Ce pourrait être l’enregistrement le plus captivant de l’ensemble Almazis et de son chef défricheur, Iakovos Pappas. « ROUSSEAU, Poésies mises en musique » fait figure d’accomplissement majeur. A l’heure où le mouvement « baroqueux » pourtant audacieux et surprenant à ses débuts il y a 50 ans, tout en démontrant une excellence technique actuelle jamais atteinte, semble avoir perdu tout esprit de risques, cet enregistrement renouvelle l’audace des origines. Qui connaît aujourd’hui le poète lyrique Jean-Baptiste Rousseau ? Pas Jean-Jacques, mais JEAN-BAPTISTE. Ce dernier vaut bien toutes les grandes plumes demeurées fameuses à l’époque des Lumières.
Mais JEAN-BAPTISTE les préfigure toutes, par son engagement et sa clairvoyance. Sa verve puissante désigne une acuité artistique et politique qui vaut bien un Voltaire (qui jaloux le détestait) … Il revient à Iakovos Pappas le mérite de souligner l’inspiration saisissante du poète précurseur des Lumières, ici servi par 3 compositeurs tout aussi inspirés et justes : Pancrace Royer, JB Morin, RD de Bousset. En outre, le chef, infatigable chercheur nous offre un précis de déclamation française : il éclaire l’auditeur et le chanteur pour comprendre ce qui est une juste prosodie ; la recherche du sens s’associe ici à l’excellence du geste musical et vocal, piloté par un perfectionnisme exaltant. Et si Iakovos Pappas était le dernier des grands défenseurs et connaisseurs du Baroque Français ; un savoureux agitateur, autant surprenant que pertinent ?
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CLASSIQUENEWS : Pourquoi avoir choisi ces pièces ? Comment avez-vous architecturé le programme ?
IAKOVOS PAPPAS : L’idée m’est venue lorsque j’ai lu puis vouluenregistrer l’Ode sur la Fortune mise en musique par Royer. J’ai découvert, en la personne de Jean-Baptiste Rousseau, un poète dont l’influence est immense au XVIIIe siècle et pas qu’en France. La haine que lui témoigne d’Arouet dit Voltaire, était un signe supplémentaire pour que je m’empare de la poésie du grand Rousseau, car c’est ainsi qu’on le distinguait du petit génevois. Ses Odes, étaient divisées en trois sortes, à savoir les Spirituelles, les Cantates, et les Séculières, j’ai voulu avoir un échantillon très représentatif de chacune. L’Ode sur la Fortune fait partie des séculières. Mon choix de Circé était très facile, chef-œuvre du genre, une des plus belles du répertoire et la plus souvent mise en musique ; la version de Morin étant la première et la plus réussie de toutes.
Des odes spirituelles, De Bousset fut le seul à ma connaissance à les avoir mises en musique. La seconde, outre ses beautés, offrait l’occasion de réunir les voix de Guillaume Durant et Cécile Van Wetter. Enfin pour marquer le coup j’ai ajouté deux extraits d’Almasis de Royer, acte de ballet utilisé comme nom pour mon ensemble. C’est une œuvre commandée par Louis XV, qui offre un aspect complètement différent de Royer ; musique légère et plaisante bien que toujours très savante.
CLASSIQUENEWS : Sur quels points particuliers avez-vous travaillé avec les instrumentistes et les chanteurs?
IAKOVOS PAPPAS : Premièrement, il n’y a aucune différence de travail entre instrument et chant, plus précisément entre l’instrument qui se trouve en nous et tous les autres.
Le chant étant le modèle de l’expression auquel les instruments se soumettent, ils ne sont du point de vue de l’expression que des succédanés! Ceci est le principe de mon art, et je ne puis concevoir autrement la musique.
Secondement, qu’est-ce le devoir d’un chanteur devant des poésies grandioses d’un JB. Rousseau si ce n’est la clarté, la netteté permettant à l’auditeur de saisir leurs sens d’un seul coup ?
Troisièmement, que servent les instruments outre de donner le ton ? Ils sont à la fois le support et les points de ponctuation du chant ; ce sont des points impossibles d’ignorer. Impossible et pourtant d’une banalité effarante !
CLASSIQUENEWS : Avec Guillaume Durand, sur quels aspects de la déclamation et de la prosodie avez-vous travaillé ?
IAKOVOS PAPPAS : Vous répondre sur le travail spécifique à cet enregistrement, demande quelques précisions préliminaires au sujet de la déclamation et la prosodie.
Depuis le XVIIe siècle ces deux termes ont pris plusieurs sens, qui plus est, contradictoires. Il suffit pour s’en persuader d’ouvrir les principaux dictionnaires de la langue française.
Ainsi pour l’Académie Française, déclamation est dans sa première acception pièce d’éloquence, pour permettre aux élèves de rhétorique de s’exercer.
