vendredi 29 mars 2024

Mozart, Don Giovanni (Prague, 1787. Vienne, 1788)

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Mozart à Prague. A Prague, dans la salle du Nationaltheater (aujourd’hui théâtre Tyl), au décor d’azur et d’or, la foule se presse pour entendre le dernier opéra de Mozart : Don Giovanni. Le musicien vient d’en terminer la composition en octobre 1787. L’engouement est historique et phénoménal. Pas un soir, sans une foule avide, ivre et convaincue. Et ce depuis, la première, le 29 octobre. Le triomphe est immédiat. Serait-ce que les Pragois, mieux que les Viennois, aient compris l’exaltation sidérante de la musique ? Auraient-ils saisi combien le compositeur était, sur un sujet déjà traité avant lui, d’une fulgurante vérité, et même en étroite connivence avec la vibration de l’époque ? Sous le masque du séducteur, c’est la critique d’un ordre social, la revendication d’une liberté vitale, muselée ici-bas, qui est portée sans ambages au-devant de la scène. Le Don Juan de Mozart est bien le premier révolutionnaire, tenant le haut de l’affiche. Il revendique par cet orgueil et cette superbe inconvenante, le libre choix de l’homme moderne. En lui, se précisent les fondements de la société nouvelle, celle qui fera table rase de l’Ancien Régime, celle qui enfantera les idéaux de la Révolution.

Prague idolâtre Mozart. Depuis le 11 janvier 1787, Mozart ne cesse de recevoir l’hommage de la bonne société pragoise. Ses Noces de Figaro ont suscité une première transe collective. L’opéra avait été préalablement créé en mai 1786 à Vienne, sans grande adhésion de l’audience. Le 20 janvier, il dirige ses Noces à Prague avec un éclatant succès. Il doit rentrer à Vienne, mais le contrat signé avec le directeur et l’impresario du Nationaltheater, les signori Bondini et Guardassoni, indique clairement un nouvel opéra pour Prague, avant la fin de l’année 1787.

Da Ponte, librettiste de Mozart pour les Noces, adapté d’après la pièce récente de Beaumarchais, propose au compositeur adulé, le sujet de Don Juan. L’histoire est ancienne et déjà adaptée au théâtre lyrique, comme ce Don Giovanni ou le convive de Pierre, dont le livret de Bertati a été mis en musique par Gazzaniga en 1782. Da Ponte, s’il écrit dans ses Mémoires qu’il se délecte alors de l’Enfer de Dante, n’en perd pas moins de temps pour puiser allègrement chez Bertati, quelques ficelles théâtrales, selon ses propres besoins. Molière a lui-même repris de Tirso de Molina, le sujet de son Don Juan en 1665. La pièce est un libertinage philosophique qui accuse la solitude de l’Inconstant d’autant plus caractérisé que Molière invente le personnage d’Elvire pour mieux renforcer la charge et la noirceur psychologique du héros. Bertati et même Goldoni avaient quelque peu atténué la force tragique du personnage.

Da Ponte et Mozart, lequel collabore étroitement à la conception de la dramaturgie, réinventent le mythe de Don Juan. Ils lui restituent son caractère grandiose et dérisoire, sa puissance libertaire, qui en fait non plus simplement le séducteur populaire mais un révolutionnaire, pourfendeur de l’ordre et de la tyrannie des apparences, de l’hypocrisie des bienséances. La fin du héros, lui donne sa mesure héroïque. Libre, il a vécu ; libre, il mourra. Désir et Mort s’équilibrent. Ici, en Don Giovanni, le désir, éros moteur, raille la vie et la mort. Il habite le liquidateur des normes et des conventions. Il est à lui seul, élan et vitalité, force de la libido, exultation de l’individu, arme de la trangression, de l’insoumission, de l’orgueil et du caprice élevés au rang de politiques. Don Giovanni est un politicien du désir. Il manipule, trouble et transgresse. Il créée des situations et des confrontations idéales pour le dramaturge. Le contraste étant un effet souverain sur le scène, Da Ponte développe aussi une ligne comique pour mieux renforcer le vertige tragique et fantastique de l’action. Au soir de la première, l’édition du livret indique clairement cette fusion des genres, « dramma giocoso« .

