Énergie débordante et canalisée donc irrésistible… le geste à la fois puissant, détaillé et léger du directeur musical du Philharmonique de Strasbourg, Aziz Shokhakimov éblouit par sa carrure dansante, son esprit facétieux, un sens souverain des rebonds, des accents, de la respiration, ainsi circulant dans tous les pupitres ; ce dès l’allant en clarté et transparence de la si gracieuse Symphonie classique (opus 26) dont on retiendra surtout après le nerf vif de l’Allegro initial, le sens des phrasés des violons du second mouvement « Intermezzo larghetto », nuance indicative que le chef suit à la lettre, en clarté là encore et d’un équilibre solaire, analysant sans épaisseur chaque détail des cordes…
Le « Molto vivace » final, est… étourdissant et d’une subtile élégance,… autant détaillé que vif argent. Cette diligence affûtée, ce souci du rythme, la grâce de chaque phrase enivre par l’allant analytique : bravo maestro !
Le Ballet Roméo et Juliette, composé à l’été 1935 dans la Russie Stalinienne est plus complexe, et cette fois d’une épaisseur expressive double voire triple ; sous le classicisme du sujet (Shakespearien) s’exprime une toute autre réalité, celle plus acide voire glaçante de la Russie de Prokofiev. L’action pure est idéalement exprimée (coupe et verve de la mort de Tybalt, à la motricité frénétique d’une rondeur chorégraphique superlative ; dans ce passage se dévoile cette course meurtrière systématique) ; la force infernale qui se déploie alors, refermant la partie I, annonce en réalité les tutti objectivement glaçants, harmoniquement dissonants qui ouvrent la partie II, exprimant ce cynisme barbare qui emporte les deux clans des Montaigus et des Capulets, opposés jusqu’à la mort ; tel flux dramatique dissimule des plans souterrains, des sous-textes qui colorent le flux musical, objectif et narratif, de teintes plus amères, cyniques, voire parodiques ; comme si dans la machine orchestrale, Prokofiev qui n’en est pas à son premier ballet (bien au contraire), se parodiait lui-même, laissant à travers la mécanique foudroyante et sanguinaire, surgir des éclairs de clairvoyance sur la cruauté et la barbarie du sujet (et de la société stalinienne dans laquelle il vit).
De fait dans sa richesse poétique, la partition renouvelle ainsi l’ambiance shakespearienne de lueurs fantastiques voire cauchemardesques qu’Aziz Shokhakimov semble avoir compris comme peu : ivresse de la scène du balcon, suavité enivrée à l’évocation des jeunes amants et à travers eux, magie surréelle de l’amour, et dans le même temps, densité tragique, glaçante comme il a été dit précédemment d’un flux tragique inéluctable qui détruit toute espérance ; l’orchestre sait être tendre et rugir jusqu’à l’écœurement confronté lui-même à l’horreur de la bascule criminelle qui voit la mort des deux jeunes gens… autour de 7mn (plage 10) : tout est dit dans cette séquence à la fois sombre et lumineuse où Shokhakimov maîtrise l’art des contrastes mêlés. Le portrait juvénile de Juliette (solo de violoncelle associé au basson et à la clarinette pour évoquer le réveil de la jeune amoureuse), la bonhommie paternelle de Frère Laurent, le rebond élastique de la Danse, superbe instant d’éloquence et d’élégance orchestrale… sans la vapeur allusive qui enveloppe de magie les amants sur le départ (plage 16), où le geste aérien du chef, sait diffuser la densité du rêve, jouant sur l’équilibre et la clarté de chaque instrument, ultime séquence suspendue, avant la mise à mort qui suit. Le flux du dernier épisode convainc par ses vertiges hallucinés, la monstruosité qui enfle et se replie, grâce à la voilure d’un orchestre rugissant, qui n’écarte pas dans la dernière phrase le surgissement de la vie, ultime soupir amoureux. Magistral. L’enregistrement éblouit et rend impatient d’écouter l’Orchestre en concert, sous la baguette aussi inspirée de son directeur musical, l’excellent Aziz Shokhakimov.
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CRITIQUE CD, événement. PROKOFIEV : Symphonie classique, Roméo et Juliette (Suite 1 & 2, opus 64 bis et ter), Orchestre Philharmonique de Strasbourg – Aziz Shokhakimov, direction –
1 cd Warner classics – CLIC de CLASSIQUENEWS