets, conçu par un duo échevelé, les « deux Baptistes » dont la collaboration bien que d’une issue malheureuse, allait engendrer l’opéra Français à Versailles.

Dvd et cd

En attendant le DVD de la production qui est annoncé chez Alpha au premier semestre 2005 (évidemment à ne manquer sous aucun prétexte), vous pourrez vous reporter, côté disque, sur une gravure « historique » et pionnière (1988), couplée avec « L’Europe Galante » de Campra, (Orchestre de la Petite Bande, direction : Gustav Leonhardt chez Deutsche harmonia mundi). Cette version pourtant ancienne a toutes nos préférences : sa patine n’a pas perdu de sa sublime nostalgie poétique (grâce entre autres, à Rachel Yakar qui y distille une leçon d’articulation et de style. Splendide !)

Paris. Théâtre du Trianon, le 10 novembre 2004. Jean-Baptiste Lully: Le Bourgeois Gentilhomme, comédie-ballet de Molière et Jean-Baptiste Lully. Mise en scène : Benjamin Lazar. Chorégraphie : Cécile Roussat. Comédiens : Olivier Martin Salvan, Monsieur Jourdain. Nicolas Vial, Madame Jourdain. Louise Moaty, Lucile. Benjamin Lazar, Cléonte/ le maître de philosophie. Anne Guersande Ledoux, Dorimène. Lorenzo Charoy, Dorante/ le maître d’armes. Alexandra Rübner, Nicole/ le maître de musique. Jean-Denis Monory, Covielle/ le maître tailleur. Julien Lubek, Le maître à danser. Chanteurs : Arnaud Marzorati, le Mufti/ le vieux bourgeois babillard/ l’élève. Claire Lefilliâtre, la musicienne/ la femme du bel-air/ l’Italienne. François-Nicolas Geslot, le premier musicien/ la vieille bourgeoise babillarde/ un Espagnol/ un Poitevin. Serge Goubioud, un Gascon/ un Poitevin/ un chanteur. Lisandro Nessis, un Espagnol/ un Gascon/ un chanteur. Bernard Arrieta, un Espagnol/ l’homme du bel-air/ un chanteur. Arnaud Richard, l’Italien/ le Suisse. Orchestre Musica Florea. Direction musicale : Vincent Dumestre.

Crédit photographique :
© Robin Davies
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Haute-Saône (70). Festival Musique et mémoire, les 22 et 23 juillet 2006.

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En marge des festivals prestigieux et des sites où la mer, le soleil, la plage attirent chaque été la manne touristique, il est d’autres lieux où la culture et le spectacle vivant  poursuivent leur chemin. Un chemin d’autant plus avenant qu’il est ponctué de découvertes patrimoniales et musicales inestimables.
Prenez par exemple, le temps de notre séjour au Pays des mille étangs, l’initiative  défendue par Fabrice Creux, directeur du festival Musique et Mémoire : il ne s’agit pas simplement d’animer les lieux culturels (auditorium de Lure), ou patrimoniaux de la région (basilique Saint-Pierre de Vexeuil-Les-Bains) de quelques concerts de musique.
Qui devinerait qu’ici, des heures de pure découverte musicale vous attendent, dans un triangle situé à près de 4h30 de Paris (par le train), entre  Besançon, Epinal, Belfort ?

Il s’agit bien de défendre et d’illustrer une conception de plus en plus rare de la musique : la présence d’artistes insuffisamment reconnus dans les répertoires qu’ils servent avec une passion unique et singulière. A la volonté de maintenir  dans le tissu rural, un souffle culturel, en particulier de musique classique,  correspond l’exigence de qualité et mieux, d’originalité des interprètes et des programmes retenus. C’est aussi une démarche artistique qui s’interroge sur sa propre forme : comment se renouveler, associer répertoire ancien et approche vivante, comment fidéliser et rajeunir les publics? Et d’ailleurs, quels publics? Les populations locales sont de moins en moins nombreuses…

Pour toute réponse, Fabrice Creux offre depuis le début du festival, les fruits de valeurs clés : ouverture et curiosité. Autant de principes moteurs qui font de cet événement en Haute-Saône, une scène vivante et un laboratoire.
Le festival Musique et Mémoire favorise surtout la création : commande aux compositeurs contemporains, ou choix des interprètes baroques porteurs de propositions nouvelles qui sont des relectures ou des innovations. Envoyés spéciaux à Lure puis à Vexeuil-les-Bains, nous avons pu constater combien la ligne artistique n’avait pas fléchi. Lire dans ce sens, notre précédent reportage au moment de l’édition 2005. Mieux, les deux concerts auxquels nous avons assisté, témoignent d’une incontestable qualité comme ils dévoilent le discernement remarquable qui préside depuis toujours à la direction de ce festival pas comme les autres.

Lure. Le 22 juillet. Depuis Paris, après 4h de train, arrivée à Vesoul. Puis attente pour rejoindre Lure par le « TER » dont le luxe technologique nous rappelle qu’ici, au cœur de la ruralité, la distance ne doit pas être un handicap. La Région Franche-Comté a mis les bouchées doubles pour assurer aux habitants, une infrastructure qui peut faire pâlir celle de la région Ile-de-France. De fait, à peine 15 minutes de trajet pour notre arrivée finale à Lure. La sous-préfecture de la Haute-Saône a conservé une bonne partie de ses batisses anciennes, dont le bâtiment de la Sous-préfecture avec à ses abords, un petit lac des plus idylliques, comprenant cygnes et canards. La vue est digne du Grand Maulnes.

Première escale de notre séjour, le concert du soir, dans l’Auditorium « François Mitterand ». Au programme, musique anglaise du XVII ème siècle : « Theater of Musicke ». Fabrice Creux le précise lui-même : «  je veux faire transmettre et partager l’esprit d’un festival laboratoire » . Le choix du programme de ce soir lui donne raison : il n’a jamais été donné avant. Sauf peut-être entre les murs d’un studio d’enregistrement puisque l’ensemble La Rêveuse a enregistré pour le label K617, le programme musical de ce soir pour un disque qui paraîtra en janvier 2007. Le concert de Lure suit directement les séances de l’enregistrement. Originalité et même avant-première sont au rendez-vous du festival Musique et mémoire.
L’ensemble La Rêveuse, fondé par Benjamin Perrot (théorbe et direction) et Florence Bolton (viole de gambe), a signé une convention avec le Festival, en tant qu’ « artistes associés », les membres de l’Ensemble, affinent et livrent un programme totalement inédit dont il présente au sein du festival les fruits de leur séance de travail. Comme pour tout nouveau programme, les heures de recherche documentaire, puis de sélection des œuvres musicales ont préludé à cette aventure. Lire à ce propos notre entretien avec Benjamin Perrot et Florence Bolton.
Un programme réussi sait respecter les attentes du public, surtout dans le cas d’une création, comme ce soir. Découvertes et détente,  comédie et jeu. Ajoutez à cela, un évident plaisir à marier les timbres, maîtriser la justesse des instruments d’autant plus difficiles quand il fait terriblement chaud (malheureusement pour nous, et surtout pour les interprètes, la salle de l’Auditorium n’est pas climatisée). Qu’importe les conditions, le plaisir est présent, palpable sur scène, comme parmi le public. Le journal de Samuel Pepys, officier de la marine britannique, habitant  Londres au XVII ème siècle, donne le prétexte d’un spectacle particulièrement complet, dramatique, musical, littéraire. Sous les traits du comédien Olivier Martin Salvan, que le spectacle du Bourgeois Gentilhomme dirigé par Vincent Dumestre aura révélé  (il y tient le rôle-titre), Pepys, lecteur de ses propres lettres, datées de 1665 à 1668, évoque ses cours de danses et de chant, les spectacles et les modes de la Cour, s’électrise par quelques allusions piquantes à la bagatelle  (avec sa servante Sarah) ; se montre surtout d’une jalousie maladive vis à vis de son épouse. La conviction de l’acteur rend naturelle cette évocation fantaisiste du Londres baroque. Evocation fantaisiste qui est pourtant des plus historiques : Pepys/Salvan s’y montre comptable de menus détails de la vie quotidienne. Il fait même mention de la peste qui extermina une bonne moitié de la population en 1665. Le comédien retrouve en Pepys cet air de naïveté  sincère et amusée, avec parfois une once à peine consciente de perversité, déjà remarquée lorsqu’il était Monsieur Jourdain, à la même époque, sur une autre scène. La voix est franche et nette, articulée et naturelle : Salvan pousse même la chansonnette,  éclairant aussi ce qui fut la pratique de la musique entre amateurs dans les cercles aisés londoniens. Lui donne la réplique, la soprano Julie Hassler : timbre délicat, toute en fragilité féminine, idéal contrepoint à la vitalité parfois truculente de son témoin de mari-récitant.  Les instrumentistes quant à eux délivrent le secret d’une musique filigranée dont la veine dramatique,  installe des épisodes souvent comiques. Locke, Purcell, Banister illustrent la musique des spectacles auquel assista le mélomane Pepys. Lequel ne se prive pas au détour d’un paragraphe, d’égratigner la faiblesse des français, leur style pitoyable (« Ah Philis» de Samuel Akeroyde, « air d’un dandy nouvellement  venu de France« ).

The Theater of musicke. Musique pour les théâtres Londoniens. Extraits du Journal de Samuel Pepys (1632-1703).Le disque du programme musical (sans les extraits récités du Journal de Pepys) sera publié par K617, en janvier 2007.

Luxeuil-les-Bains, le 23 juillet. Claudio Monteverdi, Les Vêpres de la Vierge. Le festival poursuivait son œuvre de défrichement créatif en soumettant à un cycle de musique particulièrement célèbre, un regard des plus imprévus.

Bref rappel historique sur l’œuvre. L’ouvrage que nous connaissons sous le titre générique des « Vêpres », n’a jamais été joué, du vivant de l’auteur, sous la forme d’un cycle complet tel qu’il est consigné dans le recueil édité par Monteverdi en 1610. C’est en vérité une publication de partitions que nous appellerions aujourd’hui, « promotionnelles ». En vu d’obtenir une nouvelle fonction, habité par le désir de trouver un nouveau patron, Monteverdi s’y montre des plus argumentés, en habile « marketeur ».  L’auteur y démontre sa complète maîtrise qu’il s’agisse du genre traditionnel (prima prattica) ou novateur (secunda prattica),  dans le traitement de textes variés aussi, à la Vierge mais aussi à la Sainte Trinité. D’ailleurs autant d’éclectisme affirme que le cycle ne pourrait pas fonctionner en l’état dans un contexte liturgique. C’est une édition laboratoire, expérimentale, voire encyclopédique  dans laquelle Monteverdi consigne  l’ensemble de ses possibilités : néo renaissance (architecture polyphonique) et donc également avant-gardiste (langage monodique emprunté à l’opéra dont il est depuis l’Orfeo de 1607, trois avant les Vêpres, le génie fondateur, reconnu et célébré).

L’interprétation. Il est légitime dans ce sens d’aborder les Vêpres comme une réserve, où l’on peut assembler et composer son propre cycle cohérent.
Bruno Boterf a choisi ici de recomposer une lecture volontairement traditionnaliste, regardant plutôt vers le XVI ème finissant, écartant délibérément  les fastes spectaculaires de la musique opératique et monumental. Chef et interprètes cisèlent en conséquence les longues phrases contemplatives, recherchent l’abstraction éthérée moins le souffle dramatique et théâtral d’un Monteverdi, grand maître des passions lyriques. Voici des « Vêpres » aux couleurs de Palestrina et de Lassus, ces deux grands maîtres de la polyphonie romaine… Rome vers laquelle regardait explicitement Monteverdi en 1610, puisque son recueil porte une dédicace au pape Paul V.

Ce soir,  l’auditeur aura cherché en vain, l’éclat fastueux de la fanfare qui cite, comme il en est question au début d’Orfeo, l’emblème musical de la famille ducal de Mantoue, dont Monteverdi était alors l’employé. Disons que l
’ascèse pratiquée par les chanteurs était proportionnellement inverse au décor exubérant du concert : la basilique Saint-Pierre de Vexeuil est connue pour le piedouche flanquant la partie inférieure du buffet de l’orgue. Un ouvrage de menuiserie d’une exceptionnelle  importance, flanquée de médaillons à l’effigie d’un David harpiste et d’une Cécile organiste. Derrière les chanteurs et sous les lumières savammant équilibrées de Benoît Collardelle, la pièce de bois sculptée, datant de la fin du XVII ème siècle, participait pleinement à l’effusion collective des prières montéverdiennes.
 
Les auditeurs, plus habitués aux lectures baroqueuses, auront été déconcertés voire déstabilisés par une lecture ici défendue par 12 chanteurs, et un continuo des plus condensés (orgue italien, violoncelle, théorbe/luth,  deux sacqueboutes). Le risque a été aussi opéré dans la recherche d’alliances de timbres pour le moins inédit (interpréter la mandorle angélique du Sancta Maria ora pro nobis avec l’orgue et les 2 sacqueboutes était d’une nouveauté absolue). Nous sommes loin des fastes abondamment écoutées grâce à une discographie des plus pléthoriques et dont les dernières versions (Robert King chez Hypérion) accusent la dimension spectaculaire.
Une telle approche singulière, loin de trahir l’œuvre, en explore les nombreuses possibilités interprétatives. Que l’on partage ou non les principes de Bruno Boterf, les risques ici défendus, dans le contexte d’un festival laboratoire, servent au mieux les attentes du public.

D’autant que pour préparer le concert, une conférence de Denis Morrier reprécisait les enjeux, questions et énigmes posées par Monteverdi dans un cycle de partitions encore problématiques sous bien des aspects.  Ainsi, entre autres points à élucider,  la ligne des sopranos n’était pas tenue par des femmes mais des hommes, en particulier à défaut de castrats (trop onéreux même pour une Cour aussi fastueuse que celle de Mantoue, quoique, plus au niveau de la Chapelle papale, la Sixtine), par des falsetistes sopranistes. Une version légitime et historiquement correcte qui n’a jamais été encore enregistrée à ce jour…

Quarante ans après la révolution baroqueuse, tout reste donc encore à faire. Découvrir, innover, tenter, risquer. La scène baroque est bien vivante. Au travers d’un concert surprenant, Fabrice Creux nous le rappelle avec d’autant plus de justesse que l’on ne s’attend pas à tant de pertinente proposition, au nord de la France-Comté, dans une période où, ailleurs, les festivals battent leur plein, préférant souvent les têtes d’affiches, les programmes et les modes consensuels pour remplir les salles ou les églises.

Claudio Monteverdi, Vespro della Beata Vergine (1610).Ludus modalis, direction : Bruno Boterf.
Festival Musique et mémoire, du 14 au 31 juillet 2006.

Crédit photographique
© David Tonnelier

Lure, la sous-préfecture
L’ensemble La Rêveuse
Vexueil, basilique Saint-Pierre (le cloître et le portail d’entrée, mosaïque et vitrail). L’ensemble Ludus modalis devant la console de bois sculpté.

Peinture et musique

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Peintres musiciens (Giorgione), musiciens peintres (Schönberg), la création artistique a montré qu’elle aimait rompre les cloisonnements, mêler les disciplines, établir des correspondances, exprimer l’idéal, sous plusieurs aspects, en variant les points d’ancrage, en troublant aussi le récepteur, qu’il soit spectateur ou auditeur. Innombrables les champs offerts au regard par les peintres, soit qu’ils représentent les musiciens et leurs instruments de musique, soit même qu’ils se représentent eux-mêmes en musiciens (Titien, Véronèse, Tintoret et Bassano formant quatuor au-devant des Noces de Cana).

Voici plusieurs parcours. Tous prennent appui sur l’image. Il s’agit moins de rétrécir la vue et l’esprit que susciter l’imaginaire. Dans le dialogue des arts, ainsi suggéré, nous voulons communiquer notre passion de la peinture et de la musique, souligner la multitude des perspectives qui se révèlent au détour d’un motif ou d’un détail. Et toujours, tenter d’approcher le mystère et la vérité de l’œuvre.

Sommaire
1.Caravage et la musique (1)
2. Fragonard, le verrou
3. Van Dyck, portrait de Jacques Gaultier
4. Van Dyck, portrait de François Langlois
5. Vermeer, la leçon de musique
6. Vermeer, une jeune femme assise au virginal
7. Danhauser, Liszt au piano
8. Titien, un concert
9. Caravage, Monteverdi : le chant de l’âme

Illustration
au XVI ème siècle, un quatuor de peintres s’impose à Venise et sur la scène européenne : Véronèse, Bassano, Tintoret et le vieux Titien, jouant ici une contrebasse. L’essor de la peinture vénitienne dans la seconde moitié du XVI ème siècle, est indissociable de la musique.