Répétitions. Le 14 octobre, Mozart qui devait présenter à Prague, comme un événement national, son nouvel opéra, dirige à nouveau, ses Noces jubilatoires. Les mondanités enfièvrées, la constitution retardée de la troupe des chanteurs de son Don Giovanni, le manque de temps, ont retardé la
création du nouveau chef-d’œuvre. La première est fixée au 24 octobre 1787. Les répétitions commencent sans attendre. Heureusement, le compositeur dispose de chanteurs remarquables. Mozart a trouvé dans la basse ténorisante, Luigi Bassi, âgé de 22 ans, un Don Giovanni idéal, passionné et acteur accompli. Le créateur de Figaro, Felice Ponziani, lui donne la réplique en Leporello : le binôme maître/valet ne trouvera pas meilleurs interprètes. Antonio Baglioni, futur créateur de Titus (dans la Clemenza di Tito de 1791), chante Don Ottavio. Heureux compositeur qui non seulement a trouvé une troupe d’excellents chanteurs, mais aussi bénéficie de cantatrices non moins expérimentées. Teresa Saporiti (Anna), Catarina Micelli (Elvira), Teresina Bondini (Zerlina) qui est l’épouse du directeur, forment de leurs côtés, l’élite des chanteuses de l’heure.

Lors de la première, Mozart dispose d’un excellent orchestre composé d’environ douze cordes et de quelques vents prodigieux. C’est essentiel quand on sait que les musiciens jouent « a primavista » les mesures de l’ouverture que le compositeur a composé la veille ou l’avant-veille de la première ! L’œuvre suscite un nouveau triomphe. Favori des Pragois, Mozart songe cependant à Vienne : « mais peut-être l’opéra sera-t-il joué à Vienne ? Je le souhaite », écrit-il le 29 octobre à son ami Gottfried von Jacquin.

Vienne dans son coeur demeure la place à vaincre et séduire. Il est vrai que le décès de Gluck, lui a fait obtenir un nouveau statut : il est de principe devenu « compositeur de la chambre royale et impériale », avec une pension de 800 florins, certes inférieure à celle de Gluck (2000 florins). Mais Salieri veille au grain, et s’assure que Mozart ne lui fasse pas trop d’ombre. Les faits donnent cependant raison au compositeur. Joseph II envisage sérieusement de donner Don Giovanni à Vienne. Mais avant, il mènera la guerre contre les turcs.

Après Prague, Vienne. Ainsi, dès avril 1788, les répétitions commencent au Burgtheater de Vienne selon la nouvelle adaptation validée par l’auteur. Un nouvel air pour le Don Ottavio de Francesco Morella (Della sua pace : moins acrobatique mais plus musical et nuancé), un duo neuf Zerlina/Masetto au II : « per queste tue manime » ). Les femmes sont plus exigentes, jalouses entre elles : l’Elvire de Caterina Cavalieri (ancienne Constanze de l’Enlèvement) obtient un nouvel air : « in quali eccessi, mi tardi… ». Plus énigmatique, la nouvelle conclusion que rédige et compose Mozart pour la scène impériale viennoise. Aucun document parvenu ne précise la fin que le musicien décida réellement après Prague. La première qui a lieu le 7 mai 1788 se déroule sans guère de réactions… ni d’enthousiasme. L’empereur s’est défilé au dernier moment : « l’opéra est divin… mais ce n’est pas un plat pour les dents de mes viennois ». Mozart lui aurait rétorqué selon le témoignage de Rochlitz : « Laissons-leur le temps de le mâcher ». Au total, les 14 représentations (davantage que les Noces) laissent à Mozart un goût plus amer que confiant. Vienne n’a pas succombé à son nouvel opéra, comme le fit Prague avec la passion exceptionnelle que l’on sait. Goethe qui assiste dès décembre 1797 aux représentations de l’œuvre à Weimar précise à Schiller : « cette œuvre est unique en son genre et la mort de Mozart ne nous permet plus de rien attendre d’analogue ». Songeant à une mise en musique de son Faust, Goethe s’exprimera ensuite en 1829, citant le Don Giovanni de Mozart comme un modèle absolu : « cette musique devrait être dans le genre de celle de Don Juan. Mozart aurait pu écrire la partition de Faust ». Ainsi était définitivement adoubé, le Mozart tragique et romantique, fantastique et visionnaire.

