Pour son dernier concert à l’auditorium du Nouveau Siècle, l’ON LILLE / ORCHESTRE NATIONAL DE LILLE nous offre un programme particulièrement engagé. Il nous fait écouter le son de l’horreur nazie mais aussi le sourd bourdonnement de la peur, suscité par la terreur stalinienne. Les dévoiler pour mieux les dénoncer.
Le directeur musical de l’Orchestre Lillois, le très impliqué JOSHUA WEILERSTEIN confère à la prestation une remarquable texture, à la mesure de sa réalisation à la fois carthartique et dénonciatrice. L’art dénonce, éveille les consciences, en dévoilant l’innommable et la terrifiante barbarie, enjoint chacun à recouvrer notre humanité fraternelle. Le sens du concert, son exigence éthique, sa justesse sont d’autant plus pertinents au moment où en France l’antisémitisme se multiplie, produisant des affiches nouvelles qui renouvellent la honte et l’ignominie des années 1930 -1940. Du reste le maestro qui fait une courte et liminaire présentation du concert cite non sans justesse, William Faulkner : » Le passé n’est jamais mort. Il n’est même jamais le passé « . Aux hommes actuels, s’impose l’urgence à combattre la répétition des événements criminels inhumains…
De toute évidence, les compositeurs en particulier Chostakovitch pour lequel la terreur stalinienne fut une menace constante, sourde, concrète, l’ont bien compris, mesuré, médité. L’ intérêt de la musique orchestrale atteint son but : dénoncer certes, surtout comme c’est le cas de toute l’œuvre du compositeur russe, exprimer musicalement le sentiment de révolte et de dissimulation ; écrire une partition à double voire à triple lecture. Expressive et esthétiquement cohérente, et dans le même temps, y déposer les éléments d’une résilience à peine voilée. Ceci vaudra d’ailleurs à l’auteur combatif, d’être inquiété par Staline, expert dans l’art de diffuser la terreur et soumettre ainsi un peuple entier par la peur.
Comme un préalable mordant et déchirant, Joshua Weilerstein dirige une pièce aussi âpre que courte [8mn] : la cantate opus 26 « un Survivant de Varsovie » qu’Arnold Schoënberg écrit comme un témoignage inestimable dès 1947 ; avant la symphonie de Chostakovitch, le texte s’impose par sa violence et sa terreur, celles d’un juif survivant de la Shoa, qui témoigne ainsi de la violence inimaginable des soldats nazis torturant hommes, enfants, vieillards à coup de crosse pour les acheminer vers l’extermination des chambres à gaz : la voix acérée, puissante de Lambert Wilson incarnant en anglais le témoin martyrisé, hurlant en allemand les ordres des tortionnaires nazi [dont un sergent bien zélé] se révèle bouleversante, au diapason d’une partition tendue, presque inaudible par ses séquences dodécaphoniques, heurtées, syncopées, exacerbées… L’Orchestre déverse alors un torrent de timbres criards, aigres, d’une fugacité mordante, totalement déshumanisés.
Puissante, acide, la Symphonie n°13 « Babi Yar » exprime une compassion fraternelle bouleversante elle aussi ; elle dénonce spécifiquement la barbarie nazie dont ont été victimes en 2 jours, près de 30 000 juifs massacrés à Babi Yar [Ukraine] ; ils seront au total 100 000 ; le fait que le compositeur ait osé évoquer ce crime de la honte en 1962, après la mort de Staline [1953], était encore risqué car comme souvent toutes les instances soviétiques avaient connaissance du massacre barbare, mais de peur que l’on découvre des connivences honteuses, préféraient le taire.
La puissance de la musique et de l’art réparent ainsi l’omission concertée ; la partition devenant même, et le Ravin lieu du martyre où furent jetés les corps, et le mausolée à la gloire des victimes juives.
Dmitry Belosselskiy (basse) chante les poèmes terrifiques d’Evtouchenko © Ugo Ponte
C’est peu dire que Joshua Weilerstein aborde chacune des 5 parties avec l’acuité et l’urgence que nous lui connaissons désormais. Le directeur musical de L’ON LILLE épouse et commente en contrastes et phrasés affûtés – et comme enivrés, chaque vers du poème central de l’ukrainien Evtouchenko ; chaque vers constellé d’images horrifiques, résonne avec force. Le maestro emporte tout l’Orchestre dans une urgence suractive, dès le climat sourd du début, jusqu’à l’apothéose plus lumineuse de la fin, – jalonnée par les accents du celesta des harpes et du dernier glas, enveloppant tout le cycle d’une couleur sombre et puissante, électrique et glaçante ; comme transcendé par l’horreur des images que le poème très descriptif et narratif multiplie, l’orchestre exprime avec la précision d’un scalpel, les souffrances et les cris impuissants de tous les martyrs ; chaque accent acéré agit comme autant d’aiguillon sur nos consciences en berne.