Guillaume Connesson, »de l’ombre à la lumière »Mezzo, le 25 août à 15h15

Guillaume Connesson, né en 1970 à Boulogne-Billancourt, a immédiatement séduit public et critiques grâce à un sens inné de l’invention musicale. Il n’y a chez lui aucune volonté de plaire par systématisme ni marquer les esprits par opportunité de langage. C’est un compositeur libéré des esthétismes, qui a approfondi sa connaissance de l’orchestration auprès de Alain Louvier, étudié la direction d’orchestre avec Dominique Ruits, et suivi les conseils de Marcel Landowski. Compositeur en résidence, il a reçu commande de l’Orchestre des Pays de la Loire, dirigé par Hubert Soudan pour une œuvre symphonique à laquelle il a ajouté une voix de soprano (ici, Catherine Dubosc).
De l’ombre à la lumière évoque le passage de l’angoisse qui saisit l’homme confronté à sa propre mort, vers la lumière de l’espérance. Un cycle qui lui a inspiré le rythme incantatoire et presque halluciné des poèmes de Charles Péguy sur Chartres et la Beauce, et qui porte le titre de « liturgies de l’ombre ».

La caméra de Fabienne Issartel recueille la parole du compositeur sur le lent accompagnement de la pensée musicale. De la particelle (esquisse qui résume au préalable les parties de chaque instrument), puis écriture, enfin répétition en concert (création en octobre 2000).
En partant de la musicalité du verbe, de ses rythmes souvent psalmodiques voire haletants, Connesson apporte ce qu’il aime avant tout : une exaltation de la forme qui n’est cependant jamais gratuite. Elle découle du mot, installe un climat porteur de mystère, créateur d’un désespoir apaisé.

Le compositeur parle de son style, évoque les auteurs qui l’ont marqué : Wagner, Ravel, Debussy, Stravinsky, mais aussi Steve Reich. Auxquels si nous voulions être complets pour évoquer ses filiations, il faut ajouter John Adams, Roussel et Messiaen… Pour lui, la recherche de la beauté reste capitale car c’est elle qui produit l’émotion.
Travail d’écriture, commentaire sur l’œuvre en chantier, sa progression, sa relation avec le texte ; travail ensuite de répétition avec l’orchestre et la soliste ; enfin, création parisienne.

Le métier de compositeur est aussi une approche humaine avec les interprètes. Au moment des répétitions, l’auteur reprend la plume, efface, réadapte en particulier le final (duo alto/soprano). Car comme l’a dit Honegger, composer comprend 80% de papeterie. Et le jeune compositeur réécrit les partitions pour chaque instrument.

(documentaire, 2000, 26 mn. Réalisation : Fabienne Issartel).

le 25 août à 15h15
le 27 août à 18h25
le 5 septembre à 11h34

Crédit photographique (dr)

Maurice Ravel, à portée de Paris,Daphnis et Chloé (1909-1912)Mezzo, les 18 et 19 décembre 2006

Maurice Ravel
à portée de Paris

Le 18 décembre à 21h15
Le 19 décembre à 14h45

Le ballet Daphnis et Chloé est l’oeuvre d’un musicien parisien. Ravel a 34 ans lorsqu’il travaille à la commande que lui a passé le fondateur des Ballets Russes, Serge de Diaguilev. Il s’agit d’une symphonie chorégraphique dont les épisodes sont reliés par une intrigue assez banale du chorégraphe de la compagnie, Fokine. Ce dernier devait ensuite, se brouiller avec Diaguilev, au fur et à mesure de l’importance qu’allait prendre au sein de la troupe, un nouvel élément : le danseur et chorégraphe, Nijinsky.
De même, le compositeur vivra assez mal, pour les reprises londoniennes de son ballet (9 juin 1914), que Diaghilev réarrange selon sa fantaisie, un cycle unifié d’une cohérence pourtant originelle.
Ravel aborde le sujet de Daphnis et Chloé en souhaitant évoquer les anciens rites de la Grèce antique. Un monde féérique pour lequel il élabore un matériau riche, raffiné, dont la densité pouvait selon les critiques de l’époque, « orchestrer trois symphonies ».

Selon le principe de la série qui met en correspondance une œuvre, son auteur et Paris, la réalisatrice Anne Imbert évoque, dans ce quatrième volet, le cadre parisien qui fut celui du Ravel auteur de Daphnis. L’avenue Carnot dans le 17 ème arrondissement, près de l’Arc de Triomphe, où le musicien occupe l’appartement famillial. Histoire d’un quartier, depuis le XVIII ème siècle, jusqu’à l’heure ravélienne.
Immersion aussi dans la partition qui est une ode onirique d’un compositeur épris de climats permanents et de mystère. Au centre des correspondances, le néoclassicisme de l’arc de Triomphe de Chalgrin, proche, et ce même néo-antique souhaité et rêvé par Ravel. Ici la frise du monument, qui évoque le départ et le retour des armées françaises ; là, une même frise vivante, rendue palpitante par la musique, celle des anciens grecs.
« L’expression n’a jamais été la propriété immanente de la musique », cette phrase de Mallarmé, ami de Ravel, donne la clé de l’inspiration d’un musicien qui aima davantage l’allusion et la contemplation que les descriptions narratives.
La sensualité suggestive du premier tableau, l’interlude murmuré du deuxième, surtout le lever du soleil au troisième, illustrent ce culte idéal du beau.
En 26 minutes, le documentaire transmet l’envie d’en savoir plus sur une œuvre conçue avant la première guerre, dont la partition est à l’inverse de l’éclatement qui jaillira bientôt au cœur de l’Europe : elle est le fruit d’un repli de la conscience dans l’évocation d’une Antiquité recomposée. Mais dans l’admiration au motif antique, Ravel chante aussi la nature, ce « donné brut » (Jankelevitch). De la contemplation du beau naturel surgit la divine musique. Voilà ce que nous démontre ce court docu, habilement brossé, magnifiquement réalisé.

Documentaire, janvier 2004, 26 mn. Réalisation : Anne Imbert.
llustration musicale : Chœurs et orchestre national de France, direction : Eliahu Inbal (Denon Columbia).

Illustration
Maurice Ravel, portrait (dr)

Paul Dukas (1865-1935)

Paul Dukas naît à Paris le 1er octobre 1865 à Paris. Issu d’un milieu littéraire, c’est vers sa quatorzième année qu’il commence à manifester certains dons musicaux. « J’appris seul le solfège, tout en continuant à composer en cachette, car on me l’avait défendu (!) et en 1882 je crois, ou fin 1881, Th. Dubois m’admit comme auditeur libre dans la classe d’harmonie » *. Il devient aussi l’élève de Guiraud pour la composition (avec Debussy comme condisciple) et étudie le piano avec Georges Mathias. Il remporte le deuxième prix de Rome en 1888.

Après ses études, il consacre la majeure partie de son activité musical à l’enseignement (il est professeur d’écriture à l’Ecole Normal) et à la critique musical (il écrit notamment dans «La Revue hebdomadaire » de 1892 à 1901). Sa création se limite à seulement sept œuvres principales plus cinq partitions plus réduites. Seul l’apprenti Sorcier a atteint une célébrité qui ne s’est jamais démentie et qui contribue à la renommer du compositeur, bien que l’œuvre ne reflète que partiellement le génie de Paul Dukas. Perfectionniste à l’extrême, il détruisit nombre de ses partitions qu’il jugeait indigne.

L’histoire de la musique est souvent resté réservée à son égard, cependant sa sensibilité musicale, son don pour l’architecture musical et ses talents d’orchestrateur sont constamment soulignés. Comme nombre de ses contemporains, il subit l’influence de Wagner, reste un temps sous l’emprise des dogmes franckistes et se tourne vers Debussy, dont il défend avec ardeur, l’opéra Pélléas et Mélisande (1903) qu’il admire dès sa création. La postérité lui doit aussi quelques écrits sur la musique et des révisions des œuvres de Rameau et de Beethoven. En 1934, il est nommé à l’Institut en successeur à Alfred Bruneau. Il meurt un an plus tard à Paris le 17 mai 1935.

*notice autobiographique de Paul Dukas

Oeuvres
L’apprenti sorcier, poème symphonique
Ariane et Barbe-Bleue, conte lyrique
La Péri, poème danse
Ouverture pour Polyeucte
Symphonie en ut
(une deuxième est définitivement perdue)
Plusieurs pièces pour piano : sonate, variations sur un thème de Rameau.

Antoine Van Dyck (1599-1641), portrait de Jacques Gaultier (1633/35)

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Prodige de la peinture. Dans la première moitié du XVII ème siècle, Antoine Van Dyck (1599-1641) s’impose sur la scène artistique, telle une comète fulgurante. A 17 ans, il ouvre son propre atelier, à Anvers ; à 19 ans, il est davantage collaborateur – et le plus talentueux-, de Rubens, pilier de l’école flamande, que son élève ou son disciple. Il est ce cas exemplaire où l’âge n’a pas attendu le poids de l’expérience ni la vision que permettent les années. La rupture avec son mentor et l’épanouissement d’un style personnel, absolument original, se réalisent après un séjour italien, de 1621 à 1626, peu avant sa 27 ème année.

Le musicien.
Dans le portrait d’un théobiste, probablement Jacques Gaultier, musicien à la cour d’Angleterre de 1617 à 1647, Van Dyck, en pleine possession de son métier, célèbre la présence d’un Français à la Cour anglaise. Dans la carrière du peintre, l’œuvre trahit une sensibilité italienne ; dans celle du musicien, elle confirme la présence du théorbiste au sommet de sa célébrité. Peinture et musique s’accordent pour célébrer deux sensibilités à leur maturité.

Depuis Jacques Ier, l’art français du luth est apprécié des amateurs anglais. Van Dyck couronne par son œuvre un courant de la sensibilité musicale. Le tableau est postérieur à l’arrivée du peintre à la Cour, en 1632, quand Charles Ier le fait chevalier et peintre officiel. Sous la protection royale, le génie du peintre s’épanouit dans l’art du portrait. Contrairement à ce qu’il a choisi dans l’effigie de plein air, déjà romantique, du Souverain en chasseur (Paris , musée du Louvre, 1635/1636), Van Dyck opte ici pour un tout autre parti. Un espace clos, une apparente austérité, noir sur noir, aiguisent la concentration du peintre sur le tempérament du modèle. Gaultier obtient un statut privilégié au sein des musiciens de la Cour de Jacques Ier, en 1619. Van Dyck fixe donc après 1630, les traits d’un artiste célébré dont la position illustre la faveur du luth, ici un chitarone ou un théorbe, auprès des amateurs anglais.

Cet engouement perdure comme l’atteste le Musicke’s monument de Thomas Mace (1676), où la musique française est très présente. La mode vient de France où dans les années 1630, la pratique du luth, loisir noble des princes lettrés, s’affirme. Louis XIII est luthiste. L’Angleterre de Van Dyck adopte cet instrument.

Ici, dans le champs du tableau, le chitarone sans totalement figuré sur toute sa longueur, (contrairement à l’allégorie de la musique du français Laurent de La Hyre, contemporain de Van Dyck), décrit identité et fonctions musicales du sujet. Emblème de la maestrià du musicien, l’instrument introduit un effet qui détermine la perception de la composition. Son oblique (notre lecteur constatera notre inclination pour cette figure structurant les œuvres cf. Le Verrou de Fragonard qui est également construit sur une ligne dynamique en oblique), indique en effet l’action et l’activité du jeu musical, dans un portrait faussement austère, tissé de tension implicites.
L’extension spectaculaire de l’instrument, dont on connaît des spécimens pouvant atteindre jusqu’à deux mètres d’amplitude, souligne par son corps dressé, dans l’étirement suggéré du fin réseau du double chœurs de cordes, l’énergie virile du modèle.
A la fin du XVIème siècle, l’essor du chant soliste de plus en plus expressif, propre à l’articulation dramatique des textes, suscite l’apparition des plusieurs instruments capables de soutenir la voix sans couvrir sa projection ni son éloquence. Riche en harmonies simples, particulièrement profond dans ses basses, le théorbe ou chitarone s’affirme au début du XVII ème siècle. Il diffère du luth théorbé par la longueur des cordes et des bourdons. Sa taille est sa spécificité. Sa seule présence physique, avant d’être musicale, l’impose tout d’abord dans le soutien idéal de la voix et comme instrument soliste. Son usage évolue. Pendant la seconde moitié du XVII ème siècle, et la première moitié du XVIIIème siècle, il devient le pilier habituel du continuo baroque.

Van Dyck saisit l’essence de l’instrument. Sa représentation n’opère pas une description minutieuse mais une citation suggestive. Ici, chevillier, table et caisse demeurent invisibles, placés dans l’ombre. En revanche, l’envergure spectaculaire et emblématique, soulignée par le faisceau des cordes parallèles qui surgissent de l’obscurité, chantent l’autorité du musicien, son art solistique. Si l’on ne sait rien de Gaultier à la Cour d’Angleterre, à l’époque de Van Dyck, le portrait crée une saisissante et familière image, véhémente par la vérité du modèle, intense par sa présence captée sur le vif. Aucun doute, cet homme avance avec détermination. Son instrument lui ouvre la voie. C’est bien ici la musique qui a imposé statut et reconnaissance pour le modèle. La vitalité de Gaultier, faite d’arrogance, de nervosité, de détachement aussi, se concentre dans les yeux. Ils nous fixent, nous prennent à témoin. Gaultier ne veut-il pas nous dire son orgueil, sa fierté, la conscience qu’il a de son talent et le prestige qu’il entend en tirer ? Ne dit-il pas ses prétentions légitimes en tant que musicien du Roi ?

Le peintre. D’autant que le métier de Van Dyck est ici, à l’inverse, d’une exceptionnelle discrétion. Le peintre offre à son modèle, une image sublimée, propre à satisfaire ses aspirations, tout en s’accordant à l’humaine réalité de son apparence : portrait chaleureux et glorieux, familier et héroïque, proche et monumental.

Le cadrage descend bas, il élève la stature de l’homme et lui confère une magnificence silencieuse. Le style de Van Dyck se fait élitiste et réservé. N’est-il pas le peintre du Roi, mais d’une autre façon que Gaultier ? Si l’un fait montre de son art, l’autre le dissimule au contraire.
Le pinceau souligne l’expérience du portraitiste dont le génie rend hommage au Titien, peintre vénitien qui l’a précédé au siècle précédent, dont la touche, l’art du portrait inspirent directement Van Dyck. Le portrait de Gaultier cite en résonance, le portrait de l’homme au gant du Vénitien (Paris, musée du Louvre) : semblable raffinement dense et allusif, même sobre élégance, même justesse atténuée de la facture, même restriction des couleurs.

Presque un monochrome dont la texture est façonnée par la douceur des modelés, l’intelligence des nuances et des tonalités vaporeuses. La matière du costume se fond dans l’ombre. Van Dyck excelle à restituer dans la pâte riche et légère, ce « beau métier flamand », opulent et onctueux, appris dans l’atelier anversois de Rubens. Il excelle dans la foisonnante plasticité des matières : chair palpitante des mains et du visage, grain et brillance des tissus, poignées et col de chemises, masse noire si mouvante du costume.
Tant d’art rejoint la maestria de Titien, par son efficacité mesurée et sa distinction, marque suprême de noblesse. Van Dyck dans sa maturité et plus titianesque que rubénien. Son italianisme volontaire et subtil, célèbre le talent de Gaultier comme il marque aussi dans l’évolution de la touche, ce qui le distingue définitivement de l’opulence théâtrale, voire tapageuse de Rubens.

L’acuité de Van Dyck s’accomplit dans cet instantané. Rien n’est laissé au hasard. A l’oblique dynamique du chitarone, répond en opp
osition, la direction du bras gauche. L’énergie du portrait irradie de sa source : le visage. Sa texture chaude et lumineuse dit le feu de la musique, une hypersensibilité curieuse, sanguine, nerveuse. La fixité agissante des pupilles aiguisées, l’arabesque dessinée des sourcils, l’accent spontané des moustaches oeuvrent pour l’expressivité mordante du musicien dont le peintre a capté sous l’ambition du courtisan, l’intelligence de l’homme.

N’est-ce pas par ces indices ténus, – vivacité et non exubérance du sujet-, élégance experte du peintre, que se profile l’annoblissement du modèle ?
Le chant baroque comme un hymne original qui porterait, et l’ambition du peintre, et l’affirmation du musicien, dispense sa précieuse vérité : âge de la passion, période où la voix soliste s’impose, voilà que paraît l’avènement des aspirations sociales, humaines, artistiques de l’individu. L’ardeur du modèle, l’exceptionnelle réserve du pinceau, oeuvrent pour une ambition partagée. Le statut de l’artiste, soucieux de titres, de dignité, de prérogatives. Musicien et peintre affirment leur sensibilité. L’art est une intention qui veut séduire pour émouvoir, émouvoir pour convaincre. Séduire le commanditaire, plaire à l’amateur : susciter honneurs, commandes, reconnaissance et gloire. Sous des sensibilités différentes, les deux artistes, peintre et musicien, servent un même idéal.

