LIVRES. Jean-François Lattarico : Busenello, un théâtre de la rhétorique
(Classiques Garnier,2013)
Jean-François Lattarico, Busenello. Un théâtre de la rhétorique
Paris : éditions Classiques Garnier, collection « Lire le XVIIe siècle « , 2013.
Quelle excellente édition : soignée, érudite, vivante, pour ne pas dire captivante, de surcroît sur un sujet méconnu et pourtant essentiel. L’auteur profite d’un âge d’or de l’opéra vénitien, celui que l’on dit du » premier baroque » (par opposition à la seconde moitié du XVIIème puis au plein XVIIIè majoritairement napolitain), une époque qui fait paraître Monteverdi dans la Cité des Doges comme le fondateur de l’opéra baroque italien : auteur après Orfeo de l’Incoronazione di Poppea et d’Il Ritorno d’Ulisse in patria, soit au début des années 1640. L’auteur ne s’intéresse pas à l’explicite manifestation de l’essor lyrique, plutôt à ce volet de l’ombre, que l’on a sousclassé tel un serviteur de la musique : le livret.
C’est ici un livret d’une remarquable qualité, poétique, sémantique, esthétique et philosophique signé de l’avocat, fin lettré, et plume affûtée : Giovan Francesco Busenello (1598-1659). L’ensemble des textes et chapîtres réunis démêle le fin écheveau qui en termes clairs atteste d’une cohérence interne remarquable : le produit d’un esprit ayant mesurer le pouvoir et l’imaginaire des mots. Voici donc la première étude sur l’oeuvre poétique et théâtrale d’un lettré vénitien à l’époque des académies critiques et fécondes de la Venise du XVIIème.
Busenello : le pouvoir du verbe
En apportant un éclairage spécifique sur la langue souveraine du poète librettiste, Jean-François Lattarico démontre la pleine conscience de Busenello comme écrivain et poète à part entière. Ayant édité l’ensemble de ses livrets sous la forme d’une publication autonome, Busenello savait la mesure de son talent et sa signification première comme homme de lettres. Ici, la syntaxe, la structure linguistique, ses rythmes propres n’inféodent pas la musique mais la complètent et lui assurent un sens surhaussé par sa flamboyance imaginaire, sa violence sémantique, tout un monde singulier qui s’appuie sur les recherches et l’activité des académies libertines vénitiennes dont est membre Busenello ; on y décèle aussi l’admiration pour l’Adone de Marini dont Busenello souligne la versification régulière, les images et la musicalité qui appellent au traitement scénique et musicale. Jean-François Lattarico dans un précédent volume dédié à la poétique vénitienne (Venise incognita, Essai sur l’académie libertine au XVIIème, Honoré Champion) avait déjà balisé le terrain préparant à la présente monographie. Il y était question déjà aux côtés des genres héroïco-comique et du roman, de l’élaboration du dramma per musica au sein des Incogniti, cercle de lettrés très actif dans le domaine littéraire, poétique, musical.
Emblématique d’une période féconde où poésie et musique sont sœurs complémentaires, Busenello écrit pour Monteverdi le Couronnement de Poppée, mais aussi présentés pour la première fois comme un cycle d’une rare cohérence, les poèmes toscans et vénitiens, plusieurs essais théoriques et romanesques…
Poète vénitien, Busenello participe activement à l’essor du drame musical mis en musique par le plus grand génie lyrique de l’époque, Monteverdi. L’auteur rend hommage à l’écrivain en s’intéressant à l’ensemble de sa production et en la resituant dans le contexte de la ville et des événements propres à la cité lagunaire : rôle précurseur d’Ermonia (Carnaval de 1637, l’année de la création du premier théâtre lyrique public) ; fixation d’un modèle dramatique aristocratique et patricien ; analyse de l’esthétique maniériste d’après les poèmes de Marini (érotisme, mort, satire) ; tentation accomplie du roman avec La Floridiana et Fileno … surtout outre un essai de portrait sur la personnalité de l’avocat librettiste, l’auteur étudie pour la première fois l’ensemble des 6 drames pour le théâtre, – tous ne sont pas mis en musique -, dont Busenello a fourni le livret : Gli amori di apollo e Dafne, La Didone, L’Incoronazione di Poppea, La prosperità infelice di Giulio Cesare Dittatore (volet complémentaire à Poppea), La Statira, principessa di Persia (avec aussi une analyse particulière de la Lettre sur la Statira, sorte d’essai théorique d’une rare pertinence), … En souligant le génie poétique et la claivoyance de Busenello sur la place des mots dans la réussite du théâtre d’opéra, en précisant les formes de sa pensée critique et synthétique sur les sources antérieures et les modes de structures théâtrales (néoplatoniciennes, réalistes, …), voici un texte capital qui dévoile une figure singulière voire exceptionnelle, tout en éclairant aussi l’une des périodes éclatantes de l’opéra de l’Italie Baroque. L’opéra vénitien et sa rhétorique poétique spécifique, à l’épreuve de la scène y gagnent un regard neuf, documenté, désormais indispensable.