jeudi 28 mars 2024

Entretien avec Boris de Larochelambert

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Pianiste du Trio Ernest Chausson, Boris de Larochelambert évoque sa relation à la musique. Présent au festival de musique de chambre de Beaulieu-sur-mer Saint-Jean-Cap-Ferrat en aôut 2006, l’interprète nous parle aussi d’un compositeur de prédilection, aux côtés de Beethoven et de Brahms, Ernest Chausson. Entretien.

Comment êtes-vous venu à la musique ?

J’ai grandi dans un environnement dont la musique n’était jamais absente, même s’il ne s’agissait pas uniquement de musique classique. Mon père jouait de la guitare en autodidacte. Ma mère, institutrice, avait recours à la méthode Kodaly en maternelle. Mon appétit de musique était terrifiant, je passais mon temps à en réclamer ou à essayer d’en faire. Très vite, il a fallu choisir mon instrument, et mes parents m’ont orienté vers le piano.
C’est à 13 ans que le délic s’est produit avec la découverte du piano chopinien et en particulier du pianiste Krystain Zimerman, dont l’extraordinaire palette expressive me fascinait.


Pourquoi avoir fait le choix d’un trio plutôt que d’une carrière soliste ?

J’ai toujours été attiré par la musique de chambre. Au conservatoire, je me suis investi autant, sinon plus, dans mes groupes de musique de chambre qu’en piano seul, et ce dès le CNR de Strasbourg, où j’ai eu mon premier contact avec le répertoire de trio. La spécificité de cette formation est d’avoir à jongler en permanence entre un instinct collectif et une urgence soliste. Je n’ai pas retrouvé ce travail spécifique dans d’autres formations.


Quel serait aujourd’hui votre jardin musical, c’est-à-dire les œuvres maîtresses dont vous ne pourriez pas vous défaire ? Celles que vous voudriez encore et encore travailler, approfondir comme interprète ? Celles que vous aimez entendre et réentendre, en tant que mélomane ?

J’aime passionnément les trios de Beethoven : plus nous les jouons, plus je découvre leur richesse. Ils peuvent sembler évidents de prime abord, parler d’eux-mêmes, et pourtant.. c’est pour nous la forme d’évidence qui requiert le plus de travail! Il est nécessaire, pour entrer dans la logique beethovénienne, de se donner une certaine distance, tant est grande la part d’impulsif dans son oeuvre. Il faut tendre le discours ou l’aménager; c’est au moment du concert qu’on rétablit l’équilibre, dans la fraîcheur du moment.

C’est à présent vers Beethoven et Brahms que je me tourne le plus naturellement, ce qui n’exclut pas les répertoires les plus éloignés. C’est une véritable nourriture. Chez l’un comme l’autre, j’apprécie la synthèse des forces d’humanité et de construction. Leur musique incarne l’humain dans une structure inhumaine. De Beethoven, je privilégie la Hammerklavier, les symphonies n°4 et 7, pour leur profondeur et leur énergie communicative, et les quatuors à cordes, en particulier les Razumovski et l’op.135. J’aime chez le vieux Beethoven ce mélange de sagesse et de la plaisanterie, ce retour à l’enfance aussi: plus son discours progresse sur le plan philosophique, plus il est léger.
Dans la Hammerklavier, Pollini et Brendel ont ma préférence : l’énergie pollinienne ; le mélange de profondeur et de légèreté de Brendel. Pour les symphonies, la version de Nikolaus Harnoncourt (Teldec). J’aime beaucoup les Vegh et les Berg dans les quatuors.
Je suis un inconditionnel des quintettes à cordes de Brahms. Je cherche une version discographique à laquelle j’adhère totalement.


Que vous a apporté, par exemple, l’enseignement d’Hatto Beyerle ?