Cd
Hélas, aucun disque consacré à l’œuvre de Gaultier n’est paru à ce jour. Pour guérir de cette injuste et persistante frustration, reportez vous sur la musique d’un grand théorbiste, contemporain de Gaultier, Robert de Visée, par Hopkinson Smith (Astrée e 7773).

Illustrations
Van Dyck, portrait présumé de Jacques Gaultier
(Madrid, musée du Prado)
Titien, l’homme au gant (Paris, musée du Louvre)
Van Dyck, autoportrait.

Antoine Van Dyck (1599-1641),François Langlois en costume de savoyard.

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Marchand en objets d’art, libraire recherché, François de Langlois, né à Chartres en 1588, rencontre probablement le peintre Van Dyck dans les années 1620, en Italie. Il fréquente tous deux, Nicolas Lanier, leur ami commun.
Vers 1625, Langlois fait le voyage à Londres comme marchand de peintures, pour présenter au roi Charles Ier et au duc de Buckingham, quelques toiles de premier choix.

C’est là encore, comme souvent dans le cas des portraits de Van Dyck, la présence du goût et de la culture, qui ont suscité la réalisation de l’oeuvre.
Raffinement, style, élégance, discernement en tout et sur tout, le milieu social et humain qui est celui de van Dyck, désigne l’élite de son époque.
Il est le peintre officiel du Souverain d’Angleterre et l’incarnation d’un esthétisme subtil qui allie naturel et culture.
Langlois s’installera ensuite comme marchands de livres et de gravures à Paris, rue Saint-Jacques à l’enseigne « Aux Colonnes d’Hercule« .
Par la suite, en 1637 puis 1641, Langlois fait à nouveau le voyage à Londres où il est certainement l’intermédiaire qui permettra à Van Dyck, d’acquérir une peinture convoitée, signée par un peintre adulé et dont il puise sa propre amnière : L’Arioste de Titien. A sa mort en 1647, sa veuve reprend le commerce aidé par son second époux, Pierre II Mariette. C’est avec le petit-fils de Langlois, Pierre-Jean Mariette (1694-1774) que l’art du négoce en objets d’art atteindra un sommet de sélection et de finesse de goût. Mariette reste au XVIIIème siècle, une figure essentielle du marché de l’art en France.

Le portrait succède à un dessin saisi sur le vif que les spécialistes ont daté des années 1632/1634. Le portrait à l’huile aurait suivi de quelques années. Langlois y paraît dans la force de l’âge, sans complaisance ni affèteries sans familiarité non plus. C’est là toute la nuance d’un Van Dyck au sommet de son art. Le modèle pourrait avoir 45/50 ans.

Le portrait aurait été peint au moment où Langlois, à Londres, entre 1637 et 1641, négocie pour le peintre, l’acquisition du L’Arioste de Titien. L’heureux propriétaire voulut-il remercier son ami en lui offrant un portrait de sa main? Quoiqu’il en soit, peintre et modèle ici, malgré les apparences, se rejoignent autour d’une même vénération pour un maître du passé, Titien dont Van Dyck reprend la palette richement chromatique, la fluidité nerveuse et sanguine de la touche. La rusticité du registre n’empêche pas l’allusion discrète mais essentielle à un génie du raffinement pictural.

L’époque est à la détente, en particulier dans les milieux les plus aisés et les plus lettrés. La noblesse comme la haute bourgeoise, et les « fournisseurs » des grandes familles, comme l’était Langlois. La nature, déjà, un siècle avant le pastoralisme d’un Rameau, l’éloge du bon sauvage de Rousseau, avant la bergerie de Versailles ou la laiteirie de Rambouillet souhaitées par Marie-Antoinette, est un état recherché. N’y voyait-on pas alors la manifestation de cette Arcadie des poètes, peinte par les grands vénitiens : Bellini, Giorgione, surtout, Titien?
L’homme en accord avec la nature pouvait y jouir d’une paix amoureuse, comme nous le chantent poètes et peintres. La musique est au coeur de cet accord. En elle, par elle, résonnent les sons de cette unité paradisiaque. En souhaitant retourner à la Nature, les nobles et les princes manifestent leur nostalgie de l’âge d’or.

En costume de savoyard
, costume typique des campagnes, Langlois joue de la musette, qui est un petit biniou. L’instrument aura un succès éclatant jusqu’au XVIII ème siècle où Rameau l’utilisera pour les chants élégiaques et les célébrations bienheureuses de ses tragédies lyriques.
Ici, pas de machinerie ni de dignité urbaines, ni sophistication ni pose. Le modèle est remarquablement saisi sur le vif, le buste pris en trois-quart sur un plan fuyant vers le paysage. Le dynamisme très discret de la composition, tient à l’agencement de la mise générale selon une croix : droite de la flûte de l’instrument sur lequel s’exercent ou jouent les doigts ; autre droite plus explicite, alignant, le museau du chien dans le coin inférieur gauche, le coude et la manche du bras droit, le dessin des autres plis du vêtement. Le rôle de ces deux lignes formant croix, est de se croiser à l’endroit exact de l’action proprement dite, le jeu des mains. Centre où le regard focalise, l’instrument est minutieusement décrit.

Mais la qualité du portrait vient du visage, lui aussi saisi en un instantané « musical » : bouche entrouverte, regard vivant cherchant une approbation, le marchant musicien fredonne une chanson campagnarde.
Urbain, civilisé, Langlois aimait passionément la musique. D’ailleurs, un autre peintre, Claude Vignon, l’a portraituré en musicien également, mais jouant de la sourdeline, un genre de cornemuse, quelques années avant Van Dyck.

Le chapeau, la simplicité des vêtements qui refusent tout symbole, toute indication de l’homme de goût et du marchand d’art, l’aplat en ocre presque austère qui sert de fond, confirment la volonté de simplicité rustique.
Dans cette épure qui cible les qualités humaines plutôt que le rang social et la dignité culturelle du modèle, Van Dyck a surtout peint, le portrait d’un ami, d’un proche dont il partageait la passion de la musique.
En homme de goût, le peintre employait musiciens et chanteurs pour divertir ses amis ou égayer les longues séances de poses de ses modèles.

Illustrations
Antoine Van Dyck, Français Langlois (1635/1637), National Gallery, Londres.
Titien, portrait présumé de L’Arioste, National Gallery, Londres.

Giacomo Carissimi (1605-1674)

Modestie & gloire. Le 21 juillet 1773, un bref papal de Clément XIV, Dominus ac Redemptor, prononçait la dissolution de la Société de Jésus (l’ordre des Jésuites), sous la pression de la France, de l’Espagne et du Portugal. Le Collegium Germanicum de Rome, 99 ans après la mort de Giacomo Carissimi, fermait ainsi ses portes. Or, ses archives et sa bibliothèque, fondées spécialement par le pape Clément X pour protéger les autographes du compositeur – avec défense d’aliénation ni même de prêt – furent dispersées, livrées au pilon, vendues au poids du papier. Sur son lit de mort, Carissimi avait demandé que ses œuvres soient conservées à Saint-Apollinaire, église du collège. Cela leur fut fatal. Ainsi en est-il de la fragilité de la musique : la graphie des notes que les compositeurs inscrivent sur leur manuscrit impressionne moins que l’impact des peintures. Combien d’excellents musiciens furent réduits à l’état de noms par les dommages du temps ; combien de nobles ouvrages à l’état de regrets amers par l’inconséquence de vandales incultes !

Mais en définitive, ce drame n’eut guère raison de la gloire d’un Carissimi. Il fallait compter sur la fascination d’un grand maître, exercée sur l’Europe entière et d’abord sur ses élèves, tous très talentueux tels : Christoph Bernhard, disciple de Heinrich Schütz et future référence pédagogique en Allemagne, Philipp Jacob Baudrexel, Johann Kaspar Kerll, Johann Philipp Krieger, pour les élèves du Collège, ainsi que les Italiens Giovanni Maria Bononcini, Giovanni Paolo Colonna, Pietro dito Antonio Cesti, Alessandro Scarlatti, peut-être Giovanni Baptista Bassani, les Français Michel Richard de Lalande (sans certitude) et, en cours privé, le Français, Marc-Antoine Charpentier.

Tous ont recopié patiemment ses œuvres, les ont répandues même au-delà de la Manche (la plus belle collection se trouve désormais à Oxford au Christ Church College). Charpentier, marqué à vie par l’héritage de son maître (même technique, même philosophie, même tempérance, même modestie, même dévouement à sa tâche au service des Jésuites), avait, dit-on, réécrit nombre de ses Messes d’oreille. C’est ainsi qu’elles passèrent en France.

Cette gloire, du vivant de Carissimi, ne cessa de se répandre après sa mort : il fut considéré comme le plus grand compositeur du XVIIe siècle, « le plus grand maître de musique que nous ayons eu depuis longtemps » selon le Mercure Galant, en 1681 ; « le moins indigne adversaire que les Italiens aient à opposer à Lulli », sous la plume de l’acerbe Lecerf de la Viéville (1706) ; « le plus grand musicien que l’Italie ait produit » pour Pierre Bourdelot et Pierre Bonnet (1715)… En 1740, il est toujours salué comme « l’orateur musical » de l’Italie par l’Allemand Johann Matheson, lequel ne manqua pas de souligner avec humour qu’il « était vénéré plus que quiconque même par les Français, qui pourtant ne vénèrent guère que leurs compatriotes ». A l’aube du XIXe siècle, il reste un « admirable maître » aux yeux du critique Charles Burney ; ses compositions sont « aériennes » pour Coleridge (Table Talk, 1833) et l’on parle toujours de « la beauté de ses chants et de ses harmonies » au début du XXe siècle.

Si riche et si célèbre à la veille de sa mort le 12 janvier 1674, « grand, mince, mélancolique et goutteux », « amical dans ses rapports avec autrui » selon son successeur Ottavio Pitoni, avare pour les mauvaises langues, Carissimi était demeuré, sa vie durant, l’homme humble de ses origines, fils d’un simple tonnelier, baptisé le 18 avril 1605 dans la petite cité de Marino près de Rome. Son père s’appelait de Amico et fit changer son nom d’après le prénom du grand-père Carissimo. A cette époque Monteverdi écrivait L’Orfeo (1607), cela faisait trois ans à peine qu’Emilio de Cavalieri était mort, lui qui avait inventé l’oratorio, cette année 1600 où Jacopo Peri trouva la formule de l’opéra, prenant de court Giulio Caccini dans l’effervescence d’une émulation florentine.

Voilà le petit puîné Giacomo, orphelin à l’âge de 10 ans, du moins le dit-on, probablement alors accueilli par l’une des nombreuses institutions pour enfants pauvres, mi-orphelinat, mi-conservatoire. On le retrouve à 18 ans, chantre à la Cathédrale de Tivoli non loin de Rome. Il en devient l’organiste à l’âge de 20 ans. Deux ans plus tard, il est maître de Chapelle de la Cathédrale San Rufino d’Assise. Mais trop éloigné des lieux de son cœur et, pour ses 24 ans, l’occasion se présentant, il suit son destin, qui le fixera pour toujours à Rome, à la basilique Saint-Apollinaire du Collegium Germanicum, haut lieu de l’enseignement Jésuite.

Créé au XVIe siècle par Ignace de Loyola, fondateur de la Compagnie de Jésus, ce Collège permettait aux jeunes Allemands de la Contre-Réforme de se préparer au sacerdoce. C’était là un poste prestigieux, même s’il n’était pas de premier plan, déjà occupé par de superbes figures comme Tomás Luis de Victoria, lui même élève du collège, et Agostino Agazzari. C’était aussi un poste exigeant que ne pouvait assumer qu’un homme pieux. Non seulement il fallait composer et organiser la musique de l’église, mais encore assurer la formation des jeunes choristes du collège : allemands, hongrois et italiens depuis que l’on avait ouvert les portes aux étudiants indigènes, attirés par la réputation de l’enseignement.

Ces obligations rappellent celles du Kantor Jean-Sébastien Bach à Leipzig, et l’on sait combien il en souffrit, déléguant certaines de ses activités. Or on perçoit chez Carissimi un dévouement jusque dans les tâches les plus ingrates du professorat : il fut aimé et aima ses élèves, fut d’une courtoisie qui étonna profondément le monde. D’autres indices nous montrent encore ce chemin de grande modestie. Il est ordonné prêtre le 14 mars 1637 avec un bénéfice dans une église éloignée de sa résidence romaine, Sainte Marie de Nazareth à Ravenne (c’est l’usage pour les musiciens à l’époque). Il refuse la succession de Claudio Monteverdi en 1643 à la basilique San Marco, ce qui aurait fait de lui la plus haute personnalité vénitienne après le Doge. Il décline les postes de maître de chapelle à la cour de Bruxelles (1647) ainsi qu’à celle des Empereurs Ferdinand II puis Léopold, toujours « avec la plus grande modestie ». Le hasard se chargera d’ailleurs de respecter cette simplicité en lui refusant une sépulture durable comme celle d’Archangelo Corelli au Panthéon. L’église de Saint-Apollinaire qu’il aimait tant, sera restructurée, et sa tombe, perdue. Le miracle de la redécouverte du vingtième siècle ne pourra pas lui offrir de nouvelles roses comme celles que l’on peut voir de nos jours sur la tombe de Claudio Monteverdi aux Frari à Venise.

Mais, s’il s’éloignait des honneurs trop éclatants, il ne dédaignait point de laisser briller sa musique dans les hauts lieux de la noblesse italienne comme l’Oratoire de l’Archiconfraternità del Santissimo Crocifisso de l’église San Marcello où il donnait ses fameuses « histoires sacrées » (il nous en reste seize) pour les Carêmes de 1650, 1658, 1659 et 1660. En homme fasciné par le théâtre – son seul essai aura été l’Amorose passioni di Fileno en 1647 – mais dévoué à la religion, il devint aux yeux de ses contemporains, l’inventeur de l’oratorio, tant il marqua le style de son empreinte.

En 1649, Jephté le rendait célèbre dans toute l’Europe et la reine Christine de Suède, femme moderne et libre, habillée en homme, égérie romaine de la musique après son abdication (elle voulait pleinement vivre sa conversion au catholicisme), prise d’émotion à l’audition d’Il sacrificio d’Isaaco et de Giuditta, nomma Carissimi « mæstro di capella del concerto di camera », lui offrant,
en outre, un collier d’or avec les insignes de sa récente Académie Royale et, ce faisant, le plaça au dessus de tous les futurs membres, avant même Marco Marazolli, l’homme d’opéra. Elle avait du goût. Son prochain coup de cœur devait être, 30 ans plus tard, la formation des 150 violons au service de Corelli ! Hommage d’une altesse de l’art, autorité sans véritable royaume, « reine spirituelle » et philosophe amie de Descartes, le plus beau titre que l’on puisse lui décerner et le seul qui lui corresponde vraiment.

Faste & piété. Piété, science, sensibilité et modestie sont donc les rares choses que l’on sache sur l’homme, et l’on peut juger combien ces dispositions correspondaient génialement aux aspirations de l’époque en évoquant l’effervescence, le faste et en même temps le renouveau spirituel qui saisit Rome après l’année du jubilé 1600. Ce foyer actif permit l’éclosion des deux bouleversantes histoires sacrées que sont Jonas et Jephté.

L’opéra romain brillait de tous ses feux. Il avait ses fleurons : Luigi Rossi, Marco Marazzoli, Domenico Mazzocchi et Stefano Landi qui fit même représenter en 1632 pour la première fois au théâtre Barberini, un drame sacré Sant’Alessio scénographié par l’architecte et sculpteur Bernini.

