Entretien avec Pierre BLEUSE, directeur musical de l’Ensemble Intercontemporain, à propos de la nouvelle saison 2024-2025. Centenaire Pierre Boulez, Michael Jarrell, Edgar Varèse…
Pierre Bleuse est un chef passionné et humble. Au service des œuvres, en dialogue permanent avec les musiciens ; le sens profond, la clarté de l’architecture mais aussi la quête d’un son magicien sont au centre d’un travail critique qui sait analyser et tout autant envoûter : éthique intellectuelle et réflexion continue, mais aussi hédonisme sonore et joie d’interagir au moment de la réalisation musicale,… l’équilibre s’annonce idéal. La saison 2024-2025 est en cela emblématique et captivante : Centenaire Pierre Boulez (le fondateur de l’Ensemble Intercontemporain), la place de la création et des compositeurs d’aujourd’hui – de Michaell Jarrell à Clara Ianotta ou Rebecca Saunders, entre autres ; le focus Varèse, mais aussi l’ouverture à l’expérience lyrique avec un nouveau cycle d’expérimentations créatives annoncé en complicité avec Calixte Bieito … le directeur musical de l’EIC évoque les volets de son travail pour cette nouvelle saison qui s’annonce passionnante.
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CLASSIQUENEWS : La nouvelle saison 2024 – 2025 est marquée par le centenaire de Pierre Boulez, le fondateur de l’EIC / Ensemble Intercontemporain, en 1976. Comment-avez vous conçu ce focus Boulez ?
PIERRE BLEUSE : Évidemment on ne peut évoquer la figure de PIERRE BOULEZ sans omettre la personnalité politique qu’il incarna, de façon incontournable dans la seconde moitié du XXè. J’ai cependant souhaité aborder aussi outre le compositeur et le chef, le penseur et l’écrivain qui au début de son aventure avec l’Ensemble Intercontemporain a marqué les esprits pour son engagement pour la création. L’histoire a démontré combien en cela, Boulez reste un pionnier et un visionnaire.
Il est tout aussi intéressant de suivre Boulez le chef, l’évolution de sa direction ; au début affichant une certaine raideur, puis la maîtrise qui a suivi, affirmant cet art du geste précis, économe, aux justes respirations.
Il a révélé son immense talent dans entre autres, l’interprétation des symphonies de Mahler, en particulier la 4è Symphonie (avec l’Orchestre Philharmonique de Vienne) ; c’est la raison pour laquelle notre concert d’ouverture évoque cet accomplissement particulier. C’est le compositeur Michael Jarrell qui en conçoit pour notre ensemble, une version sur mesure, une transcription « idéale » de la Symphonie n°4 ; comme Schoenberg avant lui transcrivit aussi les Symphonies de Mahler (concert d’ouverture Mahler/Jarrell, ven 13 sept 2024 : https://www.ensembleintercontemporain.com/fr/concert/mahler-jarrell-2024-09-13-20h00-paris/
Si je ne devais citer qu’une seule œuvre de Boulez, cela serait « Messagesquisse » pour violoncelle solo et 6 violoncelles ; c’est mon œuvre préférée. En ajoutant aussi « Répons » ; j’aime la clarté du langage, l’articulation des détails. L’interprète doit être à la hauteur des annotations qui sont d’ailleurs extrêmement détaillées… (concert « EIC & Friends », lun 6 janvier 2025 : https://www.ensembleintercontemporain.com/fr/concert/eic-friends-2025-01-06-20h00-paris/
CLASSIQUENEWS : Que souhaitez-vous prolonger mais aussi renforcer dans les mois futurs ?
PIERRE BLEUSE : Au début de mon arrivée, j’ai regardé, observé l’œuvre de mes prédécesseurs ; je ne souhaitais pas faire rupture, mais être dans la compréhension et la continuité. Matthias Pintscher qui m’a précédé, est un immense compositeur ; pour ma part, je ne suis pas compositeur mais je peux apporter autre chose… ouvrir les portes, écouter le monde qui change profondément, favoriser la création ; il me semble essentiel d’emprunter de nouveaux horizons esthétiques, et de prolonger les acquis déjà présents. Je pense au projet de Matthias, au principe des concerts qui se déplacent, en mouvement (« between »). J’entends poursuivre dans cette direction et même en renforcer l’idée et la mise en forme.