Le mérite revient au chef d’aborder ce soir, Chostakovitch avec sa symphonie la plus difficile, techniquement, esthétiquement, spirituellement.
Le flux vocal, source de toutes les dénonciations, exhortations, compassion, est superbement tenu par le narrateur chanteur ukrainien Dmitry Belosselskiy. Basse ample et caverneuse, souvent en dialogue ou associée au chœur d’hommes (impeccable Philharmonia Chorus préparé par son chef, Gavin Carr), le soliste réalise une trajectoire à la fois sobre, expressive, pleine de noblesse, exhortant à la fraternité. Le tableau en particulier des femmes russes s’épuisant dans les magasins vides à trouver leur maigre pitance [III. AU MAGASIN], incarné comme une ample et sombre déploration nocturne, est saisissant ; comme s’affirme la gouaille ironique du II. HUMOUR, où le rire grimaçant de Chostakovitch, faisant alterner chœur et basse, est magnifiquement réalisé, délirant, faussement enjoué et d’un provocateur bravache, comme une chanson à boire.
La lave orchestrale se déploie sans limites, sans contraintes pendant 1h de temps, dessinant des gouffres vertigineux, à la mesure du poème évocatoire. Pour son dernier concert au Nouveau Siècle, le National de Lille offre une vision à la fois détaillée, expressive et même incandescente de la partition qui mord comme un acide. Le chef cisèle chaque partie instrumentale, réalisant un magma de couleurs et de timbres comme possédé et enivré ; l’orchestration s’en trouve lumineuse, claire, furieusement incisive : le velours des clarinettes, le chant profond caverneux de la clarinette basse souvent sollicitée, l’ivresse dansante des flûtes, les cris des hautbois, le ruban enivré des cordes aux unissons flamboyants [dans les parodies de danses au V]… témoignent du très haut niveau expressif de la phalange lilloise, capable après une intégrale Mahler qui a compté, d’exprimer les mondes terrifiques de la symphonie « Babi Yar » du sorcier clairvoyant, Chostakovitch. Magistral. Le programme est repris ce soir à La Philharmonie de Paris : incontournable.
L’Orchestre National de Lille aux saluts © classiquenews 2025
PROCHAINS CONCERTS AU CASINO BARRIERE … À partir de ce printemps, travaux de réfection oblige, l’Orchestre National de Lille quitte son vaisseau amiral du nouveau Siècle, et donne rv dans d’autres lieux lilloise dont surtout le Théâtre du Casino Barrière, avec dès les 2 et 3 avril prochains, un programme original non moins audacieux associant 3 compositeurs : Chin, Mozart, Rachmaninov. LIRE ici notre présentation du concert de L’ON LILLE / Chin, Mozart, Rachmaninov, au Casino Barrière : https://www.classiquenews.com/orchestre-national-de-lille-chin-mozart-rachmaninov-les-2-et-3-avril-2025-delyana-lazarova-direction/
Toutes les photos © Ugo Ponte / ON LILLE Orchestre National de Lille 2025
présentation
LIRE aussi notre présentation du concert symphonique Souvenir de Varsovie / Orchestre National de Lille / Joshua Weilerstein (Symphonie Babi yar de Chostakovitch / Un Survivant de Varsovie de Schoenberg : https://www.classiquenews.com/orchestre-national-de-lille-les-16-et-17-mars-2025-un-survivant-de-varsovie-schoenberg-chostakovitch-symphonie-babi-yar-joshua-walerstein-direction/

BORD DE SCENE après le concert – formidable instant partagé entre les interprètes et le public lillois – Lambert Wilson évoque la forte impression vécue pendant la réalisation de la cantate de Schoenberg – une pièce éclair qu’il a déjà défendue à Lille avec Jean-Claude Casadesus – à ses côtés, Joshua Weilerstein, directeur musical de l’Orchestre National de Lille, pilote impressionnant de cette soirée forte en émotions – photo © classiquenews 2025