Dans les églises et les oratoires, l’oratorio qui revêtait les mêmes attraits que l’opéra connut un engouement qui servit la cause de la Contre-Réforme : on avait là une forme de musique sacrée à la fois plus proche du peuple, plus chatoyante que les chorals luthériens et les cantiques calvinistes, plus séductrice aussi, car on sacralisait une mode frivole et dangereuse pour l’âme en la transformant en souffle poétique. On recentrait les esprits sur la religion jusqu’ici empoussiérée par un formalisme pompeux. L’activité des églises s’en trouva décuplée. La Chapelle Sixtine et la « cappella Giulia » de la basilique Saint Pierre, mais aussi Saint-Jean-de-Latran, Sainte-Marie-Majeure, le Gesù, Saint-Louis-des-Français et une douzaine d’autres églises entretenaient l’activité de sa chapelle régulière comprenant chanteurs et instrumentistes. Les autres convoquaient des « musiques extraordinaires » pour les grandes fêtes. A cette émulation ferventes, répondait un mécénat tout aussi actif : princes et cardinaux entretenaient une foule de musiciens dans leurs palais. A Saint-Apollinaire, Carissimi disposait d’un clavecin, de violons, luths, épinette, trompette et lira da braccio. Et que dire de l’oratoire Saint-Marcel ? Il faisait l’admiration de tous. Laissons parler un touriste de l’époque, le violoniste français André Maugars, un vendredi de Carême de l’année 1639 :

« Il y a une autre sorte de musique, qui n’est point du tout en usage en France [… ] cela s’appelle style récitatif. La meilleure que j’ai entendue, c’était en l’Oratoire Saint-Marcel où il y a une congrégation des Frères du Saint-Crucifix, composée des plus grands seigneurs de Rome, qui par conséquent ont le pouvoir d’assembler tout ce que l’Italie produit de plus rare ; en effet, les plus excellents musiciens se piquent de s’y trouver, et les plus suffisants compositeurs briguent l’honneur d’y faire entendre leurs compositions, et s’efforcent d’y faire paraître tout ce qu’ils ont de meilleur dans leur étude. Cette admirable et ravissante musique ne se fait que les vendredis de Carême, depuis trois heures jusqu’à six. »

« L’église n’est pas du tout si grande que la Sainte-Chapelle de Paris, au bout de laquelle il y a un spacieux jubé, avec un moyen orgue, très doux et très propre pour les voix. Aux deux côtés de l’église, il y a encore deux autres petites tribunes, où étaient les plus excellents de la musique instrumentale. Les voix commençaient par un psaume en forme de motet, et puis tous les instruments faisaient une très bonne symphonie. Les voix après chantaient une histoire du vieux testament en forme d’une comédie spirituelle, comme celle de Suzanne, de Judith et d’Holopherne, de David et de Goliath. Chaque chantre représentait un personnage de l’histoire et exprimait parfaitement bien l’énergie des paroles. Ensuite, un des plus célèbres prédicateurs faisait l’exhortation ; laquelle finie, la musique récitait l’évangile du jour, comme l’histoire de la Samaritaine, de la Cananéenne, de Lazare, de la Magdeleine, et de la Passion de Notre Seigneur, les chantres imitant parfaitement bien les divers personnages que rapporte l’évangéliste. »

« Je ne saurais louer assez cette musique récitative ; il faut l’avoir entendue sur les lieux pour bien juger de son mérite. Quant à la Musique Instrumentale, elle estoit composée d’un Orgue, d’un grand clavessin, d’une lyre, de deux ou trois violons et de deux ou trois archiluths… »

La nouveauté pour l’oreille d’un Français était cet art italien de « parler en chantant », dit recitar cantando, c’est-à-dire l’art de mettre en valeur la compréhension du texte par une nouvelle et simple monodie (voix seule), soutenue par la ligne de basse et qui se plie aux intentions du texte littéraire.

Avec l’usage et la pratique, elle donna à la fois le recitativo secco, sa forme la plus sèche et narrative, l’arioso, où des mélismes, des intervalles expressifs et des harmonies dissonantes enrichissent l’expression de passions violentes, et enfin l’aria, la moins proche du style parlé, exprimant elle aussi des sentiments, mais, élaborée avec des rythmes de danses, et mettant en valeur la virtuosité de la voix soliste.

Un retour en arrière est nécessaire pour comprendre ce point florissant où se situe Carissimi, fruit d’une longue continuité. L’oratorio n’était pas la copie de l’opéra, il eut sa propre évolution. Il n’avait ni scène, ni costume ; l’action était racontée par un personnage, il storico et par le chœur comme dans le drame de l’antiquité. Cela lui vint de son origine. En effet, les histoires bibliques se prêtèrent de tout temps à des manifestations théâtralisées et la ferveur populaire fit des parvis des cathédrales au Moyen-âge le cadre des Mystères et des Passions. La liturgie du temps de Carême et de la Semaine Sainte était d’ailleurs le cadre idéal pour une narration avec les trois personnages traditionnels : le récitant (évangéliste), le Christ et la foule (turba). Voilà pourquoi, encore à l’époque de Carissimi, ce temps-là resta dévolu aux oratorios.

Une même ferveur populaire poussa toutes sortes de compagnonnages, de confréries religieuses ou non, de corporations laïques à posséder leurs propres lieux de prières, les fameux oratoires. Dès leurs prémices, ces deux aspects – histoires bibliques chantées et théâtralisées et lieux de prière – se retrouvèrent liés. Le ton de la narration n’est-il pas celui des laïques, et celui de la méditation celui des ecclésiastiques ? Au XIIe siècle, se formèrent des compagnies dites laudantes ou laudesi qui diffusèrent des chants monodiques avec chœur à fonction de commentaires, dits laudes. Ce fut d’abord en Ombrie, avec le cantique de Saint-François d’Assise. En Toscane, les Serviteurs de Marie en firent leur style. Les oratoires se multiplièrent alors. Parallèlement la Renaissance, dans son humanisme, éprise de littérature et de culture, déploya de façon exponentielle les cercles de penseurs. Les académies fleurirent jusque dans les plus petites cités, académies sérieuses ou comiques : « les furieux », « les jaloux », « les inutiles », « les stériles », et même les « hermaphrodites ».

Dans ce même esprit, un saint, Filipo Neri, après s’être essayé à la vie érémitique, se consacra de 1550 jusqu’à sa mort en 1590 à la joie communautaire, enthousiasma toute la jeunesse de Rome, devint le fondateur de la Congregazione del Oratorio et organisa des réunions pieuses, d’abord à l’église San Girola
mo della Caritá, puis à l’oratoire de Santa Maria della Valicella, en plein centre de Rome. Ses amis, Giovanni Animuccia, Palestrina, Ancina, de Langa, Soto et bien d’autres, chantèrent et composèrent des laudi spirituali qui, à cette époque de leur maturité, étaient des chants strophiques et polyphoniques prenant place avant et après le sermon. En langue vernaculaire, les laudes furent l’origine de l’oratorio volgare et peu à peu s’orientèrent vers une forme dialoguée et volontiers allégorique sous l’influence de la réforme mélodramatique qui naissait au même moment à Florence.

Car à cette époque, un autre cercle, l’Academia della Camerata Firentina, se réunissait chez les patriciens Giovanni Bardi et Jacopo Corsi. Les musiciens s’appelaient Jacopo Peri, Giulio Caccini, Emilio de’Cavalieri, Vincenzo Galilei, le père de Galilée et l’auteur du traité Della musica antica e della moderna. Ils avaient pour compagnon, le poète Ottavio Rinuccini. Leur pensée s’inscrivait dans le courant des idées néo-platoniciennes du mouvement philosophique né vers 1470 au temps de Côme et de Laurent de Médicis, se référant à Marsile Ficin et Poliziano. Ils firent d’Orphée et Eurydice leurs symboles avec cette croyance que « tout communique dans le monde du « macrocosme » au « microcosme », des astres au cœur des hommes, et de la lumière des étoiles à celle des yeux des femmes amoureuses » (Monteverdi, Philippe Beaussant, Fayard). Ils considéraient que la musique devait, elle aussi, retrouver une adéquation avec le langage, que la polyphonie savante altérait les paroles, que les Grecs qui ne la connaissaient pas, avaient une musique plus proche de leur idéal.

La musique se fit humble, se réduisit à une longue récitation musicale, pleine de noblesse, beauté, grâce et émotion, c’est le stile rappresentativo, propice à l’opéra, c’est le recitar cantando, mais c’est aussi l’apparition des affects de l’homme dans la musique avec cette célèbre sprezzatura, façon de hâter ou de ralentir le chant en suivant le contenu émotionnel du texte. Ces érudits hypertrophièrent ainsi cet aspect de l’humanisme qui prend en compte toutes les dimensions de l’homme, y compris sa sensibilité, sa nouvelle conquête du réel, ses nouvelles frontières géographiques, sa nouvelle fragilité, son individualité, ses désirs, les palpitations, errements et passions du cœur agissant. Cela changea radicalement la vision de la musique, elle n’était plus une manifestation des hautes sphères divines, une idée du Beau et de Dieu, mais le visage de l’Homme face à Dieu, sa joie, sa douleur, sa tendresse, sa colère. La musique fut expression et dialogue, frottements harmoniques, dissonances non préparées, synonymes de laideurs dans le passé, à présent signes de détresse. Les réformateurs florentins, d’humanistes, devinrent les parents du baroque et du mouvement expressif.

Hésitant entre deux mondes, ils utilisèrent souvent les allégories platoniciennes pour exprimer les affects. C’est sous cette forme que naquit le premier oratorio (on lui refuse parfois ce nom à cause de l’absence d’un sujet biblique) en style représentatif : la Rappresentazione di Anima e di Corpo d’Emilio de’Cavalieri, joué pour la première fois à Rome en 1600 au célèbre oratoire de Santa Maria della Valicella. Une diatribe y opposait forces divines et plaisir sensuel et se reflétait in fine dans la joie des élus et la douleur des damnés.

L’oratorio latino quant à lui, issu plus directement des passions anciennes ne fit que suivre la même évolution. Se détachant de la liturgie il trouva ses adeptes dans des classes sociales plus élevées. L’Historia di Jonas et L’Historia di Jephté, par exemple, si l’on devait choisir parmi les ouvrages de Carissimi, sont deux oratorios en latin pour le Carême donnés l’un à Saint-Apollinaire, l’autre par les pensionnaires du Collegium Germanicum. Ces œuvres ont peut-être précédé voire suscité l’activité de Carissimi à l’Archiconfraternità del Santissimo Crocifisso, Pygmalion huppé de l’oratorio latino, et en concurrence directe avec les cérémonies vernaculaires initiées par Philippe Néri.

Simplicité & dramaturgie. Dans ces deux œuvres comme dans toutes ses compositions, Carissimi démontre un goût pour les belles et sobres architectures, un art nerveux, lapidaire même dans les chœurs. Il cultive l’essentiel, sert le texte avec une extrême fidélité, fût-il peut-être lui-même le librettiste pour les passages en prose ou en vers qui liaient les citations littérales de la Vulgate. N’oublions pas qu’il s’agissait presque de sermons en musique conçus pour convaincre, édifier, exalter les vertus chrétiennes… toujours servir la Contre-Réforme. Ses oratorios restent traditionnels dans leur forme externe : récitatifs rapides, duos réels ou, le plus souvent, dialogués, trios, ariosos, épisodes choraux… L’élément d’unité se trouve ailleurs, à l’intérieur, dans la pulsation interne de l’œuvre. Carissimi donne un caractère épique, avec un débit rapide, insistant notamment sur l’aspect concret du drame narratif, les situations précises et subjectives. Il pratique une grande souplesse entre l’objectivité et les émotions – le rôle impersonnel de l’historicus et les accents lyriques qui le font participer à l’action. Car l’historicus narre en focalisation interne : il est le peuple de l’histoire – seul, en petit groupe, en foule, ou les personnages eux-mêmes. Le chœur devient une masse qui dialogue avec les protagonistes, avec lui-même ; des groupes qui s’opposent, racontant, commentant, s’exclamant, appelant : une pluralité des voix. Et que dire du ton juste qu’il utilise pour mettre en valeur les solistes du drame ?

Dans Jonas, une courte symphonie dresse le décor ; brève comme un récitatif, elle ne fait que préciser que les deux violons sont aussi protagonistes dans l’action. Puis la narration débute quasi in medias res ; d’emblée l’exégèse figuraliste du texte est omniprésente ; de beaux mélismes ornent les mots clés ; l’action se précipite. Dieu intervient sans attendre et ordonne à Jonas de sortir Ninive de son péché. Dès que Jonas fuit sa mission et prend le bateau, le double chœur, homophonique et imitatif, déchaîne la tempête et l’admiration de l’auditeur. Notons la maîtrise totale de la prosodie, les allitérations dans l’accumulation des noms de vents (notamment les [f]), la sensation du ballottement des vagues par l’opposition heurtée des deux chœurs, les rebonds des motifs mélodiques et de la basse continue, le coup de théâtre final avec le changement de point de vue, expression figée de la terreur des marins. A peine l’oreille trouve-t-elle le temps de sortir de cet enfer, les marins celui de réaliser leur situation que déjà, leur supplication aux dieux toute de reptations par demi-tons ascendants et de frottements des voix, nous donne une manifestation bouleversante du génie expressif de l’harmonie carissimienne. Un superbe récitatif de l’historicus, parfaitement immobile, porte l’attention de l’auditeur à la manière d’un regard sur Jonas endormi : ce « dormiebat » si émouvant met en valeur le parallèle avec le Christ dans la tempête. Puis l’agitation reprend : les marins essaient de le réveiller, tirent au sort le nom du responsable, l’interrogent. C’est ici qu’en maître, au milieu de l’action, tel Racine (Phèdre) ou plus encore Molière (Tartuffe), Carissimi fait chanter Jonas : celui-ci s’accuse ; on le jette à la mer. L’attention de l’auditeur est attirée sur une série de tierces descendantes et de chutes de quintes à la voix de basse (assimilation de l’historicus avec Dieu qui gouverne l’action ) couvrant plus d’une octave et demie et illustrant l’idée de la baleine avalant Jonas : « ut deglutiret Jonam ».

La prière de Jonas dans le ventre de la baleine est l’u
n des plus beaux exemples de l’aria carissimien. Son lien avec l’arioso n’est pas encore rompu car le peintre des sentiments est trop attaché au sens du mot pour oublier le stile rappresentativo, et en particulier le Lamento d’Arianne de Claudio Monteverdi toujours omniprésent dans l’inconscient de sa plume. L’aria chez Carissimi est ainsi une utilisation majestueuse du style monodique et en même temps une construction rigoureuse et équilibrée faite de déclamation et d’audace dans la ligne mélodique. Elle procède souvent par refrain ou par ritournelle séparant plusieurs sections ou strophes. Dans la supplication de Jonas, tous les procédés sont cumulés : la première section débutant par une quinte diminuée, intervalle caractéristique de la souffrance, possède elle-même son propre refrain « Justus es Domine et rectum judicium tuum » ainsi que le refrain formant la clausule de toutes les sections « Placare Domine, ignosce Domine, et miserere et miserere » (« Seigneur, regarde-moi avec bienveillance, pardonne-moi, étends sur moi ta pitié ! ») repris en écho par la ritournelle des violons. La matière ne manque ni de vocalises riches qui dépassent l’ambitus de l’octave, ni de grands intervalles, ni de modulation vers des tonalités éloignées. Quant aux mélismes, ils évoquent l’art d’un Marrazoli, mais sont toujours précis et opportuns, accents justes et non pas ornements, placés aux points forts de l’action et dès lors propices à l’émotion.

Jonas se repentant, Dieu ordonne au « poisson » de le vomir ; Jonas atteint alors sa maturité pour prophétiser à Ninive. L’action s’achève donc sans que pour autant Carissimi oublie de nous offrir une nouvelle émotion : le ton de la tendre piété et de la sérénité pour le chœur final des Ninivites repentants. Le secret de la réussite : un beau dessin mélodique, des retards, des frottements harmoniques et une répétition exaltée des mots clés tels que peccavimus (« nous avons péché »), et « non » du côté du passé – « illumina » et « salvi erimus » (« nous serons sauvés ») sur le registre de la conversion. L’émotion délicate de ce bonheur montre un Carissimi tout aussi à l’aise et inspiré ici que dans le pathétique qui fit sa gloire, et souligne sa riche matière d’artiste et de chrétien.

Dans Jephté, aucune préparation pour l’entrée en matière. On tombe vite dans le piège du pacte avec Dieu : dans un trait concis, l’historicus narre froidement les circonstances de la guerre entre Jephté roi d’Israël et les fils d’Ammon. On y trouve déjà les assauts de l’accord parfait majeur arpégé qui donnera sa couleur à tous les récitatifs de la première partie. Sur le même motif solennisé et dans une force toute virile, Jephté fait serment à Dieu de donner en sacrifice la première personne qui sortira de sa maison. Le chœur est en marche, avec des quintes ascendantes et des tierces majeures. Un duo de sopranos, d’une ardeur éclatante, imite les trompettes, toujours sur l’arpège de l’accord parfait. La basse lance un solo impressionnant plein de mépris et de fougue. « Fuyez impies » sont les mots clés qui seront repris et amplifiés dans le chœur épique dialogué par toutes les voix jusqu’à la dispersion du son et des ennemis. Leur plainte est perçue d’abord du côté de la victoire, toujours avec l’arpège conquérant, puis dans le chromatisme déchirant des hurlements des vaincus. C’est une chute faite de beautés harmoniques, suaves de nos jours, mais certainement encore cruelles aux oreilles de l’époque. Annoncée par la basse (peut-être Dieu parlant encore dans l’historicus) et toujours avec la même vigueur pathétique de l’accord majeur, la fille de Jephté apparaît et chante un hymne lumineux d’action de grâces : quintes ascendantes, rythme chorégraphique empli de dactyles, changement de carrure, superbes mélismes, pour célébrer son père. Encore une fois les paroles principales sont amplifiées par un duo de jeunes filles et, pour souligner la joie, la troisième section de l’air est mélodiquement reprise par la fille de Jephté qui célèbre maintenant Israël. Le chœur enfin parachève l’hymne. De cette façon, en même temps qu’il élargit la force de l’enthousiasme, Carissimi réalise un « focus » auditif sur l’héroïne et prépare le coup de théâtre. Comme l’arrivée de la messagère dans l’Orfeo de Monteverdi, le changement d’éclairage est brutal et le mode mineur s’installe dès que l’historicus concentre notre attention sur le regard de Jephté, sur sa douleur subite. Ce ne sont plus que tierces et quintes descendantes ; le dialogue entre le père et la fille s’isole de la foule ; les lamentations du père sont un refrain encadrant l’interrogation de sa fille. Puis, celle-ci, pleine de la force de sa foi et représentant le Christ sacrifié pour les hommes, amène son père à lui laisser un délai pour pleurer sa virginité, mot imagé par un mélisme inimitable.