Il y a aussi notre formule de mini festivals, ou cycles en plusieurs volets ; nous l’avons réalisée avec la complicité de la violoniste si engagée, Patricia Kopatchinskaja – ce furent 2 concerts qu’Arte a captés. La saison prochaine il s’agira d’un nouveau temps forts dédié à Pierre Boulez, avec la complicité de deux artistes que nos spectateurs connaissent bien, et qui sont familiers de l’Ensemble Intercontemporain : Pierre-Laurent Aimard et Jean-Guihen Queyras (concert « EIC & Friends », lun 6 janvier 2025 : https://www.ensembleintercontemporain.com/fr/concert/eic-friends-2025-01-06-20h00-paris/
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D’ailleurs, si l’on parle d’ouverture et d’élargissement de nos esthétiques, nous aborderons avec les musiciens de l’Ensemble, l’OPÉRA, en particulier avec le concours du metteur en scène Calixte Bieito ; 2 ouvrages sont programmés en 2026 – 2027… L’époque concernée est celle, bouillonnante et féconde, du début du XXè, quand tous les arts étaient mêlés ; il existait alors une porosité extrêmement créative à l’instar des Ballets Russes de Diaghilev pour lesquels ont coopéré Picasso, Stravinsky… Tout cela suit la tendance contemporaine qui tend à la mixité culturelle, à l’opposé de l’ultra spécialisation qui s’est imposée jusqu’à présent ; les nouvelles générations d’instrumentistes partagent aussi cette conception de la musique où classique et contemporain, ancien et moderne, ne s’opposent pas mais dialoguent et se stimulent.
Plus que jamais il faut se poser la question du sens et de la direction. Comment jouer toujours les mêmes œuvres et le même répertoire ? Est ce que cela n’est pas condamné à tourner à vide ? Il faut absolument éviter l’épuisement et la répétition qui génèrent l’ennui et la routine. C’est pourquoi il faut rétablir la création au centre de ce questionnement.
CLASSIQUENEWS : Parmi les temps forts de la nouvelle saison 2024 – 2025, se distinguent aussi le travail avec les jeunes compositeurs / trices d’aujourd’hui et un focus particulier sur Varèse…
PIERRE BLEUSE : Le portrait que nous consacrons à chacun / e est aussi un engagement sur le temps ; à l’heure où nous sommes toujours pressés, souvent à la recherche de formats courts, je propose une immersion dans la durée, où l’auditeur prend le temps d’absorber et de comprendre l’écriture qui lui est proposée. Moi-même seul à ma table, je m’immerge longuement dans chaque partition, avant les répétitions puis le concert. Ce temps préalable – forcément long,est essentiel ; il mêle la connaissance, le plaisir et la découverte.
S’agissant de REBECCA SAUNDERS, je connais sa musique depuis plus longtemps encore. Ce qui me fascine c’est son rapport à la voix, son travail particulier sur le chant. Également son univers et son imagination qui sont très poétiques. Pour l’interprète et le chef que je suis, il y a une infinité de possibilités pour en exprimer la texture ; l’écriture permet une variété immense d’accents, d’articulation ; tout un champs dynamique d’une infinie subtilité, cela dans une séquence très courte > Portrait REBECCA SAUNDERS, ven 8 nov 2024 : https://www.ensembleintercontemporain.com/fr/concert/skin-skar-skull-2024-11-08-20h00-paris/
CLASSIQUENEWS : Et pourquoi ce temps fort dédié à Edgard Varèse ?
