BAROQUE POLITIQUE… Après les Fables de La Fontaine mise en musique par Philidor (Blaise le Savetier), après l’érotique Alexis Piron et sa Vasta, tragique inclassable dans le paysage baroque français du XVIIIè, après le récent Clément et ses Sonates violon / clavecin, sublime révélation réalisée avec le complicité de son premier violon d’Almazis, le saisissant Augustin Lusson, Iakovos Pappas sait cultiver la surprise et dénicher des perles françaises dont il a, et le secret, et l’exclusive : voyez, lisez, écoutez cette Ode à la fortune, texte politique audacieux et visionnaire, humaniste et lumineux, autant que musique raffinée, éloquente (du génial Pancrace Royer), habile et fascinante.
Vous tenez là, le nouveau programme remarquable sélectionné par le claveciniste Iakovos Pappas, en complicité avec les instrumentistes et chanteurs de son ensemble Almazis. En distinguant la recherche singulière du claveciniste et chef d’orchestre, on aime penser que l’esprit défricheur voire pourfendeur des pionniers de la révolution baroqueuse, n’est pas mort. Cette Ode ainsi ressuscitée le prouve aisément.
France, 1746. Le Dauphin Louis-Fernand, malgré son récent veuvage (son épouse Marie-Thérèse d’Espagne meurt en août), commande l’Ode à la fortune en septembre. Le texte politique, sans morale chrétienne, étiquette le mauvais et le bon gouvernement (9è strophe) – c’est un texte inouï où le fils très consciencieux et presque grave « ose » donner un leçon politique au père ; désigne-t-il l’encore bien-aimé Louis XV, coureur et détrousseur de jupons… plutôt qu’homme d’état magistral. Un souverain devrait- il toujours fonder sa fortune et sa gloire par le malheur de ses peuples, entre rapines et guerres sanglantes ?
Le texte de Jean-Baptiste Rousseau, clairement antimilitariste (dont Largillière a laissé un portrait remarquable – cf ci contre, DR) est chanté fin septembre 1746 à Fontainebleau par Benoit à la Cour (mais en l’absence du Roi), puis joué au Concert Spirituel le 25 décembre suivant.
Bientôt les lumières imposent un nouveau type de gouvernant, appelant ce qui compose les qualités d’un « souverain éclairé » : … « qu’il n’oublie jamais qu’il est là pour servir et non pour être servi ; qu’il doit être le défenseur de l’équité ; qu’il doit agir avec abnégation et tempérance ; qu’il doit protéger les plus faibles et non les mépriser ; qu’il renonce à cette superstition affirmant la primauté de la fonction sur l’homme et non l’inverse… » La clairvoyance comme la pertinence de JB Rousseau saisit par sa justesse.
LA MUSIQUE DE ROYER… Aux côtés de Bousset, inventeur de l’ode mise en musique, Pancrace Royer se montre à la hauteur des 12 strophes du texte de JB Rousseau. L’instrumentarium choisi rappelle le format des cantates contemporaines : deux violons, un violoncelle, une flûte, un basson et un clavecin. Royer transcrit en musique l’éloquence du verbe, surtout sa charge expressive, comme son ambition et sa force politique… On y repère des formules et des motifs qui dénotent la connaissance de Mondonville et de Rameau ; une intelligence d’effets rhétoriques digne d’un discours en musique, où chaque option, même dans les silences, signifient autant que les paroles, surtout quand Rousseau évoque les qualités d’un bon souverain.
L’Ode à la Fortune, manifeste politique
Une partition géniale de Royer
réhabilitée par Iakovos Pappas
Expressionniste, ardente, contrastée, caractérisée, l’écriture de Royer sculpte musicalement chaque mot, et fouille son sens en particulier dans la 6è strophe qui est pour Iakovos Pappas (dans une texte explicatif aussi lumineux qu’argumenté) : « ce que Le massacre des Innocents de Bruegel l’ancien est en peinture, une dénonciation des horreurs de la guerre et des atrocités subies par les civils ». Idem dans la 7ème, où Rousseau / Royer livrent la morale édificatrice du manifeste : « toute l’existence d’un vrai gouverneur est assujettie à ses gouvernés »… Musicalement articulé, Pappas n’omet pas de ciseler aussi les récitatifs, parmi les plus ouvragés depuis Lully. Le claveciniste restitue et mesure toute l’épure l’éloquente de la basse, concentrée à son essence signifiante, « atticiste » (en cela proche également de MA Charpentier autant que du concepteur d’Armide) comme dans le 12è, il éclaire la perfection structurelle dans l’agencement des sections.