Après un humble chœur de transition montrant la jeune fille s’isolant sur la montagne, l’air « plorate » et son amplification par le chœur achevant cette histoire sacrée par un pur chef-d’œuvre polyphonique, expriment le deuil le plus profond. Il comprend quatre sections séparées par trois échos de jeunes filles jouant le rôle de ritournelle. Les plus hauts sentiments de désespoir sont mille fois réfléchis dans la déclamation, les suspensions sur la note sensible, les chutes de grands intervalles. Les échappées lyriques sont des vagues de souffrance ou de sensualité, des mots et des harmonies. Si Monteverdi en est la source, le lamento de la fille de Jephté sera l’archétype de nombreux autres, très certainement celui de la Didon de Purcell (lui aussi complété par son chœur de deuil). Jamais le rôle d’amplification du chœur, madrigal dissonant et chromatique, n’aura un effet plus poignant qu’ici ; il reprend l’essentiel des paroles prononcées par la malheureuse et, pour finir, cet unique mot traîné dans les pleurs vocaux «… lamentamini » (« lamentez-vous »).

Lyrisme & sobriété. Par son tour concis, simple et précis, Carissimi a créé le climat de l’oratorio : il fit de la matière biblique une épopée sacrée, brève mais forte, « suc et vivacité » ; il ne fera pas réellement évoluer la forme, mais il utilisera tous les procédés rythmiques, mélodiques et oratoires susceptibles d’émouvoir au bon moment le cœur de l’auditeur. Ils furent ainsi tous codifiés par Christoph Bernard, son élève, comme étant ses inventions. Athanasius Kircher, musicologue jésuite exprima son admiration en ces termes : Musurgia universalis, Rome, 1650 VII 603-606 : « excellentissimus et celebris famæ symphoneta [… ] præ aliis ingenio pollet et felicitate compositionis, ad auditorum animos in quoscunque affectus transformandos. Sunt enim compositiones succo et vivacitate spiritus plenæ », c’est-à-dire : « il surclasse tous les autres compositeurs par son invention et son habileté à orienter l’esprit des auditeurs vers l’émotion de son choix » ou plus littéralement « à transformer les âmes de qui l’écoute, suscitant les passions les plus diverses » et il ajoute que ses œuvres sont « pleines d’esprit grâce à leur richesse et vivacité ».

Cette pénétration psychologique et cette économie de moyen ont donné à son œuvre une élégance incomparable. C’est ce qui le fit aimer des Français, de sorte qu’ils le dirent, tel Lecerf de la Viéville, « illustre à juste titre, plein de génie sans contredit, mais de plus ayant du naturel et du goût ». Ses accents ont la noblesse et la profondeur d’expression dues à sa sobriété toute religieuse et c’est une fausse idée de l’opposer à Luigi Rossi, le passionné : Carissimi est également passionné et lyrique mais dans une simplicité lumineuse. Il est à la musique ce que le Caravage est à la peinture, le point culminant de l’express
ion dramaturgique avec les moyens les plus réduits. Après cette perfection, ne faudra-t-il pas passer à autre chose ? L’élégance ne prendra-t-elle pas le dessus en devenant pudeur et artifice comme dans les trompeuses couleurs de Tiepolo, plus encore de Rubens ou même le style opératique napolitain (bien que le prochain glissement du baroque galant vers le style rocaille ne constitue que prémices masquées de l’avènement d’une sensibilité romantique rebutée par le monde réel).

Etant l’un des derniers à subordonner l’harmonie au discours « L’oratione é padrona del harmonia », Carissimi donna à cette dernière dans sa servitude et pour sa meilleure efficacité des raffinements qui ouvriront la voie à Corelli, assagissant les frottements et les retards, leur donnant cette suavité qui fit de la musique italienne, – et surtout romaine ?-, un art lumineux.

Or, compter sur la force dramatique, la connaissance de l’impact psychologique sur le public pour placer l’émotion la plus simple avec la plus grande force, et en même temps inventer de nouvelles beautés harmoniques sans remettre en cause le langage traditionnel n’est-ce pas aussi, – dimension religieuse exceptée – l’art d’un Giacomo Puccini ?

Voilà qui montrera au mieux à tout auditeur néophyte qui se laissera volontiers émouvoir jusqu’aux larmes, l’impact que suscita Carissimi auprès de ses contemporains.

Jean-Honoré Fragonard,Le verrou (1776-1780)

Il n’est pas de tableau, récemment révélé qui n’ait suscité autant de débat critique et d’analyses que l’oeuvre de Fragonard. Proposons à notre tour, fiers de cette vigilence aiguë qui conduit notre perception visuelle, une lecture du Verrou, oeuvre tardive de Fragonard. La toile est peut-être l’une des découvertes les plus spectaculaire du XX ème siècle : on ne la tenait pas, jusqu’à il y a peu de temps, pour une œuvre du maître, tant sa facture contredit ce que nous connaissions de lui. Le traitement des drapés exhibe cette qualité émaillée et égale qui s’oppose à la main instinctive et sanguine du « Frago », généreux, spontanée et virtuose. Où donc est le peintre qui fut capable d’emporter l’exécution d’un portrait en seulement deux heures : voir ses portraits dits de fantaisie, circa 1765 ? Mais la rapidité et l’emportement de la touche ont abandonné la spontanéité du faire sans pour autant renier le sentiment du mouvement : ici, l’action est d’un rythme exemplaire, enlevé. C’est bien d’un enlèvement dont il s’agit.

L’histoire a montré qu’un même peintre pouvait produire un renversement ou un renouvellement total de sa pratique, au point de brouiller l’entendement et la compréhension globale de son métier ! Le cas du Verrou en serait un exemple frappant.

Ainsi contre toute attente, dans le Verrou, l’écriture et le style descriptif et précis, évoquent ce léché rigoureusement néoclassique, si proche d’un Greuze. Il prélude au feuillé académique, qui triomphera sous l’Empire et la Restauration, grâce à David.

Or constater ce style rationnel démentissait la connaissance des œuvres antérieures mues par la passion instinctive de « Frago » l’impétueux. Exposé récemment comme autographe, Le Verrou est accroché aujourd’hui aux cimaises du Louvre, dans le département des peintures françaises, aux côtés de l’Adoration des bergers, avec lequel il forme un pendant. Peint entre 1776 et 1780, il a été effectivement exécuté après l’Adoration qui était déjà dans les collections de leur destinataire et commanditaire, le Marquis de Verri.

Sur le plan musical, les deux toiles sont donc contemporaines de la révolution qui s’opère sur la scène de l’Académie royale : Gluck fait représenter ses tragédies lyriques sous la protection de la très jeune reine de France, Marie-Antoinette, ses deux Iphigénies, Alceste et Orphée

Les deux toiles de dimensions proches constituent un cyle philosophique sur le thème du sentiment amoureux. Ici, l’effusion lascive des corps ; plus suggérée que représentée. Là, l’élan mystique de l’âme. Nous verrons comment prenant le seul exemple du Verrou, la structure de la disposition éclaire l’invention géniale de l’artiste et pour notre démonstration, précise dans quelle direction s’oriente la lecture et la signification de l’œuvre.

Diagonale de l’éros. Dans l’épaisseur de l’image se dégage peu à peu une autre réalité hors champs, qui excite non l’œil mais l’esprit. C’est dans ces strates qui parlent à la sensation pure qu’apparaît la pensée de la peinture. Sa forme et sa tension, fascinantes. L’arc tendu comme une volonté du jouir surgit dans la dynamique de cette oblique qui structure toute la scène. De la pomme au verrou. Cette ligne explicite et parfaitement lisible, soutient toute la lecture, elle exprime le mouvement de l’œuvre. Son élan irrépressible. En contenant toute la tension de l’action et de la lecture, dans une simple et unique figure, Frago nous dévoile la hauteur de son art. Simplicité, clarté, fulgurance. Cette ligne est l’expression de l’éros.

Fragonard a saisi l’élan du pinceau, cette agilité virtuose « italienne » ou latine, qui chatouille son plaisir de peindre. Le narcissisme tactile s’inscrit dans le terreau de la couleur. La brosse s’ébranle, s’agite, l’écriture et le style orchestrent ce « fa presto » (ou « faire vite ») qui le distingue des autres peintres de son époque. Cet « autre de la peinture », double secret, moi visible de l’artiste, qui contiennent en instance l’âme du tableau et la volonté qui l’a suscité, dévoile l’intention intime du peintre et nous aide à comprendre véritablement ce qui s’offre à notre regard. Ce qui est jeu, c’est bien l’arc tendu du désir, et son accomplissement inéluctable.

Rentrons à présent dans le tableau vers ce qui nous attire immédiatement : en marge et pourtant au premier plan si l’on prend en compte l’importance en surface qu’il occupe dans le cadre du tableau, surgit le bouillonnement des drapés. Il constitue le meuble phare de la scène : ce vaisseau de tissus et d’étoffes qui forment le lit, objet de tant d’analyses. Regardons précisément cette bourrasque de matière, hallucinante au regard, et qui traduit sur la gauche, dans ce mouvement général oblique et décentralisant, un siphon de plis : couverture défaite de la couche où se sont imprimés les mouvements des corps ; amples et profonds replis des tentures du baldaquin en lourdes mais nerveuses suspensions.
Plus que les figures (d’ailleurs placées à contre direction, sur l’extrême droite de la toile), le corps des tissus expriment explicitement (comme image identifiable) mais aussi (et c’est là le point essentiel de notre démonstration), dans la corporalité physique et technique de la matière picturale (touches brossées liquifiées sous de vaporeux glacis évanescents), le sens de l’œuvre : la guerre d’amour.

C’est la guerre d’amour telle que la chantent les protagonistes du Combattimento di Tancredi e Clorinda de Monteverdi (livre VIII, 1638) : la pulsion, le désir naissant, puis irrésistible, la fulgurance des passions. Dans la peinture de Fragonard, c’est la conquête du corps défendu, la lutte ultime vers la pénétration promise. Cette terre des plaisirs, cette île d’amour pour reprendre le climat d’une peinture de Watteau (L’île de Cythère), est le cadre du tumulte annoncé, à venir. Mais si Frago fixe l’instantané de l’élan lascif dans son accomplissement fugace furieusement volé, en un acte qui sera certainement sans lendemain, Watteau inscrit dans la durée, son rêve où la mélancolie des amants, condamnés à l’irrésistible séparation, doivent quitter le lieu de l’enchantement. Si Frago s’en tient à saisir l’excitation, ce qui s’apparente à un viol, Watteau peint la sacralisation, éternellement suspendue du désir amoureux. Ce « lieu du crime », où le bourreau achèvera sa victime et jouira de ce triomphe, est clairement signifié dans les formes équivoques des courbes textiles. S’y lisent gonflés par la concentration du carmin, un sein opulent, des cuisses redondantes ! Dans la profondeur obscure des draps rouges (le rouge, couleur du sang ; serait-ce l’arène où l’offrande pourra être consommée ?), le rouge, indice de la passion, de l’instinct qui se libère totalement ? -, forment comme une caverne vaginale.

Avant ou après? Daniel Arasse affirme que le désordre du lit indique que le péché (voir la pomme, rappel moralisateur) a été commis : mais alors une question se pose : pourquoi le couple est-il devant la porte ? le bras de l’homme s’étire vers l’objet criant du tableau, ce verrou qui hurle cette indécente frénésie qui s’affiche ici sans concession ? L’homme voudrait-il ouvrir (et non fermer) la porte? Nous pensons que la scène, est bien plutôt celle d’une prise en otage, d’un enfermement, d’une séquestration. En fermant le verrou, l’homme s’assure qu’il ne sera pas dérangé pour commettre l’acte.

Pourtant la mise de la jeune femme est encore très habillée, pour un acte qui vient de s’accomplir. Ou bien comme nous le pensons, l’homme ne s’apprête-t-il pas à achever finalement des préliminaires où la proie s’étant débattue à fait tomber la chaise et bouscouler quelques autres objets, comme la cruche (autre symbole vaginal). Nous sommes donc avant et non après. Le mouvement de l’œuvre n’est pas le final d’un opéra sexuel où la tension se relâche dans l’ultime et vaine résistance de la femme, mais plutôt à quelques secondes de la catastrophe, comme l’indique la direction ascensionnelle de la disposition, -cette oblique de l’énergie progressive qui s’acrroît par la charge du désir triomphant-, et qui relie tout les éléments de la scène (la pomme, annonce de l’acte et de la consommation à venir ; le lit : image du tumtulte des corps ; les personnages, la réalité de l’action qui va s’accomplir ; le verrou : symbole ultime d’une résistance trop fragile sinon éphémère). Nous assistons donc aux préparatifs d’une mise à mort : la victime n’étant pas le corps de la jeune fille mais bien sa virginité. C’est le sens du bouquet de fleur jeté à terre, devant la silhouette du jeune homme.

Ne devons-nous pas ainsi comprendre l’attitude du conquérant comme une dernière assurance avant l’effusion décisive : il ferme ce verrou qui lui garantit la tranquille réalisation de sa jouissance. La contraction (il est vrai plus théâtrale que sincère) de la jeune otage, est une dernière tentative, elle aussi, de résistance à ce qui va inéluctablement s’accomplir.
Le drame est construit sur une montée en puissance, crescendo, accelerando. L’irruption du désir, son déferlement et son triomphe imminent.

Un tableau moralisateur.
Mais dans cette revendication libre du plaisir instinctif et animal, ne faut-il pas aussi entrevoir le risque de la transgression sociale : s’est-on demandé qui étaient les personnages ? Un noble exerçant sur sa domesticité, son droit de cuissage ? Mais si tel était le cas, l’œuvre ne pointe-t-elle pas du doigt ce droit féodal abusif, infâme privilège de l’aristocratie décadente qu’épingleront Beaumarchais, puis Mozart et Da Ponte dans leur première collaboration, les Noces de Figaro, créé à Vienne en 1786, d’après Le mariage de Figaro, représenté à Paris en 1785. Quatre ans plus tard, ce sera la Révolution. Le rapport des dates établit clairement là encore la fulgurance visionnaire de l’exercice pictural.

Et d’ailleurs, dans la production de Fragonard, le Verrou, conclut une série inspirée par l’amour, depuis les années 1775 ! Il s’agit même d’uns conclusion en forme d’apothéose volontaire. Les hasards heureux de l’escarpolette, le voeu à l’amour, Fragonard a aussi peint des scènes à la teneur anacréontique sulfureuse, obscène voire pornographique, dont le double sens, à l’apparente joliesse, place le spectateur en position de voyeur consentant. Ici, la violence suggestive de l’action, -les êtres se débattent mais l’action centrale n’est pas rerpésentée-, tend à susciter la réaction du spectateur.

Dans l’appartement du commanditaire, où le tableau était le pendant d’une Adoration des bergers, amour sacré, Le Verrou, amour profane, devait par contraste, affirmer le déploiement de la sensualité provocante et scandaleuse. C’est bien les débordements du dépravé, son essence animale, sa sauvagerie barbare, qui devaient être opposées à la nature spirituel de l’amour pour le Christ.

Petit épisode de jeunesse où la victime feint de résister ? courte contine où un jeune étalon impose sa virilité amoureuse en conquérant l’élue de son cœur ? ou dénonciation d’un viol cruellement arrangé sous le couvert du privilège aristocratique ? Scène de genre, d’un genre scabreux ou image de dénonciation ? Le Verrou est l’enjeu de cette lecture à double sens. Ici un Dom Juan juvenceau violente une pauvre Zerlina … mais ici, contrairement à l’opéra de Mozart, l’acte sera consommé en définitive… Ne verrons-nous pas alors surgir avec d’autant plus de force, le trio des défenseurs ou plutôt alors, des accusateurs : Don Ottavio, Donna Anna et Donna Elvira levant, sous leur masque, le doigt accusateur de Dieu ? Le sens de l’œuvre violentée par un sujet qui sait être explicite sans se dévoiler, est aussi moralisateur. Outrer la représentation formelle, démultiplier les épisodes symboliques comme autant d’indices à dénoncer, pour bien sûr, faire réagir le spectateur et l’exhorter à condamner un acte obscène que réprimande la morale. Représenter la trivialité pour, non l’encourager, mais bien la dénoncer.