Une oeuvre synthétique. L’opéra de Mozart réconcilie l’art avec la nature : il fait de la pulsion, du désir librement exprimé, le trait le plus marquant de son ingéniosité. Le tragique et le comique, la farce et la tragédie se mêlent et produisent le rythme palpitant de l’élan vital. Plus précisément, l’allant giocoso bat le rythme tragique. C’est la musique qui imprime l’élan dramatique et souligne constamment la portée psychique et spirituelle de l’action. « Dramma giocoso » est la mention inscrite sur le livret de la première pragoise : Mozart renoue avec l’opéra à ses origines. Lorsque les compositeurs vénitiens, dans la suite de l’Orfeo de Claudio Monteverdi (1607) mêlaient tous les registres du comique, du tragique, du sentimental et du langoureux. Chez Mozart, le seria (Anna, Don Ottavio, Elvira) puise son irrépressible fascination vitale de la pulsion buffa (incarnée par Leporello et Zerlina). Telle est l’invention la plus marquante de Mozart. Le héros traverse tous les registres, revêt toutes les apparences : il est pluriel et polymorphe comme la vie elle-même. Il incarne les contradictions qui donnent le sens de chaque destinée individuelle. La synthèse des genres, seria et buffa atteint dans Don Giovanni, une alliance remarquable. L’écriture de Mozart jubile dans le passage des formes et des registres : il étincelle de virtuosité inventive. Travestissement et mise en abîme, fantastique et féerique, réaliste et comique, tragique et languissant donnent matière à mille cadres vocaux et instrumentaux : sérénades et symphonies, duos, trios, quatuor, sextuor et solo…

Le héros moderne. Don Giovanni illustre tous les aspects d’une vision éclatée et globale : il est l’inconstant et mieux, l’insaisissable par excellence. Il a l’intelligence de la duplicité, se montre d’une arrogance mimétique quasi diabolique : il pourfend la morale et les bienséances pour mieux dénoncer l’hypocrisie et la dérision des codes sociaux. Il oeuvre pour le jaillissement de l’individu, la libre exaltation de l’essence personnelle.

Jamais œuvre ne cibla avec autant de finesse, la profonde solitude et la vérité de la condition humaine. La fin de l’ouvrage et son obligation morale, ou fin heureuse (lieto finale) ne laisse pas cependant de nous interroger sur la véritable puissance du châtiment ultime. Jusque devant la mort et bravant le juge suprême, Don Giovanni sait rester rebelle à toute autorité, imperméable à toute abdication de ses valeurs, absent au repentir. Il ne se soumet pas. Il est maudit mais il a montré sa grandeur héroïque. Voilà qui colore l’œuvre d’une ambiguïté trouble. Le châtié est un héros. Il est moins coupable qu’admirable. Don Giovanni ne cesse de nous interroger sur la vérité de l’individu, sur les moteurs de la psyché, sur la notion d’identité, sur les valeurs qui fondent la conscience et le comportement individuel.

Don Giovanni nous offre un modèle moins méprisable, qu’humain, profondément humain. Le « dissoluto punito » est un héros moderne qui assume pleinement les choix de vie qu’il s’est choisis. Il est acteur et non sujet : actif et non soumis. Il est ce révolutionnaire qui appelle à l’explosion sociale. Contre le système inféodant tous les personnages qui l’entourent, le héros incarne la réalité de l’homme libre. En Don Giovanni, aux côtés de Goethe, il faut reconnaître un chef-d’œuvre absolu. Il s’agit bien selon l’expression consacrée, de « l’opéra des opéras ».

Cd
notre sélection discographique n’est pas exhaustive (ici 11 chefs sont cités quand la discographie disponible en compte plus de 30). Elle rend compte des enregistrements qui nous paraissent les plus convaincants.