Le désir et la nécessité de s’investir entièrement. En fait, l’apport principal de nos professeurs germaniques consiste surtout – outre le style – en un travail sur le musicien en tant que personne, avec sa psychologie. Chaque œuvre doit être abordée de la façon la plus intense, le concert doit rester un moment exceptionnel, où il ne faut pas hésiter à se mettre en danger. Bref, fuir la routine et la froideur.
Le rapport à la rhétorique est aussi essentiel dans l’enseignement de Beyerle: le propre des compositeurs germaniques – je pense à Mozart, Beethoven, et surtout à Haydn – est d’articuler leur discours comme s’il était sous-tendu par une argumentation entre plusieurs personnages, avec ses phrases, ses réfutations, ses interrogations, ses cris. Cette approche nous permet d’aborder les œuvres de façon moins abstraite, d’aborder l’expression sous l’angle d’une voix humaine.

Et avec Hortense Cartier-Bresson ?

Hortense nous a transmis le goût, l’appétit, la science du son ; la recherche de l’équilibre juste, l’expérience des choses mouvantes et changeantes ; elle nous a appris à cultiver ce sentiment de confiance partagé ; à chercher la qualité de l’échange. Son approche du temps musical est très spécifique et tend à équilibrer le discours en résistant à certaines tendances naturelles. Son rubato si réussi en est un parfait exemple.


Avez-vous un mentor ou un modèle qui vous inspire continuellement dans votre carrière d’instrumentiste ?

Je ne m’identifie à personne en particulier, le monde musical regorge de toutes façons de gens exceptionnels. Je songe plutôt à l’orchestre et à sa palette de couleurs ou à la voix. J’aime orchestrer les choses mentalement, et penser le moins possible de façon purement pianistique. Il n’est pas rare, en lisant une partition de piano, de me suprendre en train de l’arranger mentalement pour trio!

Qu’est ce qui est le plus intéressant ici au sein du festival de Beaulieu ? Grâce à quels aspects restera-t-il attractif s’il est inévitablement appelé à grandir?

La diversité des artistes invités, l’enthousiasme, les liens musicaux qui se tissent entre les interprètes. Nous apprenons à nous connaître musicalement, nous nous investissons beaucoup pour monter les œuvres programmées. Certaines personnes y restent pendant de longues périodes et il y règne une atmosphère quasi familiale.
J’ai beaucoup aimé travailler avec le clarinettiste Tim Carter: nous n’avons presque pas eu besoin de parler pour nous accorder, sa qualité d’écoute est merveilleuse. Nous partagions la même vision de la 1ère sonate pour clarinette et piano de Brahms, le même goût pour la noirceur fataliste du 1er mouvement, le sentiment d’irrésistible abandon du 2e. Ces sentiments sont des sentiments clés pour moi.

Dans le Trio opus 114 que nous avons joué avec Antoine, l’impression de douceur n’est jamais éloignée d’une profonde amertume. Même lorsque Brahms semble se rétablir, ce n’est jamais dans l’éclat. Je retrouve ce climat de gravité sereine propre au Requiem Allemand: la grandeur n’en est jamais absente, mais elle s’accompagne aussi d’un profond détachement, très loin d’une jubilation superficielle.


Parlons à présent d’Ernest Chausson. Un compositeur qui a donné le nom de votre Trio et qui est aussi l’un de vos compositeur de prédilection. Quelle a été sa part, son apport à la musique le plus fondamental, à son époque, c’est-à-dire dans la seconde moitié du XIX ème siècle ?

Chausson a marqué son époque surtout par son implication dans la vie musicale. Ses œuvres sont indiscutablement importantes mais elles ne sont pas révolutionnaires du point de vue du langage. Elles sont une synthèse de plusieurs influences dont celles de Debussy (dans l’harmonie) ; on y perçoit tout autant un reste du discours wagnérien, et plus encore, l’ascendance de Franck. En définitive, c’est un « mondain sincère » certainement pas superficiel, mais qui a cultivé avec générosité l
’amitié. En tant que musicien très impliqué, il a montré qu’il était soucieux du contact avec les jeunes compositeurs de son temps, qu’il favorisait le développement et la promotion de la musique. Il a été à l’initiative de très nombreuses sociétés et salons de musique. Il a côtoyé, dans sa jeunesse, des artistes de toutes sortes beaucoup plus âgés que lui, ce qui a influencé le développement de sa personnalité. En fait, il n’a eu ni enfance ni adolescence, son tempérament en porte les marques.