La droite oblique de la composition confirme que l’œuvre est construite sur l’hyperbole, un élan irrésistible. Quant au nid des textures, il signifie le cadre où cet élan prend son essor. C’est même l’emblème d’un acte honteux qui va se réaliser : il n’est pas représenté mais suggéré, ce qui est plus fort encore. La toile est donc centrée sur le regard. Dans l’acte pictural, l’artiste opère un dévoilement de la réalité. Le sens profond de l’oeuvre exploite cette mise en scène de la fonction visuelle et représentative du tableau. En définitive, Fragonard a peint un sujet qui n’est pas visible, mais dont la vue reportée, est au centre de la scène.
Dans cette partie qui offre à la peinture sa texture quasi organique, il est fabuleux de constater que le tableau non plus sujet, mais matière, a trouvé sa chair et ses formes sensuelles grâce à la seule invention de Fragonard. Le peintre y développe le plaisir de la matière, plaisir des riches effets de textures et de couleurs qui compense ici un effet nouveau de son écriture, la précision du dessin.

L’invisible ou plutôt l’inintelligible exprime le souffle essentiel de la peinture. Ce corps implicite de l’œuvre que j’appelle « l’autre de la peinture » constitue le message profond du tableau en ce qu’il contient l’esprit et peut-être aussi d’une certaine façon, le testament spirituel du peintre. Forme et intention inconsciente de l’auteur font corps. Cette alliance alchimique qui produit une conjonction implicite donnerait-elle une réponse à la question : qu’est-ce qu’un chef d’œuvre ? Naît- il de la matière ou de son sujet ?

Illustrations
Jean-Honoré Fragonard, Le Verrou (1776/1780, musée du Louvre, Paris)
Watteau, le pèlerinage à l’île de Cythère
Jean-Honoré Fragonard, l’adoration des bergers (1775, musée du Louvre, Paris).

Richard Wagner,Tristan und Isolde (1865).

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Alors qu’il a rédigé tous les poèmes des opéras du Ring, – son œuvre monumentale-, et qu’il compose la musique de Siegfried, Wagner, interrompt le chantier en cours, et s’immerge dans la matière de Tristan en 1857.

Les épisodes de la vie de Wagner impriment à l’œuvre musicale une direction inattendue. Il y a ses démêlés sentimentaux qui en fait un mari malheureux et un admirateur frustré. Sa femme Minna est une étrangère. Il vient de rencontrer Mathilde Wiesendonk dont il tombe éperdument amoureux, mais la femme idéale, fantasmée, sublimée, sera aussi une quête inaccessible car elle est mariée. Cependant, sur les poèmes qu’elle a rédigés, Wagner compose les Wesendonk lieder dont le terreau sombre et contemplatif se rapproche de la couleur générale de Tristan. Vertiges d’un cœur en désir, malédiction aussi du créateur accablé par le poids des épreuves… Tristan cristalise une période de crise intense. Œuvre et vie se confondent.

Wagner découvre aussi Schopenhauer dont les idées confirment ses intuitions artistiques et lui insufflent un regain d’énergie, d’ordre mystique : l’impossibilité concrète du monde terrestre se résout dans la mort qui en absorbe les confits et les souffrances. Retourner au néant, c’est retrouver une conscience du non–être salvateur, un état d’accomplissement qui délivre des affres de l’existence. De fait, le Tristan de Wagner cristallise la sublimation d’un amour absolu enfin trouvé, dont les thèmes de la rencontre et de la première fusion sont les éléments primordiaux ; mais Tristan est aussi l’expression de l’impossibilité à réaliser et à accomplir pleinement cet essor amoureux. L’accomplissement de l’être aimant est un défi irréalisable. L’œuvre dessine une vaste aspiration au non-être. Il s’achève nécessairement dans l’élévation progressive vers la mort, dissolution salvatrice qui résout les contradictions douloureuses de la vie réelle. Ce que Tristan et Iseult désirent, se réalisera ailleurs, hors de ce monde. Au terme des épreuves qui relèvent d’une initiation et d’une préparation à la mort, Isolde expire au comble du bonheur.

Langueur des amants, vertiges de la conscience qui souffre, pleine aspiration à « la mort-délivrance » : l’opéra de Wagner développe l’extase sensuelle et mystique que l’amour fusionnel suscite chez les amants. C’est une nuit de conscience partagée, éphémère mais capitale, une vision qui est un comble romantique car la mort y est vécue comme seule issue, comme nécessaire résolution au drame qui s’est noué. Quand les amants se reconnaissent l’un à l’autre, l’obscurité étend son aile sur deux âmes éreintées. La nuit, l’amour, la mort, autant de thèmes magistralement contenus dans les Hymnes à la Nuit de Novalis, et que Wagner exprime grâce à une musique continue qui en est le parfum le plus venimeux. Il y a l’histoire de Tristan, trame romantique exemplaire ; il y a surtout la partition : un déferlement symphonique continu d’une puissante fascination inédite, composée après la rédaction du poème, entre 1857 et 1859. Wagner gagne même Venise pour y composer le deuxième acte.

L’accord de Tristan porte ce climat de langueur irrésolue dans le lequel les amants se consument inexorablement. A mesure que leur serment d’amour s’émancipe, la conscience de son essence irréalisable, s’affirme. Voilà pourquoi, l’harmonie y est comme suspendue, irrésolue elle-aussi : Wagner choisit d’étendre à l’infini cet amour extatique. Monde flottant, monde de la nuit et de la métamorphose au terme de laquelle les deux âmes s’évanouiront.
L’œuvre est créée à Munich en 1865. La musique occidentale devait prendre un nouvel essor. Dès lors la brèche était ouverte, il appartenait à Wagner/Tristan de remodeler en profondeur l’avenir de l’opéra et de la musique en général : le poison allait se répandre, envoûtant les plus grands musiciens jusqu’à Debussy, et son hypnotique Pelléas et Mélisande, autre monde flottant (1902), dont la musique est une résonance de l’extase wagnérienne.

Dvdthèque
Lire aussi notre critique du dvd paru chez Bel Air classiques, Tristant und Isolde, dans la version d’Olivier Py et Armin Jordan, présenté à l’Opéra de Genève en avril 2005.
Olivier Py est
fasciné par l’ouvrage de Wagner, dès l’âge de 15 ans. Il y reste
captivé par le spectacle d’une femme chantant sa joie ineffable sur le
corps inanimé de celui qui l’aimait. C’est l’importance du sentiment de
joie, joie mystique qui traversant les trois actes, qui demeure la
fascination la plus puissante de l’opéra. La mort comme nous l’avons
dit, n’y est pas abordée d’une façon tragique mais bien comme une
délivrance à laquelle les deux amants se préparent. Pour le metteur en
scène, Tristan pose la question fondamentale, formulée par Rilke : « comment mourir de sa mort ? ».
Wagner
offre à ce questionnement, une réponse envoûtante dont la musique est
le moteur essentiel. Non plus musique descriptive mais expression brute
de la psyché : la musique est devenue pensée en action.

La
production filmée au théâtre de Genève reste l’une des réalisations les
plus abouties du travail d’Olivier Py : esthétique, poétique, violente.
La présence de la nuit, perceptible dans chaque option d’éclairage,
accentuée par les plans de la caméra d’Andy Sommer, y est décuplée.
Nuit d’extase, nuit des révélations. Ce Tristan est une expérience
musicale et visuelle exceptionnelle. Transféré à l’écran, l’opéra vit
un nouveau cycle qui ne trahit en rien la fascination des
représentations scéniques.
Ne manquez pas non plus en complément de
l’opéra, le documentaire dans lequel Olivier Py explique sa perception
de l’œuvre : une œuvre dangereuse autant que fascinante.

Illustration
Richard Wagner, portrait
Klimt, le Baiser de Don Juan

Niccolo Jommelli (1714-1774)

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Jommelli_portrait_250Entre Alessandro Scarlatti et Mozart, soit entre l’école napolitaine qui essaima partout en Europe, imposant dès 1715, l’essor des virtuoses de la voix et la magie évanescente de l’opéra italien et Wolfgang Amadeus Mozart qui en recueille l’essence et inaugure à l’âge classique les prémices du romantisme naissant, que savons-nous de la constellation des compositeurs de mérite, agissant à l’époque du rocaille, puis à l’âge dit galant, enfin, avant la Révolution, sous l’essor des Lumières ? Avouons qu’a contrario la plupart demeurent dans l’ombre… Niccolo Jommelli appartient à ceux-là. Ou plutôt appartenait… si l’on tient compte des parutions discographiques dévoilant son art subtil dans le registre sacré ou profane (lire notre discographie « essentielle »). Une même passion s’y impose : celle de la voix… et pas seulement, celle aussi de l’orchestre dont les couleurs et le raffinement des timbres démontrent un premier maître des climats et de l’orchestration. Ajoutons que ses opéras, pareils à ceux de Vivaldi — un « autre ressuscité de l’heure », évoque le travail d’un lyricophile acharné, tout autant soucieux d’unité scénique voire de vraisemblance dramatique, que de vocalità expressive servant le sens du texte. Alchimie difficile pourtant inévitable qui a le mérite d’exposer clairement ses intentions d’éloquence et de cohérence, à l’époque où se sont imposées les virtuosités acrobatiques de la glotte, sous la tyrannie des chanteurs. Voici une évocation de sa carrière, essentiellement orientée vers la scène.

 

 

 

tempérament napolitain né pour le théâtre

 

 

Jommelli, l’opéra et Balzac. Connaissons nous Jommelli ? Derrière le nom de ce Napolitain se cache l’activité et l’exigence d’un tempérament né pour le théâtre. Sa sensibilité favorise à sa manière la réforme et l’évolution progressive de l’opera seria, soit du « grand genre », machine aussi stimulante que piège académique pour les auteurs qui s’y risquent. Pourtant sans opera, point de gloire ! A l’égal de la Peinture d’Histoire pour les peintres, aucun musicien digne de ce nom, ne peut prétendre reconnaissance et statut, donc privilèges et pension, sans se confronter aux planches, dans l’illustration de l’Histoire héroïque, mythologique ou romanesque voire sacrée.

Adulé de son vivant, suivant en cela, un autre napolitain de cœur, Hasse, dont il est comme lui, le champion du style napolitain, Jommelli incarne une ambition européenne, à l’époque où les Italiens règnent sur les théâtres d’Europe : il œuvre à Venise, Bologne et Rome, bien sûr, mais aussi pour les principautés germaniques et même la péninsule ibérique : il livrera encore « Il Trionfo di Clelia » pour Lisbonne en 1774, l’année de son décès.

Sa position prend davantage de poids lorsque s’affirme son style, assimilateur des dernières innovations musicales à la mode ; un style à la pointe du goût qui devait permettre à Gluck et surtout à Mozart de renouveler la scène lyrique, en proposant leur propre conception de la dramaturgie musicale.

 

Les écrivains l’ont aussi adopté, s’inspirant à la source de sa création : éprouvant à l’audition de sa musique, cette fascination féconde entre les arts. Adulé par ses pairs, il offre l’incarnation du génie musical de l’Esprit des Lumières. Diderot, comme nous le verrons plus loin, puis en 1830, Honoré de Balzac citent Jommelli comme un Maître de la voix, suscitant chez l’auditeur, un trouble propice à la divagation créatrice.

Dans sa nouvelle intitulée Sarrasine, Balzac évoque le monde de l’opéra romain du XVIIIe siècle. Ernest-Jean Sarrasine, jeune sculpteur encore apprenti recherche dans la ville éternelle, comme nombre de ses contemporains artistes, sur les traces de Michel-Ange et du Bernin, une contemplation décisive. Une révélation salutaire, propre à prolonger l’enseignement du sculpteur Bouchardon dont il a quitté l’atelier parisien : il lui suffit alors, de parcourir le pavé romain, véritable musée en plein air. Dans l’esprit de Balzac, satisfaisant les besoins de sa trame romanesque et aussi, la nécessité de vraisemblance historique du sujet, à l’équation : opéra/Rome/XVIIIe siècle, correspond un nom : Jommelli.
L’écrivain imagine son héros, excité par le vivant exemple des reliefs antiques : il n’est pas une rue ou une colline de la Rome Baroque qui ne regorge de vestiges de la Rome Impériale. Le fil de la narration accumule des strates minérales successives pour atteindre une cible imprévue et bien vivante. La découverte de l’art romain et sa quête d’un idéal esthétique, s’incarnent subitemenpar un choc auditif et visuel (métaphore du spectacle total qu’est l’opéra) : la découverte de l’une des plus troublantes expériences sensuelles qui lui soient données de vivre : des colonnes marmoréennes sur les forums antiques au corps de la chanteuse Zambinella, palpitante icône sur la scène d’un théâtre. Le texte exprime le spasme érotique qui submerge l’inspiration du jeune sculpteur. Pour comble de sa recherche initiatique, Jommelli offre un accomplissement qui est au-delà du mot, déjà dans la musique et le chant évoqués, dans un instant qui perdure dans la mémoire et compose désormais l’identité de Sarrasine. Rien ne saurait être pareil après cette épreuve artistique qui enchante autant l’esprit que les sens.

Ainsi se profile l’ambition du musicien sur la scène : concilier la dignité du sujet (édifier le spectateur) tout en divertissant l’audience.

 

« Il avait déjà passé quinze jours dans l’état d’extase qui saisit toutes les jeunes imaginations à l’aspect de la reine des ruines, quand un soir, il entra au théâtre d’Argentina, devant lequel se pressait une grande foule.Il s’enquit des causes de cette affluence, et le monde répondit par deux noms : « Zambinella ! Jomelli ! » Il entre et s’assied au parterre, pressé par deux abbati notablement gros ; mais il était assez heureusement placé près de la scène. La toile se leva. Pour la première fois de sa vie, il entendit cette musique dont M. Jean-Jacques Rousseau lui avait si éloquemment vanté les délices, pendant une soirée du baron d’Holbach. Les sens du jeune sculpteur furent, pour ainsi dire, lubrifiés par les accents de la sublime harmonie de Jomelli. Les langoureuses originalités de ces voix italiennes habilement mariées le plongèrent dans une ravissante extase. Il resta muet, immobile, ne se sentant pas même foulé par deux prêtres. Son âme passa dans ses oreilles et dans ses yeux. Tout à coup des applaudissements à faire crouler la salle accueillirent l’entrée en scène de la prima donna. Elle s’avança par coquetterie sur le devant du théâtre, et salua le public avec une grâce infinie. Les lumières, l’enthousiasme de tout un peuple, l’illusion de la scène, les prestiges d’une toilette qui, à cette époque, était assez engageante, conspirèrent en faveur de cette femme. Sarrasine poussa des cris de plaisir. Il admirait en ce moment la beauté idéale de laquelle il avait jusqu’alors cherché çà et là les perfections dans la nature, en demandant à un modèle, souvent ignoble, les rondeurs d’une jambe accomplie… »

Dans le texte de Balzac, le pouvoir d’enchantement de l’opéra de Jommelli et jusqu’à la présence — exclamative — de son nom, illustrent le point culminant de l’émotion esthétique du jeune homme. Cette citation balzacienne, qui d’ailleurs sait aussi relever la vénération d’un autre écrivain avant lui, Rousseau, admirateur des napolitains en particulier dans le genre comique, montre quelle connotation superlative est liée au seul nom de Jommelli. Est-il hommage plus émouvant de la part d’un écrivain aussi subtil ? Il nous serait donc légitime, aujourd’hui, d’entendre, cette ivresse des sens dont nous parle Balzac à son époque.

 

 

Place et gloire de Jommelli. Quelle est la place véritable du Napolitain ? A-t-on raison de lui réserver cette préséance au sein de l’histoire musicale du Siècle des Lumières ? Gloire justifiée ou emportement d’écrivains ? Jommelli appartiendrait précisément à cette colonie de musiciens du dernier baroque, dont l’œuvre se déroulant tout au long du XVIIIe siècle, en particulier après les ornements rocaille, dans la seconde moitié du siècle, permettrait de relier Händel et Rameau à Gluck et Mozart, en accompagnant les évolutions de l’écriture musicale qui mènent du Baroque au préromantisme.

Avant Balzac, les contemporains de Jommelli, voyageurs, chroniqueurs et poètes, ont reconnu sa valeur en un concert de louanges :

« au regard de l’éloquence, de la diversité harmonique et du sublime accompagnement, rien de plus ne peut être vu ou imaginé » (Charles de Brosses, 1740) ; « Incontestablement l’un des Maîtres de sa profession » (Charles Burney, 1773) ; « A ce jour, je n’avais rien entendu qui m’eut autant impressionné » (Métastase, lors de la première à Vienne de Didone abbandonata).