Action de déclamer ; manière, art de déclamer. La déclamation est une des parties de l’art oratoire. La déclamation théâtrale. Une déclamation brillante, grandiloquente, froide, fausse, outrée.
Pour le trésor de la langue française la déclamation est l’Art de réciter devant un public un texte de manière expressive ; enfin pour Littré la déclamation est l’art de la prononciation dans les discours publics, avec les accompagnements de la contenance et des gestes.
Aucune des trois définitions ci-dessus n’est satisfaisante, chacune devant être complétée par les deux autres. Car la déclamation c’est bien une action issue d’une technique qui consiste à prononcer un discours en public afin de persuader, ou convaincre, ou simplement émouvoir le dit public. Déclamer n’est pas comprendre un discours, ceci n’est qu’un devoir d’élève ; ceux qui acclament tel chanteur, tel acteur ou tel politicien-orateur-improvisé parce que compréhensible sont plongés dans des ténèbres bien épaisses.
Accents toniques, accent dynamiques ou autres accents d’intonations relèvent une profonde incompréhension du terme accent d’une part, et d’autre part de l’émission sonore en général. Bien sûr on peut divaguer à souhait sur quelque terme que ce soit, mais pour autant serait-ce une preuve d’une quelconque véritable connaissance de l’objet examiné ? Je démontre suffisamment dans mon Bréviaire du Récitatif, les causes de telles fantaisies ; le lecteur curieux pourra s’informer aisément.
CLASSIQUENEWS : Quel est pour vous l’intérêt du texte de L’Ode à la Fortune ?
IAKOVOS PAPPAS : Le message que l’Ode à la Fortune nous adresse dépasse complètement les contingences temporelles ou sociales. Rousseau s’adresse à l’humanité toute entière pour la mettre en garde, tel une nouvelle Cassandre dont on ne comprend le sens des paroles que trop tard. Il nous prévient que sans sagesse politique, la société devient immanquablement un cloaque rempli d’injustices les plus révoltantes. Voyez-vous comment son siècle finit ? Dans la violence, le sang, l’agitation, la guerre toujours plus dévastatrice. Trouvez-vous que le commencement du nôtre semble plus pastel ? Surtout ne nous trompons pas, la doctrine politique que Rousseau prêche n’est pas une idylle truffée de naïvetés. Sa propre chair pourrait témoigner de ce qui est une société moralement putréfaite! Il connaît, pour l’avoir vécue très longtemps, en quoi consistent la vindicte, la rancune, et le népotisme. Bien sûr le tableau dressé par Rousseau n’est guère moins eschatologique que les tableaux de Bruegel l’ancien ; cependant a-t-il tort ? J’aurais aimé que la conclusion de la Fortune nous laisse une lueur teinte de quelques couleurs plus près de François Boucher.
CLASSIQUENEWS : Une anecdote, un souvenir liés aux sessions d’enregistrement du cd JB Rousseau ?
IAKOVOS PAPPAS : Cet enregistrement parut irréel, parce que nous étions étourdis par le confinement, acte coercitif s’il en fut. Période inédite depuis l’occupation de 1940, par sa durée, et les divers modalités vexatoires imposées. Les artistes comme nous ne pouvant exister sans contact aucun avec le public ; de même répéter séparément des œuvres à plusieurs, par définition est impossible.
Dès les premières répétitions, nous avions à la fois le sentiment de faire partie d’un rêve collectif, et en même temps la conscience d’entreprendre quelque chose d’exceptionnel. Ainsi pendant l’enregistrement proprement dit, il y eut une ambiance de placidité et de connivence rarement vécue auparavant, qu’on pourrait décrire comme un égrégore onirique.
Propos recueillis en février 2023
LIRE aussi notre présentation annonce du CD événement : « Jean-Baptiste Rousseau, poésies mises en musique par MM. Royer, Morin & de Bousset » par Almazis, Iakovos Pappas (1 cd Maguelone) – lancement physique février 2024
LIRE aussi notre dossier spécial L’Ode à la Fortune de Jean-Baptiste Rousseau / Pancrace Royer, manifeste commande du Dauphin / Deux génies pour un Baroque politique : https://www.classiquenews.com/cd-evenement-annonce-baroque-pertinent-politique-rousseau-royer-poesies-en-musiques-almazis-iakovos-pappas-1-cd-maguelone/ – (lancement numérique de l’enregistrement, décembre 2022)
entretien
ENTRETIEN avec le baryton GUILLAUME DURAND, à propos du dernier cd d’Almazis : L’Ode à la fortune de Jean-Baptiste Rousseau, mise en musique par Pancrace Royer… Qu’est ce qu’un « beau chant » s’il n’est pas intelligible du public ? Le baryton Guillaume Durand a bien raison de souligner l’importance cruciale de l’intelligibilité en musique. C’est du moins la clé de son travail avec le chef et claveciniste Iakovos Pappas….
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CLASSIQUENEWS : Sur quels points particuliers avez-vous travailler avec Iakovos Pappas?