La partition méconnue, injustement célébrée, est bien l’une des meilleures partitions du XVIIIè français, pur manifeste sublimé par la musique de Royer, son intelligence éloquente, vraie poésie expressive et textuelle ; il fallait bien toute l’acuité inteprétative et l’instinct défricheur visionnaire de Iakovos Pappas pour en reconnaître et comprendre la valeur.
Rare partition politique et antimilitariste, commande du Dauphin de France, l’Ode à la Fortune vaut plaidoyer actuel : «cette composition est la première oeuvre musicale politiquement engagée dans l’histoire moderne occidentale. Le projet politique du Dauphin à travers la pensée politique de Rousseau voudrait, à mon sens, prévenir ce qu’hélas, le successeur de son père n’a pas pu ! Qui pourrait révoquer en doute que le nombre inimaginable des dictatures, sur la totalité du globe terrestre depuis le siècle dernier, étouffant, torturant, humiliant, et annihilant des citoyens ne soit la triste preuve de ce qu’il advient de toute société gouvernée par le vice politique ? », précise Iakovos Pappas avec la clairvoyance et la justesse qui lui sont propres.
Dans le contexte familier où se déploie la musique familière alors, divertissement ou morceau sacré, L’Ode à la Fortune fait figure d’exception par son engagement et son discernement politique ; Almazis et Iakovos Pappas (La 415 Hz, tempérament Rameau) ont l’intuition sûre et le geste affûté pour en exprimer toute l’insolente vérité. Exceptionnelle, l’acuité linguistique du baryton Guillaume Durand, intelligible, doué d’une attention exemplaire au texte, à son articulation hallucinée, vive, affûtée : un modèle du genre. On se surprend à se délecter ainsi autant de la musique raffinée, impétueuse, que du verbe agissant, précis, mordant, nuancé. Outre la pertinence philosophique et éthique du texte, le génie musical que sait en déduire Royer, l’œuvre est un engagement qui conserve aujourd’hui sa puissante charge sociétale. Un jalon essentiel dans l’histoire de la musique dite des Lumières, qui illustre ces coups de génie dont sont familiers les Français hors de tout système. A Iakovos Pappas revient le mérite de cette résurrection spectaculaire qui rétablit ce que nous recherchons toujours face à un programme et un enregistrement baroque : choc esthétique, interprétatif, philosophique voire spirituel. Ce programme les regroupe tous. CLIC de CLASSIQUENEWS hiver 2022.
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CD événement annonce. ROUSSEAU / ROYER : poésies en musiques / Ode à la Fortune, Circé, Amalsis / Almazis, Iakovos Pappas (1 cd Maguelone) – à paraître en janvier 2023 – Enregistré à PARIS, église Saint-Marcel, juillet 2020
L’Ode à la Fortune, 1746
Almazis / Iakovos Pappas, clavecin et direction
Guillaume Durand, basse-taille
texte de Jean-Baptiste Rousseau
Musique de Royer
Compléments : Circé de M MORIN
Céline Van Wetter, dessus
Ode de JB ROUSSEAU
Musique de M. de BOUSSET
Guillaume Durand, basse-taille
Céline Van Wetter, dessus
ROYER : ALMASIS, 1748
Livret de François-Agustin de Paradis de Moncrif
Guillaume Durand, basse-taille
Céline Van Wetter, dessus
Illustration grand format : Largillière, Portrait de jean-Baptiste ROUSSEAU (DR)
Guillaume Durand, baryton / basse-taille
https://www.youtube.com/watch?v=5d6MPKzbc-Y&t=30s