Tous s’accordent sur la qualité de son harmonie (De Brosses puis, nous l’avons lu, Balzac), sur l’efficacité de ses propositions dramatiques. Jommelli apporte effectivement des solutions salutaires pour l’opéra, en particulier dans le genre seria. Européen avant l’heure, Napolitain de cœur et de culture, — il devait retourner à Naples pour y mourir —, le musicien nous lègue une leçon d’opéra au travers de ses divers postes à Venise, Rome, Vienne et Stuttgart. De Naples, patrie de Pergolèse, donc du registre comique (buffa), il sait puiser les ressorts expressifs permettant au seria, dans un cadre plus pompeux par nature, de préserver l’unité du drame. En cela, tout en œuvrant pour l’allègement formel de la grande machine tragique, il préfigure Mozart. Aux côtés du chevalier Gluck, on oublie Jommelli. Si l’art du premier tend vers la fresque morale, avec une simplicité parfois sévère, une droiture certes vertueuse mais raide, le style du second a conservé la souplesse expressive de la ligne, su rétablir cette alliance ténue entre la voix et l’instrument, amplifié la rôle et la texture de l’orchestre.

 

 

 

L’œuvre Jommellienne sur la scène seria et buffa. Un nouvel opéra au service du Poète. 1714. Jommelli est né la même année que Carl Philipp Emanuel Bach et que Christoph Willibald Gluck. Comme eux, il incarne les ultimes tendances du dernier Baroque, après 1750, quand meurt Haendel ; Vivaldi a disparu depuis 1741 et Rameau s’éteindra sur le métier des Boréades, laissé inachevé en 1764. Il accompagne donc les évolutions du goût européen, faisant évoluer les affèteries sentimentales (mais déjà romantiques) du style galant vers ce classicisme, épris d’ordre et de mesure que Gluck portera (après la mort de Jommelli) en un terme inégalé. Précisément dans ses tragédies parisiennes de la fin des années 1770 : Iphigénie en Tauride (1779).

Au final, l’œuvre de Jommelli propose une maturité stylistique entre 1740 et 1770, diverse et foisonnante dans sa forme. Cependant cohérente par sa recherche spécifique d’un théâtre réformé : où la forme et le sujet seraient à nouveau en point d’équilibre. C’est justement cette période d’accomplissement qui correspond aux années 1755 lorsque le compositeur prend ses fonctions à la Cour de Württemberg : acteur en affinité avec les attentes de l’heure, il partage la nécessité d’une révision du drame lyrique (cf. la seconde partie de notre dossier)

Quelle est alors la situation de l’opera seria italien ? Depuis 1730, la scène lyrique encense la « machine napolitaine » où la voix domine. Ce spectacle fondé essentiellement sur les têtes d’affiches n’est pas sans poser quelques problèmes de fonds. Les partisans d’une certaine cohérence de l’action ciblent les œuvres où rien ne compte que, les roucoulades acrobatiques des virtuoses du chant, rossignols mécanisés, rompus à la scène, et dont le public s’est entiché jusqu’à l’hystérie : les castrats. Ils sont le produit des écoles de Naples et incarnent au premier plan l’essor du style napolitain au XVIIIe siècle. Pourtant si les castrats représentent une apothéose vocale, ils stigmatisent aussi les limites d’un style voué à disparaître, trop dépendants de l’humeur d’un public volage. Une mode, pas une révolution du genre lyrique. Aux castrats, qui est l’aboutissement de l’enseignement napolitain, correspondent dans la même démesure, la tyrannie des primas donnas.

Sur le plan formel, la division imposée, recitativo secco/aria est un tremplin idéal pour les démonstrations de la gorge. L’aria, qui fonctionne isolément, — cellule détachée de l’action —, met en valeur la performance du chanteur : réglé en da capo, — trois parties : la centrale (B), étant cerné par un début (A) et sa reprise avec variation (A’) —, l’aria est attendu, salué par un public fanatisé. Précisément cette partie finale (A’) où le soliste peut déployer l’étendue de ses possibilités. Ce cloisonnement mécanisé du déroulement vocal, succession asséchante et rébarbative de possibilités individuelles, sert davantage la prouesse que l’unité et la cohérence de l’œuvre. A Jommelli, revient le mérite d’un renouvellement. Davantage de mesure dans les élans vocaux, retour à l’unité de la tension dramatique. Il répondait
en cela, aux injonctions esthétiques du poète et librettiste Métastase, poète officiel de la Cour Impériale de Vienne, de 1730 à 1782.

Jommelli avait compris et parfaitement mesuré l’urgence d’une réforme structurelle de l’opéra seria. Cette refonte est opérée par un poète, non un musicien … nuance importante qui renoue avec l’esthétisme de l’opéra à ses débuts quand Monteverdi perfectionnait ses dramma in musica selon la hiérarchie : texte/rythme/mélodie. Après l’autorité des chanteurs et leurs caprices déconcertants, place était à nouveau réservée aux poètes dramaturges, soucieux de cohérence dramatique. Surtout d’intelligibilité du mot. Les musiciens ont toujours dû se soumettre aux contingences des arts pour lesquels ils ont écrit. Le chant, le livret… le génie d’un musicien ne se précise-t-il pas dans sa capacité à maintenir un équilibre entre les parties constitutives de l’opéra ? La contrainte stimule le génie. L’opéra seria du XVIIIe siècle s’était d’autant plus asséché qu’il ne souffrait plus le moindre écart comique, ironique ou burlesque voire grivois, qui mêlé aux tirades héroïques, constituait l’alliance inventive délectable de l’opéra vénitien du XVIIe siècle.

 

 

Dès le début du XVIIIe siècle, les genres, seria ou buffa, sont distinctement séparés. Voilà qui ne favorise pas la richesse psychologique des caractères et réduit les ressources expressives à disposition. Exactement là aussi, comme en peinture, où cette fois dès le XVIIe siècle, avec l’éclosion des Académies, une hiérarchie savante était scrupuleusement observée par le sérail : peinture d’histoire, peinture de genre. Ici, la leçon morale ; là, l’anecdote domestique. Ou si l’on veut être plus proche de l’opéra du XVIIIe siècle : ici, le sabre du héros ; là, le tablier de la soubrette.

Ainsi Jommelli s’efforce-t-il de régénérer un genre condamné à la sclérose, et suivant les exigences du poète, imagine en particulier à partir de 1756, de nouvelles formes musicales et vocales. Privilégiant les duos, trios, ensembles vocaux, il varie les types d’accompagnement des récitatifs (ariosos), et sait rompre l’enchaînement mécanique : recitativo secco/aria, en créant des successions d’ariosos et d’arias grâce à un orchestre de plus en plus participatif.

En mettant en pratique cette révolution formelle au service des valeurs héroïques promues par Métastase, Jommelli confirme les possibilités d’un cadre épuré, nettoyé des excès qui nuisent à son unité formelle, à son ambition morale. L’honnêteté de son écriture servait un idéal marqué par la pensée des Lumières, c’est-à-dire l’apologie du prince, juste et clément, ou l’apothéose des héros vertueux, loyaux et fidèles. Au sein de cette vision positive, une nouvelle organisation se confirme : hiérarchisation des rôles et des « couples » de chanteurs (primo uomo et prima donna, secondo uomo et secunda donna, etc…), typologie des airs (airs de bravoure, de sortie, etc…), surtout : résolution heureuse de l’action. L’opéra métastasien ne saurait s’achever dans la mort, la souffrance, la douleur. Il y est toujours question d’un discours où l’action et ses épisodes, donnent une leçon de vertu. Ainsi Jommelli et de nombreux autres musiciens, a-t-il, à sa mesure, illustré les sujets du poète Métastase, mais avec son génie propre. C’est-à-dire avec un sens spécifique de l’équilibre des parties. En ce sens, il s’inscrit dans la lignée des « grands » dramaturges lyriques du second Baroque, Händel et Vivaldi, qui l’ont précédé. Ceux là même qui les premiers, augurant de la réforme à venir, ont su s’approprier les valeurs métastasiennes, tout en les acclimatant à la mode napolitaine.

 

 

Jommelli et Pergolèse, maîtres du Buffa à Paris. Réformateur du seria, Jommelli s’est aussi illustré sur la scène comique,aux côtés d’un autre musicien qui en est le meilleur créateur. Au sein du foyer musical napolitain, la naissance presque simultanée de deux génies paraît presque naturelle. Niccolo Jommelli est né quatre années après celui qui éblouit la constellation des auteurs locaux, telle une prodigieuse comète : Pergolèse (1710-1736). Ils sont tous deux, les enfants de la cité. Jommelli est l’élève de Nicola Fago au Conservatorio dei Turchini. Il est le fruit de l’enseignement des institutions charitables (ospedali) de Naples, qui a la différence de Venise, tout en prodiguant la même qualité pédagogique, éduquent les garçons quand la Sérénissime enseignait aux jeunes filles. L’âge d’or du « système » vénitien fut assurément incarné par les instrumentistes de la Piètà, dirigées par leur maestro di concerti, Don Antonio Vivaldi, dans la première moitié du siècle.

Avec Don Trastullo, Jommelli compose une perle du genre, pour le Carnaval de Rome en 1749 ; il apporte sa contribution tout aussi méritante, après les « modèles » qui ont précédé : la Contadina de Hasse (1728) et la Serva Padrona de Pergolèse (1733).

Auteur comique d’une verve incontestable, il offre des modèles reconnus. Ses buffas, pareils à ceux de son compatriote Pergolèse, furent joués pendant la Querelle des Bouffons (1752) qui devait enflammer les esprits parisiens. Pergolèse et Jommelli ont produit ces joyaux napolitains dans lesquels par cette simplicité, ce réalisme et cette vérité (rompant avec les codes de l’opéra historique), une génération de mélomanes ont reconnu le genre de l’avenir ; tout au moins, le théâtre idéal dont ils avaient rêvé : en particulier, les Encyclopédistes et leur champion Jean-Jacques Rousseau. Une bataille de goût permet souvent de régler des comptes personnels, plus ou moins avoués. Ici, la défense du buffa napolitain permettait au Philosophe, — lui-même compositeur du Devin du village, pastorale dans le style italien créé en octobre 1752 —, de conspuer Rameau, le musicien officiel de la grande machine, poussiéreuse et abstraite. Pergolèse décédé, seul Jommelli pouvait recueillir les bienfaits de cette considération française de son œuvre.

La vérité domestique du théâtre italien contre le merveilleux invraisemblable de la tragédie lyrique. Au-delà de ces contingences musicales et esthétiques, il s’agissait aussi d’une rivalité de classes voire une critique contre l’ordre social et ses injustices : le premier incarnait les intentions légitimes du peuple quand Rameau, le savant et le sophistiqué, illustrant le genre français de la tragédie lyrique, — créée par Lully pour Louis XIV —, portait le blason de la monarchie.

Ses jalons étant posés, suivons la carrière du musicien entre les grands cités qui lui ont permis de développer ses talents : Naples, Rome (Balzac s’était bien documenté) et Venise ; puis au-delà des Alpes, Vienne et Stuttgart.


A venir : Seconde Partie, « la carrière ».

 

 

Jommelli au disque

 

Sélective, notre discographie vous aidera à découvrir Jommelli sans vous tromper ni omettre les gravures importantes qui rendent compte de l’étendue de l’œuvre du musicien napolitain.

 

1. Vêpres à Saint-Pierre de Rome, Miserere : A Sei voci, direction : Bernard Fabre-Garrus (Auvidis Astrée E 8590). 1996. 1h23’(2 cds).
Fabre-Garrus et ses effectifs abordent la musique conçue par Jommelli pour les chanteurs de la Cappella Giulia à Rome. Au sein du temple de l’orthodoxie catholique, le compositeur montre qu’il sait être fidèle à la tradition palestrinienne mais aussi subjuguer par de nouveaux effets chromatiques, en particulier dans le Miserere. Les envolées solistiques sont de très haute ténue grâce à Thierry Bréhu (Bene fundata) et Catherine Padaut (Laudate Pueri).

 

2. Lamentations du Prophète Jérémie pour le Mercredi Saint (Le lamentazioni del Profeta Geremia per il Mercoledi Santo) : Véronique Gens, Gérard Lesne. Il Seminario musicale, direction : Christophe Rousset (Virgin Veritas 5 45202-2). 1995, 1h03’.
Si l’on s’en tient au témoignage de Diderot, nous tenons là une partition majeure de l’œuvre Jommellien. Les larmes que verse le Prophète Jérémie devant le spectacle de la Jérusalem détruite se font ici figures mystiques d’un extrême raffinement, conformes à l’esthétique galante. Tenue vocale de premier plan, netteté des lignes instrumentales : tout œuvre pour la gloire posthume d’un Jommelli incisif, visiblement habité par son sujet.

 

 

3. Didone Abbandonata : Dorothea Röschmann, Martina Borst, William Kendall, Mechthild Bach, Daniel Taylor, Arno Raunig, Stuttgart Kammerorchester, direction : Frieder Bernius (Orfeo C 381 953). 1994, 2h09’(3 cds).
Armida, Didone… Jommelli s’est passionné pour les héroïnes tragiques et les femmes abandonnées, prétextes à une illustration psychologique ciselée. De 1747 à 1763, trois fois Jommelli reprit son ouvrage sur le thème de l’Amoureuse Carthaginoise, délaissée et trahie, selon les évolutions de son tempérament mais aussi pour servir au mieux le contexte des représentations, à Rome, Vienne et Stuttgart. Toujours soucieux de préserver la vertu ultime d’un grand opéra digne de ce nom : l’expression. Idéale ambassadrice de la passion jommellienne : Dorothea Röschmann. De ce volet tragique au féminin, qui annonce son Armida napolitaine de la fin (1770), Jommelli capte l’attention avec brio par un orchestre des plus imaginatifs.

4. Don Trastullo : Roberta Invernizzi, Giuseppe Naviglio, Rosario Totaro. Cappella de’Turchini, direction : Antonio Florio (Opus 111 30 OP 30280). 2000, 59’.
Génie polymorphe, Jommelli qui allait devenir à Rome maestro coadiutore de la Chapelle pontificale, sait aussi ménager les surprises en donnant au Carnaval de 1749, cette « bouffonnerie » parfaitement ficelée. La partition devait l’imposer à Paris contre Rameau et l’inscrit d’emblée comme le maître de la scène comique aux côtés de Hasse et de Pergolèse. La démarche entreprise par Antonio Florio pour la résurrection idiomatique du buffa napolitain trouve ici l’un de ses plus remarquables aboutissements. C’est que le chef ne néglige rien, ni des voix ni de l’orchestre.

5. Armida abbandonata : Les Talens lyriques, direction : Christophe Rousset (2 cds, Ambroisie, 1994).  Armida Abbandonata créée à Naples en 1770 incarne les ultimes tentatives d’un génie de la scène napolitaine dans le genre seria. C’est à sa source que devait puiser le jeune Mozart. Nervosité et caractère au service d’une partition qui recherche l’expressivité : que demander de plus ? Voilà une réédition d’autant plus opportune qu’elle se confirme telle une gravure majeure dans la discographie des Talens Lyriques. C’est en juillet 1994 que les spectateurs du festival de Beaune découvraient le théâtre de Niccolo Jommelli avec cette Armida fulminante, héroïne à la démesure dramatique aussi fascinante que l’Armide de Lully. Un an plus tard, le label « Fnac Music », aujourd’hui disparu, publiait les séances d’enregistrement dirigées par Christophe Rousset, défricheur de l’opera-seria, post Händélien/Vivaldien, pré-Mozartien. La partition révèle l’étendue du génie lyrique de Jommelli salué de son vivant. C’est un chaînon manquant réhabilité, d’autant plus essentiel que, incontestablement talentueux, il comble ce manque entre le baroque tardif, celui des années 1750/1760, et les premiers sursauts néo-classiques, colorés par la sensibilité galante qui préparant Mozart, accompagnent les dernières manifestations de la réforme métastasienne du grand genre et qu’illustrent idéalement, les œuvres parisiennes de Gluck, dans les années 1770.

