Jean-François Lattarico:
Venise incognita
Essai sur l’académie libertine du XVIIème siècle
A Venise, les membres de l’Académie des Incogniti -Inconnus en français- (1630-1662), défendent avec ardeur la ligne esthétique et poétique de l’une des plus importantes institutions culturelles de l’Italie du premier baroque (Seicento, XVIIème siècle).
Leurs idées et leur cénacle incarnent les ferments de l’avant-garde intellectuelle et esthétique qui au XVIIè, après l’apothoése picturale qui marques les siècles antérieurs (XVè et XVIè, de Bellini au Titien) perpétuent le génie vénitien au XVIIè.
La Venise des Inconnus
Les écrivains académiciens favorisent en particulier le développement et la diffusion des genres nouveaux de l’épopée héroïco-comique, du roman, surtout du dramma per musica, trois formes et créations emblématiques de l’âge baroque.
Ils permettent alors l’essor littéraire et poétique de Venise, son émancipation superbe, égalant voire rivalisant avec l’aristocratique Florence, jusque là pionnière, inégalable dans l’invention des genres poétiques et dramatiques. C’est une période active et florissante dans le domaine des arts visuels comme l’opéra public (né en 1637 au San Cassiano).
Fournissant par exemple les livrets des opéras du Théâtre Novissimo (dont le nom dit sa création comme première scène dédiée au drame musical et dont l’activité est étroitement liée aux idées des Incogniti), les auteurs précisent peu à peu les caractères de l’opéra vénitien « mercenaire » et « populaire ».
Le chapitre sur les relations entre l’Académie des Incogniti et l’éclosion d’une filière poétique et musicale au sein de la programmation moderne du Novissimo reste la partie la plus intéressante.
Sur la scène du Novissimo…
Au Novissimo, les vénitiens découvrent la magie étonnante des machineries du « grand sorcier » Torelli, lequel y signe une sorte de modèle des arts vivants avant de gagner Paris en 1645, signant là d’ailleurs la mort du Théâtre italien… Les idées avant-gardistes des Incogniti façonnent outre un nouveau type de livret, le modèle de l’opéra vénitien baroque, montéverdien et postmontéverdien, dans le courant des années 1640. Style flexible et musical du verbe poétique, alliance subtile entre personnages comiques voire pittoresques aux airs de bon sens populaire voire grivois, et héros amoureux ou tragiques… la forme défendue par les Incogniti influence bon nombre de programmations après la fermeture du Novissimo, en particulier le San Giovanni e Paolo qui reprend par exemple le chef d’oeuvre inégalé de la décennie: La finta Pazza (la fausse folle) de Sacrati, inaugurant le théâtre neuf en janvier 1641.
L’auteur analyse les registres poétiques favorisés par les lettrés académiques: mélange des genres mais aussi création d’un style patriotique voire dithyrambique qui glisse allusivement dans le livret et par les décors présentés, la vision idyllique d’une Venise, maîtresse du monde, du moins phare culturel européen. L’action des opéras modernes se passe dans les lieux vénitiens facilement identifiables; dans La Finta Pazza, la première diva de l’histoire de l’opéra, adulée pour ses talents vocaux et dramatiques reste Anna Renzi (dans le rôle clé de Déidamie) dont les témoignages évoquent tous unanimement le talent irrésistible. Son art incarne la sprezzatura tant louée par Baldassare Castigliano dans le Livre du Courtisan. Elle créa également le rôle d’Octavie dans le Couronnement de Poppée de Monteverdi.
Mais ce sont d’autres opéras créés au Novissimo que le texte ressuscite tel Bellerofonte de Nolfi, Jules César (probablement de Busenello, 1646), l’Alcate de Tirabosco et Manelli, la Venere gelosa de Bartolini et Sacrati (1643); l’Ercole in Lidia (qui symbolise plus que tout autre ouvrage la portée symbolique de la scène comme miroir du monde et de la destinée humaine)… L’évocation du milieu de l’opéra vénitien dans la Cité qui en favorise l’essor, gagne ici une sorte de bilan où le lecteur identifie les poètes librettistes de l’Académie des Incogniti; surtout leur scrupule littéraire, moyen le plus sûr pour préserver à travers la forme nouvelle de l’opéra public, le génie vénitien, préoccupé plus que tout autre, surpassant et Florence et Rome, par les formes encore flexibles de la représentation théâtrale et musicale.
Mais ailleurs, les autres chapitres évoquent le goût vénitien sur la scène pour
le détournement parodique de la tradition mythologique, de l’érotisme hédoniste et matérialiste – écho de l’enseignement hétérodoxe de Cremonini par exemple… Tout cela explique idéalement comment une oeuvre majeure comme l’opéra Le couronnement de Poppée en 1642 de Monteverdi a été possible (livret de Busenello, également membre des Incogniti): scène du désenchantement le plus radical, théâtre de l’inhumanité à l’oeuvre, l’opéra vénitien est aussi, surtout le miroir de la petitesse calculatrice et égoïste des hommes; le temps de l’opéra et de la pièce, le sujet des turpitudes des héros… renvoyant inéluctablement à une existence terrestre si dérisoire: réalisme et cynisme.
Aux côtés de Giovan Francesco Busenello, figure bien connue des amateurs d’opéra italien baroque, dont les oeuvres majeures sont de chapitres en chapitres très bien analysées (Il Viaggio d’Enea all’inferno, l’Incoronazione di Poppea… Delle ore ociose, 1656 ou première édition critiques des drames musicaux… ), d’autres noms, illustres membres de l’Académie vénitienne se distinguent encore; celle des figures tutélaires de Giovan Battista Marino, de Giovan Francesco Loredano, son fondateur, mais aussi : Francesco Pona (qui est l’auteur de La Messaline (1633), premier roman historique italien) ou Giulio Strozzi (d’origine florentine) … Outre le prestige conquis dans l’élaboration d’une prose libertine, désormais moderne, il s’agit aussi pour les intéressés de revendiquer un nouveau statut social étayé sur leurs travaux poétiques et littéraires. Au XVIIè, la reconnaissance de l’écrivain gagne à Venise, de nouvelles lettres de noblesse.
Lecture indispensable pour tous ceux qui veulent comprendre les courants de pensée et les esthétiques nouvelles qui ont favorisé l’âge d’or littéraire et intellectuel de Venise au XVIIème siècle.
Jean-François Lattarico: Venise incognita. Essai sur l’académie libertine du XVIIème siècle. 490 pages. Honoré Champion éditeur. Parution: fin avril 2012. ISBN-10: 2745322761