Fritz Busch, 1936. Première version de studio. La plus fluide, la plus évidente et naturelle. L’Anna d’Ina Souez est légendaire. Emi.
Bruno Walter, 1942. La version enregistrée au Met est la plus défendable de Walter. Le Don Giovanni de Pinza est un mythe. Nuova Era.
Wilhelm Furtwängler, 1953 et 1954. Chez Rodolple puis Emi, – pour la plus récente- (avec une Schwarzkopf/Elvira, époustouflante), les versions de Furtwängler confèrent au drame mozartien sa démesure fantastique et spirituelle. Entre agilité et désespoir, comme la personnalité du chef à cette époque, la construction de la lecture reste bouleversante.
Karl Bohm, 1955. En allemand pour la réouverture de l’Opéra de Vienne, la première lecture de Bohm est de loin la plus acérée. En 1967, le chef s’est enlisé dans le plomb. Ici, Sena Jurinac (Elvire), Irmgard Seefried (Zerlina) irradient par leur mystère insondable.Cette version est une bande privée, non encore éditée par une major.
Dimitri Mitropoulos, 1956. Mitropoulos reprend la production à Salzbourg laissée vacante par Furtwängler. Sa vision personnelle, affirmée se montre déroutante autant que fascinante. Cesare Siepi (DG) et Streich (Zerlina) donnent le meilleur d’eux-mêmes. Discoreale/Replica
Carlo Maria Giulini, 1959. La version unanimement saluée par critiques et publics. La tension s’écoule de scène en scène. Le son du studio n’empêche pas l’allant naturel des récitatifs et des airs. Wächter en Don Giovanni vacille un peu, Schwarzkopf n’est plus l’Elvire qu’elle fut chez Furtwängler, mais la construction limpide et sans lourdeur de Giulini impose cette version. Emi
Herbert van Karajan, 1960. A préférer nettement à version plus lente voire pesante de 1963 (Verona). A Salzbourg, Karajan fait merveille. Nervosité et dramatisme. Schwarzkopf tire sont épingle du jeu (Elvire immortelle), Cesare Valletti (Don Ottavio) se distingue également. Leontyne Price étincelle (Anna).
Lorin Maazel, 1979. Que vaut la version discographique du film de Joseph Losey, récemment reparu dans une version remixée époustouflante (Gaumont) ? Certes la baguette défend une conception romantisée à souhait, voire épaisse mais plus acceptable que celle de Barenboim. De plus, la valeur des acteurs défend cette lecture honnête à défaut d’être totalement convaincante. Moser (Anna) tend sa voix jusqu’à la raideur hystérique ; mais Kanawa (Elvire) trouve souvent le ton juste, et Berganza (Zerlina), sans avoir le physique du rôle, reste l’atout majeur de l’enregistrement. Raimondi en Don Giovanni incarne un rôle auquel il doit sa notoriété internationale. Sans posséder la voix du séducteur, il impose une présence photogénique et dramatique indéniable. Sa prestance a réussi là où on ne l’attendait pas : il a fait de Don Giovanni un héros cinématographqiue. Sa réussite nous rappelle d’ailleurs comment il faut comprendre et recevoir l’oeuvre de Losey : un film moins un enregistrement lyrique. Van Dam en Leporello est légendaire. CBS
Bernard Haitink, 1984. Lecture homogène et équilibrée qui sans effets appuyés, restitue idéalement les couleurs et les respirations de l’orchestre de Mozart. Le Don Giovanni de Thomas Allen est des plus convaincants. Maria Ewing embrase le personnage d’Elvire. C’est l’antithèse tout aussi convaincante que Schwarzkopf. Emi
Nikolaus Harnoncourt, 1989. La révolution baroqueuse a fait de Mozart un cheval de bataille, véhicule de réussites exemplaires. Cette lecture en fait partie, avant celle d’Östamn chez l’Oiseau-Lyre. Le Concertgebouw est incroyable de finesse expressive, rompant avec le luxe viennois. Les tempos du Maestro font problème et cible une incohérence dramatique difficile à défendre parfois. Thomas Hampson brosse un Don Giovanni, racé et poli. Teldec
Arnold Östman, 1990. La version détrôna l’effet Harnoncourt, l’année précédente. Sans disposer d’un orchestre et de chanteurs dignes de leurs prédécesseurs, Östman a imposé sa vision, conforme aux dimensions et à l’esthétique de Mozart. Plus de patine romantisante ni de furia expressive, mais un allant soudain ressuscité, une rythmique fidèle à la première. Respect strict des rythmes voulus par l’auteur : « andante alla breve » plutôt qu’adagio habituel pour le début de l’ouverture, par exemple. Un Mozart dépoussiéré et rythmiquement incontestable.
A venir : la version de René Jacobs qui l’a déjà dirigée sur la scène.

Illustrations
Jean-Honoré Fragonard, portrait de fantaisie. Don Giovanni incarne l’élan vital, la pulsion érotique. Le « fa presto »(faire rapide) du peintre Fragonard capable de brosser comme ici, en seulement deux heures de temps, la vitalité et l’esprit du modèle, donne tout autant le sentiment de la fulgurance.
Goya, femmes au balcon, Leocadia. Goya, peintre de la féminitié songeuse, souligne dans Don Giovanni, l’opéra des femmes.

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