PIERRE BLEUSE : Nous lui consacrons un « Grand soir » à la Philharmonie de Paris, le 12 déc prochain. L’œuvre de VARESE est essentielle pour moi ; c’est une œuvre clé et un corpus fétiche. Ses oeuvres m’ont fait l’effet d’un coup de poing ; elles incarnent l’idée même de modernité. La force qui s’en dégage, l’intelligence des carrures rythmiques, qu’il canalise magistralement de manière tribale et viscérale… tout cela m’intéresse au plus haut point. Écouter sa musique relève d’une expérience physique, d’un choc. Son art et sa maîtrise sont extrêmes dans l’orchestration, dans les textures, comme dans le choix des tessitures ; y compris dans les petites formes. Les aigus sont suraigus ; les couleurs brutes, intenses. De même la puissance de la construction, comme la colonne vertébrale rythmique, relèvent du génie > Grand soir EDGARD VARESE, jeu 12 déc 2024 : https://www.ensembleintercontemporain.com/fr/concert/grand-soir-edgard-varese-2024-12-12-20h00-paris/
CLASSIQUENEWS : Aux côtés de Boulez, de Varèse, l’œuvre de Michael Jarrell occupe une place importante également. De quelle façon ?
PIERRE BLEUSE : Cette nouvelle saison nous permet de retrouver plusieurs fois MICHAEL JARRELL ; outre la commande qui lui a été passée pour la transcription de la 4ème de Mahler, spécialement pour l’Ensemble (13 sept), nous réaliserons la création de 2 autres pièces : son Concerto pour piano et une oeuvre CHORALE (28 mars 2025). D’une façon générale, j’ai une grande admiration pour l’écriture de Michael ; celle en particulier de « La chambre aux échos », laquelle me fascine à chaque fois que je la dirige. Son écriture s’inscrit dans la tradition française la plus authentique, celle de Debussy dont il prolonge le raffinement. Michael Jarrell maîtrise particulièrement l’orchestration ; sa sensibilité pour les timbres et les couleurs est magistrale. Il a une oreille exceptionnelle qui explique certainement sa science du son. Il a le génie de faire sonner un ensemble, littéralement. Sa musique reflète tout un monde mouvant, d’une très grande richesse intérieure ; elle exprime des états d’âme, des mouvements souterrains dont la virtuosité, la vélocité captivent. C’est un grand luxe de pouvoir travailler avec lui.
Pierre Bleuse, un portrait (31mn) Portrait du chef Pierre BLEUSE, actuel directeur musical de l’Ensemble intercontemporain, enfant de musiciens dont le père compositeur et la mère chanteuse ont transmis la passion de la musique,… la formation, l’apprentissage nourrissent ce qui est apparu comme une vocation naturelle. Les répétitions du père au travail, l’art du lied défendu, incarné par la mère, la passion de la musique contemporaine aiguisent peu à peu un destin, un émerveillement pour la réalisation, le faire, le partage et la relation humaine. « Chercher les secrets derrière les notes », comme un archéologue en quête de sens et d’architecture… : la direction d’orchestre relève de la communication pure, nourrie par le désir d’échanger pour que la réalité du jeu collectif se concrétise au carrefour de toutes les sensibilités ainsi fédérées par le chef… La réalité du chef d’orchestre relève aussi de la magie, de l’ineffable dont la logique et la mécanique « magique » opèrent et permettent la réalisation musicale…
AGENDA
BOULEZ 100 / CYCLE Pierre BOULEZ par l’EIC Ensemble intercontemporain
Créé par Pierre Boulez en 1976 avec l’appui de Michel Guy (alors secrétaire d’État à la Culture) et la collaboration de Nicholas Snowman, l’Ensemble Intercontemporain se consacre à la musique du XXe siècle à aujourd’hui. Les 31 musiciens solistes qui le composent sont placés sous la direction du chef d’orchestre français Pierre Bleuse. La saison 2024 – 2025 de l’EIC est une saison anniversaire : elle fête le centenaire du fondateur Pierre Boulez.
Lundi 6 janvier 2025
EIC & Friends
PARIS
Mercredi 26 mars 2025
Polyphonie X
PARIS
Vendredi 28 mars 2025
Concert anniversaire
PARIS
Jeudi 17 avril 2025
Dialogue de l’ombre double
DRESDE
LIRE aussi notre PRÉSENTATION de la nouvelle saison 2024 – 2025 de l’Ensemble Intercontemporain : temps forts, centenaire Boulez, Grand soir Varèse, portraits monographiques…