En quoi Chausson a-t-il vaincu ce pessimisme qui colore son l’œuvre et sa pensée musicale ?

Je pense que son œuvre atteint plutôt un équilibre. Il y a ce pessimisme fort mais aussi, de la même façon, un enthousiasme farouche qui s’exprime souvent d’une manière très intense. Voyez par exemple, dans le Concert, ce feu, cette énergie, l’activité d’un appétit dévorant et rare.


Wagner, Schumann restent ses grands modèles ; du moins ceux qui ont décidé de sa vocation, malgré la volonté paternelle. En quoi a-t-il dépassé ou sublimé la musique de ses modèles ?

Il serait incorrect de dire que son écriture a permis à la musique de son temps d’avancer ou de se renouveler. Chausson n’est pas un innovateur. C’est plutôt sur le plan esthétique, en particulier poétique, que ses œuvres sont déterminantes. Le discours musical est constamment sous-tendu par un argument poétique: comme Wagner, il a écrit lui-même le texte des poèmes mis en musique. Son trio, écrit à l’âge de 26 ans, en est un exemple : la logique du discours est insaisissable, surprenante, comme si une pensée littéraire innervait le développement musical, plus encore que dans les ballades de Chopin ou de Brahms, elles aussi écrites en lien avec une œuvre poétique. Chausson ne cherche pas la stabilité tonale. C’est déjà vrai dans son trio et plus encore dans le Concert, écrit beaucoup plus tard. Il faut goûter la notion de surprises, entre l’exaltation et la contemplation.

En musique de chambre, quelle œuvre vous fascine-t-elle ? Et pourquoi ?

Certainement le trio. Il est emprunt d’une sincérité désarmante, plus profondément humaine que la démesure du Concert, et en même temps d’une immense subtilité, de miroitements fantastiques comme chez le jeune Brahms.

Quelle est votre discographie idéale de Chausson, en dehors de la musique de chambre ?

Je retiendrais surtout le Poème, son œuvre la plus évidente, la plus limpide, écrite avec une grâce immense, et la Symphonie, qui excite beaucoup ma curiosité.


Quels sont vos projets immédiats ?

Elargir encore notre répertoire. Il compte actuellement une vingtaine de trios et nous avons hâte d’aborder ceux de Schumann, Mendelssohn, Chostakovitch, Tchaïkovski, Kagel.. Nous continuerons de travailler de nouveaux Haydn (nous en jouons déjà 5) ; c’est à la fois un plaisir dont on ne peut se passer et une hygiène stylistique ! Enfin, j’ai découvert il y a quelques années le compositeur York Bowen (mort en 1961) , qui a écrit des choses magnifiques, à la croisée de Prokofiev, de Scriabine et du jazz ; ses préludes op.102 et sa Toccata op.155 méritent le détour, ainsi qu’un trio, encore manuscrit, qui me fait très envie.
Si nous avons un peu de temps, nous aimerions transcrire pour trio également- la première œuvre qui me vient à l’esprit est la Valse de Ravel.

Cd
Chausson/Ravel, sortie septembre 2006 (1 cd Longdistance)

Dates clés

2000
Constitution du Trio Ernest Chausson au CNSM de Paris.

2004
Le trio est finaliste du concours Joseph Haydn à Vienne. Il s’ouvre sur le milieu germanique avec l’European Chamber Music Academy et participe au programme « déclic » de l’AFAA avec enregistrement d’un cd promotionnel à Radio-France.

2005
1er prix du concours Joseph Joachim à Weimar.

2006
Sortie du disque Chausson/Ravel chez Longdistance. Projets Schumann : les trois trios. Pour leur énergie. Le troisième, très déroutant. Mais aussi, les trios de Chostakovitch et de Mendelssohn.

Crédit photographique © Jeanne Brost 2006
Boris de Larochelambert
Boris de Larochelambert et Tim Carter

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