GUILLAUME DURAND : Le travail avec Iakovos est centré autour de l’intelligibilité du texte. Cela devrait être une évidence mais malheureusement, l’accent est trop souvent mis aujourd’hui sur les voyelles et la quête du beau son, du beau chant. Je ne sais pas ce qu’est un beau chant si le public ne peut pas comprendre ce qui est chanté.
Ce parti pris esthétique aurait évidemment ses limites dans des salles immenses (en tous cas celles à l’acoustique médiocre) mais au disque, et dans ce répertoire si chargé de sens, c’est un impératif… et cela implique de déconstruire beaucoup de réflexes pour les chanteurs.
Pour autant, cette recherche de l’intelligibilité se fonde sur des principes et théories extrêmement documentés. Je ne peux que recommander la lecture du Bréviaire du Récitatif qui accompagne le CD où Iakovos rassemble les règles et principes qui doivent guider l’interprète.
CLASSIQUENEWS : Concernant le style déclamatoire et la prosodie, quels aspects particuliers vous paraissent essentiels pour chanter le texte de Rousseau ? Y a t il des passages plus délicats à réussir ?
GUILLAUME DURAND : Le texte de Rousseau et surtout sa mise en musique par Royer regorge de difficultés. Les récits d’abord. La basse est très épurée (souvent un accord par mesure) afin de mettre en valeur le texte mais cela oblige à un débit allant. A cette vitesse, la réalisation nécessaire des liaisons et de l’anticipation des consonnes, ainsi que la subtilité des différentes longueurs de voyelles (brèves, semi-brèves, longues) nécessitent une précision et une agilité constante. Les autres strophes, en forme d’airs, présentent d’autres obstacles : ambitus étendu, vocalises, longues phrases.
CLASSIQUENEWS : Quel est pour vous l’intérêt du texte ?
GUILLAUME DURAND : La description et le commentaire qu’en fait Iakovos dans le livret qui accompagne le CD est explicite.
Le texte de Rousseau est d’abord un manifeste antimilitariste. Il dénonce l’aveugle fascination pour le héros militaire dont les succès ne sont que des « crimes heureux ». Il s’agit pour le poète d’abattre le totem de l’homme bien-né, viril, sanguinaire et célébré pour des meurtres parés d’une légitimité que seul un système politique inégalitaire peut assurer.
Si je voulais faire un bon mot, je dirais que ce Rousseau inspire une autre Rousseau d’aujourd’hui qui lutte avec d’autres mots (patriarcat, inégalités,…) contre les mêmes maux.
Et comment s’en étonner quand l’histoire contemporaine et la situation politique et géopolitique actuelle célèbrent les chefs de guerre ou ceux qui jouent à la guerre (contre les pandémies par exemple) ? Le mythe du héros guerrier est malheureusement toujours actuelle. « Juges insensés que nous sommes, Nous admirons de tels exploits ! »
CLASSIQUENEWS : Que pensez vous de la musique de Royer ? et du livret de JB Rousseau ?
GUILLAUME DURAND : La musique de Royer est exigeante, je l’ai dit plus haut, mais, une fois les difficultés mises en bouche (et en corps !), l’écriture est extrêmement « vocale » et semble couler de source. Chaque strophe est incarnée par une forme différente et cette variété donne une puissance évocatrice qui est un régal pour un interprète. Il n’y a quasi-rien à inventer, il suffit de chanter ce qui est écrit !
Cette multiplicité prend évidemment sa source dans le texte de Rousseau qui alterne emphases, interpellations, questions rhétoriques. C’est tout le génie de Rousseau de combiner la grâce et la force émotionnelle poétique avec le tranchant et la force argumentaire du manifeste.
CLASSIQUENEWS : Quels sont vos autres projets avec Almazis ?
GUILLAUME DURAND : Après l’enregistrement de notre Vasta, reine de Bordélie, nous avions travaillé à un répertoire de musique maçonnique. Nous avons aussi récemment donné des Messes brèves de Corette à Saint-Germain-des-Prés. Ce fut un bonheur et cela m’a donné envie d’explorer davantage de le répertoire sacré avec Almazis.
CLASSIQUENEWS : En quoi est-il formateur de travailler avec l’ensemble et sous la direction de Iakovos Pappas ?
GUILLAUME DURAND : Le travail de Iakovos avec Almazis est un travail patrimonial : c’est aujourd’hui un des rares défenseurs de l’art lyrique français du XVIIIe siècle. Qui d’autre présente ces œuvres oubliées en concert comme au disque ? Si je n’avais pas rencontré Iakovos, je ne connaitrais même pas leur existence.
Et l’intérêt de ce travail qui est une découverte pour moi, c’est également celui de la diction lyrique adapté à ces œuvres…et qui vient éclairer la diction lyrique pour un répertoire plus récent.
Propos recueillis en mars 2024