On accueille donc avec plaisir la réédition de ce texte capital grâce à l’initiative du label Ambroisie. Si Jommelli meurt quasi oublié dans sa Naples natale, après avoir ébloui les cours d’Europe, il laisse avec cette Armida, – son avant-dernier ouvrage pour la scène -, la somme de son style. Une écriture qui recueille le fruit de son métier appris à Stuttgart où il disposa d’un orchestre et de conditions de travail de premier plan ; une conception de la dramaturgie dépouillée, totalement inféodée à la narration psychologique dans laquelle les climats développés par l’orchestre sont aussi efficaces que le chant. Déjà en son heure, l’œuvre fut plutôt froidement accueillie : trop sophistiquée pour un public gavé de mélodrames napolitains, genre dans lequel d’ailleurs, Jommelli sut aussi se faire un nom (voir la discographie de notre dossier Jommelli : « Don Trastulo », « buffo » créé à Rome en 1749). Il n’empêche : l’amateur d’aujourd’hui, qui saura reprendre par parties dans son salon l’écoute de l’opéra et prendre le temps de se familiariser avec la langue codifiée de l’opéra « sérieux » du XVIIIème siècle, découvrira l’honnêteté d’un musicien tout accaparé à soigner l’intelligibilité passionnelle de ses personnages. A travers l’orthodoxie des formes convenues (aria da capo, récitatifs obligés, airs de sortie, de bravoure, di paragone ; élévation morale des caractères, conclusion positive et apologie des sentiments vertueux, selon le modèle qu’a fixé Métastase, poète officiel de la Vienne des années 1730/1740), l’oreille reste saisie par des épisodes de pleine fulgurance, en affinité poétique avec la trame romanesque inspiré du Tasse. Jommelli fait de l’enchanteresse Armide une femme vulnérable, impuissante et seule, maladivement inquiète. L’histoire dépeint la lente agonie de son pouvoir et la destruction du monde factice qu’elle a créé par magie. Tous les personnages (Erminia/Clorinda, Rinaldo mais aussi Rambaldo et Tancredi) éprouvent dans la geste chevaleresque, ce moment d’égarement et de désespérance, où victimes de l’amour, ils mesurent le gouffre de leur solitude. Cet aspect du dénuement psychologique donne à chacun sa profondeur humaine. La force de l’opéra demeure en ce sens son éloquente gradation. Ainsi, de l’Acte I dont la fin est un chant à deux – d’une sensualité éperdue, affirmant l’image de la séductrice triomphante – à la fin de l’Acte II qui dessine a contrario, la silhouette brisée de l’amante abandonnée et détruite, Jommelli ne nous épargne aucun des sentiments de la guerre amoureuse : fusion (enchantement), solitude (jalousie, haine, mort).

Christophe Rousset sait être sensible à l’imagination quasi débordante de l’orchestre dont la vitalité nerveuse, idéalement précise, se délecte des alliances de timbres et des contrastes de rythmes (sinfonia introductive) ; il sait commenter l’action intérieure des personnages et comme éclairer dans le chant des instruments les palpitations des âmes, en particulier celles de la prima donna. Le chef s’y montre d’autant plus subtil, opérant un travail exceptionnel sur la dynamique et la matière texturée de l’orchestre (ses fameux crescendo ; accents des hautbois, basson et flûtes obligés), que Jommelli détourne les règles et aime visiblement innover : récitatifs accompagnés, monologue en arioso, da capo non obligatoire, forme nouvelle de recitar cantando (Chaconne de Rinaldo)… Les chanteurs apportent aussi leur contribution : si le mezzo de Claire Brua (Rinaldo : à l’origine écrit pour une voix de castrat) manque parfois d’articulation, l’Armida de Ewa-Malas Godlewska donne la pleine mesure d’un rôle écrasant conçu à l’époque pour l’une des sopranos les plus douées, Anna De Amacis. La chanteuse devait fortement impressionner le jeune Mozart qui lui réservera des airs du même registre pour son Lucio Silla de 1773. De la fragilité inquiète (scène 5 du II, plages 10 et 11 du CD2) au déchaînement de la fureur vengeresse (cascade et exaspération des notes pointées : scènes 12 du III, plages 5, 6 et 7 du CD3), – quand elle apprend le départ de Rinaldo -, Armida impose sa démesure dramatique. Les autres voix : Véronique Gens (noblesse idéalement métastasienne), Gilles Ragon (projection lumineuse, impact théâtral), Laura Polverelli et Patricia Petibon, entre autres, forment un plateau vocal parfaitement cohérent. Nervosité et caractère au service d’une partition qui recherche l’expressivité : que demander de plus ?

Voilà donc une réédition d’autant plus opportune qu’elle se confirme telle une gravure majeure dans la discographie des Talens Lyriques.

Armida Abbandonata,
opera seria en trois actes (Naples, 1770).
Livret de F. Saverio De’Rogati
d’après la Jérusalem Délivrée de Torquato Tasso.

Avec : Ewa Malas-Godlewska (Armida), Claire Brua (Rinaldo), Gilles Ragon (Tancredi), Véronique Gens (Herminie/Clorinde), Laura Polverelli (Rambaldo), Patricia Petibon (Ubaldo), Cécile Perrin (Dano), Les Talens Lyriques, direction : Christophe Rousset.

 

 

Entretien avec John Eliot Gardiner, mars 2005

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En 2000, il décidait de jouer Jean-Sébastien Bach tous les dimanches : la conjonction des 250 ans de la mort du musicien et les célébrations du nouveau millénaire méritaient bien cette entreprise exceptionnelle. Chaque concert devait être enregistré puis publié par Deutsche Grammophon. Cinq années plus tard, après quelques déboires liés à la crise du disque et quelques cds parus, le projet rejaillit.
Sir John Eliot Gardiner nous offre de réentendre pas à pas, par le disque, ce qui fut « son » pèlerinage musical : une année entière passée à diriger les cantates du Cantor, et selon le calendrier liturgique. Après le pèlerinage, une nouvelle aventure : celle de l’entreprise, dans son sens strict, puisque le chef d’orchestre publie l’intégralité de son périple sous son propre label, « Monteverdi productions ». La nouvelle intégrale d’à peu près cinquante albums, éditée sur quatre ans, devrait s’imposer aux côtés de celles que poursuivent Ton Koopmann et Masaaki Suzuki. En parallèle également avec le cycle qu’édifie de son côté, le début de l’année 2006, Sigiswald Kuijken. Voici pour commencer, les deux premiers volumes (1 et 8, sous étiquette SDG). Ce fut l’événement du mois d’avril 2005. A l’amorce d’une nouvelle odyssée discographique, Sir John Eliot Gardiner répond aux questions d’Alexandre Pham.

Pourquoi une nouvelle intégrale des cantates d’églises de J. -S. Bach ?

Pourquoi pas ! Ces cantates correspondent à la tranche la moins connue de son activité musicale et selon l’avis de ses fils, en particulier Karl Philip Emmanuel, elles correspondent même à l’aspect le plus intéressant de son travail. Elles nourrissent ainsi cinq cycles de partitions de circonstance, composées pour chaque dimanche de l’année liturgique. A chaque jour saint, sa musique éphémère qui néanmoins a exigé toutes les ressources du compositeur. Le fait que Bach ait réutilisé le matériau de ses cantates dominicales pour la Passion selon Saint-Jean et surtout pour la Messe en si montre à quel point il les tenait en grande estime.

Votre projet est une expérience humaine inédite. En quoi estimez-vous que cette aventure collective liée au Pèlerinage Bach 2000, apporte une coloration spécifique à votre interprétation ?

Cette expérience nous a immergés tout au long de l’année 2000, dans un temps propre, celui auquel s’est mesuré le génie de Bach, capable d’écrire la musique pour chaque nouveau dimanche de l’année liturgique, et ce de façon continue.
Nous avons vécu le rythme du compositeur au moment où il composait ses cantates. Il s’agit d’accompagner l’écriture musicale dans le déroulement des saisons, dans plusieurs lieux d’Europe, en Allemagne d’abord et dans les églises où joua l’auteur. Cette « temporalité » nous a réunie tous –chanteurs, choristes, instrumentistes-, autour de la liturgie et dans la musique. Je crois que l’on ressent dans les enregistrements cette notion particulière du temps et aussi, la volonté d’être unis au moment de l’interprétation.

Cette expérience exceptionnelle vous a-t-elle inspiré de nouveaux projets musicaux ou une nouvelle façon d’aborder certains répertoires ?

Pas vraiment. Je crois que Bach est le seul compositeur avec lequel nous pouvons passer une année entière. Au cours de ma carrière, j’ai essayé de relier les œuvres à leur contexte c’est-à-dire, dans le style et selon la sensibilité de l’époque du compositeur. En 2000, nous avons pu ajouter l’expérience de l’espace et de l’architecture qui ont conféré une émotion complémentaire à notre interprétation.
En 2004, avec le Monteverdi Choir, nous avons retrouvé l’expérience des cantates de Bach, en suivant le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle depuis les campagnes françaises d’Auvergne, passant par Rodez et Conques jusqu’en Espagne. Nous avons interprété des œuvres a capella dans les lieux de prière où l’architecture est essentielle. D’ailleurs, le disque de ces concerts 2004 paraîtra très bientôt. Le lieu apporte une résonance humaine et sonore fondamentale aux œuvres abordées. Nous venons de donner la Passion selon Saint-Mathieu dans l’église gothique de Köningslutten en Allemagne : le climat suscité par le lieu était absolument fascinant pendant le concert.

Pour votre intégrale Bach, comment avez-vous choisi les solistes ?

En fait, les chanteurs se sont imposés selon leur disponibilité et aussi parce que nous avions déjà travaillé ensemble. Beaucoup ont une personnalité reconnue qui leur donne une aisance remarquable pour aborder Bach, qu’il s’agisse de Bernarda Fink, Paul Agnew, James Gilchrist, Nathalie Stutzman, Mark Padmore, Peter Harvey, Dietrisch Henshel, entre autres. J’ai également sélectionné d’autres voix, sur audition. Mon idée était d’offrir une chance aux chanteurs du Monteverdi Choir car se confronter aux airs comme aux récitatifs de Bach reste pour l’interprète une expérience inoubliable. Nous avons eu ainsi de remarquables interventions et j’aimerais citer entre autres, les sopranos : Gillian Keith, Joanne Lunn et Katharine Fuge ou parmi les altos masculins, William Towers et Robin Tyson. Je souhaite que pour chacun d’entre eux, ces prises de risque soient un tremplin à leur carrière.

L’acuité et le relief des instruments solistes (hautbois d’amour, hautbois da caccia, trompettes, flûtes…) mais aussi le fini exemplaire dans l’alliance des timbres (voix/instruments) que vous ciselez dans chaque cantate, semble être un point crucial de votre approche. Comment justement concilier cette plasticité quasi sensuelle avec l’exigence spirituelle des textes ?

Mais justement cette richesse dans le mysticisme et cette poésie des timbres associés qu’il s’agisse des voix et des instruments, soulignent la force religieuse des textes. L’individualité des instruments chez Bach lui a valu d’ailleurs quelques critiques. Nous avons le sentiment dans son écriture, qu’il traite voix et instrument sur un même rapport, sans hiérarchie, comme s’ils étaient interchangeables. On lui a reproché le style instrumental des voix. Il souhaitait très probablement démontrer que le chant était capable de grande virtuosité, que les instruments pouvaient à l’égal des voix, toucher le cœur, attendrir et émouvoir. Les parties pour instruments obligés montrent à quel point l’instrument peut chanter cantabile, nuancer avec d’infinies subtilités. C’est l’humanisme de cette conception qui me touche.

Cette vision intimiste qui éclaircit la proximité du texte et du chant vocal ou instrumental, m’a rappelé votre propre conception du « Couronnement de Poppée » de Monteverdi dans laquelle, à l’inverse d’autres chefs tout aussi pertinents, vous recherchez l’épure, l’approfondissement poétique d’une articulation très lisible…

Vous avez tout à fait raison. J’ai toujours estimé que Monteverdi et Bach étaient très proches. Tous deux sont certainement les compositeurs les plus inspirés dans le recitativo secco. Si l’on compare Bach à ses contemporains, tels Haendel ou Scarlatti, l’intelligence des récitatifs de ses cantates s’inscrivent dans la voie tracée par Monteverdi dans Orfeo, Ulysse et Poppée. Il y démontre un sens de la tension qui exalte le texte, une musicalité agissante… qui est proche aussi, d’une certaine façon de Rameau.

Y-a-t-il dans votre mémoire, un concert qui vous a marqué davantage que les autres ?

Si je devais citer quelques épisodes mémorables de notre cycle, je garde un souvenir très émouvant des cantates que nous avons jouées le jour de la mort de Bach, le 28 juillet dans une petite chapelle sur
l’île d’Iona, sur la côte nord-ouest de l’Ecosse. C’est un lieu de pèlerinage très intimiste. Nous y étions en formation réduite : seize choristes, douze instrumentistes. Le public aussi était peu nombreux : deux cents personnes dans l’espace restreint de la chapelle. C’était dans l’après-midi, dans la chaleur de l’été : nous avons joué la cantate BWV 118 dans ses deux versions, pour hautbois et pour cuivres. Et d’ailleurs, lorsque nous avons joué la seconde version pour cuivres (destinée à une célébration en plein air), les portes du lieu étaient ouvertes : nous avons tous éprouvé un sentiment de communion extraordinaire, en pleine harmonie avec la nature qui nous environnait ; le chant des oiseaux s’est associé à la musique que nous jouions. Les derniers concerts à New York ont été également des instants exceptionnels : nous étions alors dans à la fin du cycle, dans l’achèvement de notre projet. C’était au moment aussi où Deutsche Grammophon décidait de ne plus nous suivre.

Créer aujourd’hui votre propre label signifie-t-il de votre point de vue que les majors ne peuvent plus soutenir des projets musicaux réellement intéressants ?

Il ne s’agit pas d’une rupture avec Universal, d’ailleurs je poursuis plusieurs projets avec Decca et Philips, et j’en suis très heureux. Bientôt devrait sortir Oberon de Weber. Je regrette hélas que contrairement aux années passées où les décisionnaires des labels et les artistes partageaient une même vision de la musique, avec cohérence et sur le long terme, nous vivions aujourd’hui une époque différente. Je le déplore d’autant plus pour les nouvelles générations de musiciens. J’ai fondé mon label qui porte le nom « Monteverdi Productions ». « SDG » c’est à dire, « Soli deo Gloria » (que l’on peut traduire par « pour la seule gloire de Dieu », c’est la phrase que Jean Sébastien Bach inscrit à la fin de chacune des partitions de ses cantates), concerne notre cycle Jean-Sébastien Bach. Sous étiquette « Monteverdi Productions » devrait bientôt paraître le programme dont je vous parlais et qui correspond à notre pèlerinage 2004 sur la route de Saint-Jacques de Compostelle. Il s’agit d’œuvres a cappella de Vittoria, Lassus, Palestrina, Morales et aussi de musique plus ancienne qui remonte au XIIIème siècle.

Le nom sous lequel paraît votre cycle Bach, « Soli Deo Gloria » et le fait que vous publiez aujourd’hui les cantates d’églises du Cantor, ne signifieraient-ils pas dans votre propre cheminement personnel, une exigence spirituelle ?

Nul ne pourrait demeurer indifférent à la profonde spiritualité des cantates de Bach. Je ne suis pas un chrétien qui pratique régulièrement. Mais il est indéniable que jouer Bach aiguise sa spiritualité, et renforce son propre sentiment religieux

Comment avez-vous choisi les visuels accompagnant les CDS de cette intégrale Bach ?

Avec mon épouse, nous avions le désir d’éviter les sempiternels clichés d’usage sur les boîtiers Bach : photos d’instruments ou de manuscrits, portraits supposés du Cantor, etc. Les photographies de Steve Mc Curry sont exceptionnelles. Ces visages nous parlent immédiatement : ils sont en rapport avec l’humanisme des cantates. J’aime en particulier le portrait de ce chef afghan pris en 1988 : il n’est pas occidental et pourtant on croirait un prophète de l’Ancien Testament… sous la brosse d’un Caravage ou d’un Rembrandt.

Propos recueillis par Alexandre Pham en mars 2005.

Discographie

Pèlerinage Bach 2000, deux premiers volumes parus
sous étiquette « SDG » :

Volume 1 (SDG 101) : « City of London »,
2 cds. (cd1 : cantates BWV 167, 7, 30 : « pour la fête de Saint-Jean Baptiste ». cd2 : cantates BWV 75, 39, 20 : « pour le premier dimanche après la Trinité »). Enregistrement live, 23-26 juin 2000.
Lire notre chronique.

Volume 8 (SDG 104) : « Bremen/Santiago »,
2 cds. (cd1 : cantates 138, 99, 51, 100 : « pour le 15è dimanche après la Trinité ». cd2 : cantates BWV 161, 27, 8, 95 : « pour le 16e dimanche après la Trinité »). Enregistrement live, septembre et octobre 2000.
Lire notre chronique

Consultez aussi notre moteur de recherche cd afin de découvrir les autres albums de l’intégral Bach par J.E. Gardiner, chorniqués depuis la réalisation de cet entretien de mars 2005.

Visitez aussi le site de Monteverdi productions, le label créé par Sir John Eliot Gardiner : http://www.monteverdiproductions.co.uk
Téléchargeable : la traduction en français de la notice des cds du Pèlerinage Bach, dont le journal écrit par John Eliot Gardiner pendant le périple : évocation des lieux patrimoniaux découverts, notations et analyses des cantates interprétées.

Crédits photographiques: photos © DR