Ce soir la verve et la très grande séduction musicale du génie féminin est à l’honneur grâce à la récréation de l’opéra comique La Sérénade des » deux Sophie » : Sophie Gay pour le texte et Sophie Gail pour la musique. Les deux complices adaptent ainsi pour la scène lyrique la pièce du dramaturge Regnard [1694] particulièrement en octosyllabes [plus dynamiques] ; il en découle un joyau musical et théâtral qui passe comme… une comédie musicale ; grâce à la mise en scène allégée, badine, bien rythmée de Jean Lacornerie, les deux auteures brillent par leur intelligence, leur compréhension des ressorts dramatiques de la source baroque [entre la commedia dell’arte et surtout Molière], en en démontant la mécanique théâtrale pour dénoncer allusivement la barbarie d’une société phallocratique à travers l’indignité des mariages arrangés.
L’action déroule sur la scène une succession de seynètes savoureuses empruntant beaucoup, comme pour la musique, à Rossini [et son fameux Barbier de Séville, créé 2 ans avant La Sérénade]. La thématique résonne dans la vie de la compositrice elle-même car Sophie Gail fut mariée contre son gré à une homme de 20 ans plus vieux qu’elle…. Ce qui ne l’empêchera pas ensuite d’affirmer sa liberté, farouche personnalité désormais emblématique d’une émancipation plutôt exceptionnelle à son époque. Comme en atteste le leitmotiv de la partition, manifeste moderne lui aussi, avant tout autre, « l’amour doit décider du choix« .
contre le mariage forcée,
une délicieuse sérénade
néo-mozartienne, néo-rossinienne…
Théâtre dans le théâtre, la musique est le sujet même de l’action et Scapin devenu musicien amuseur divertit et expose ici ses fabuleuses aptitudes face au vieux barbon, dans une série d’airs qui parodient tous les styles : entre autres, des airs alla Zingarelli [composés par Sophie Gail et Manuel Garcia probablement], alla Mozart, alla
Gluck, à la Jean-Philippe Rameau [dont le génie dramaturge, spectaculaire s’invite dans ce festival éclectique]… Et même du JS BACH dans la première mélodie collective.
Sans omettre ROSSINI déjà cité, en particulier dans l’énergie des sextuors [dont celui trépidant qui fait suite à la rencontre entre le vieil avare et la jeune beauté convoitée].
La production créée à l’Opéra Grand Avignon en 2022, s’est rodée depuis ; ce qui s’entend dans la continuité de ce soir ; le jeu des acteurs chanteurs paraît naturel dans l’illusion d’une improvisation feinte. La mise en-scène ne lâche rien et enchaîne tous les tableaux en un continuum comique qui allie facétie et finesse, incluant aussi le récit moderne du comédien Gilles Vajou [qui devient aussi Champagne, l’ivrogne prêteur à gages] lequel nous permet d’en apprendre davantage sur le contexte de création en 1818. Période où la Restauration, après l’Empire, renforce le retour de la Monarchie, artistiquement en se replongeant dans l’esprit et le caractère du XVIIème…
Vocalement tous les rôles tiennent leur partie, unité et cohésion qui scellent la réussite des multiples scènes à rebondissements ; y compris depuis l’amorce où la troupe propose au public de dévoiler à la façon d’une répétition ouverte, comment jeu d’acteur, répliques, chant se mettent en place. Il est aussi question de cocher chaque phrase du texte quand elle exprime un propos misogyne. De quoi souligner davantage la portée critique du spectacle.
La figure de Scapin, valet plein d’astuces se distingue nettement dramatiquement autant que vocalement ; dans le texte, il est le pilier du drame, permettant à son jeune maître Valère, plutôt ingrat et narcissique de triompher car ce dernier aime celle [Léonore] que veut épouser son vieux père [griffon].
Ainsi sur le plan vocal, le plateau brille par sa cohérence et son homogénéité, favorisant toujours l’émergence et le déploiement de la séduction comique. De fait le Scapin de Thomas Dolié est bien chantant et idéalement naturel ; et ses partenaires masculins, Vincent Billier et Pierre Derhet, semblablement convaincants ; même Jean-François Baron (Monsieur Matthieu) est très plausible. Le trio des femmes, moins exposé et développé que le personnage de Scapin, soit Elodie Kimmel, Julie Mossay et Carine Séchaye est piquant et facétieux. Percutante, la voix d’Elodie Kimmel aussi mordante que puissante, se distingue.
En fosse, le chef Rémi Durupt, et les instrumentistes de l’Orchestre national de Bretagne détaillent, offrent une palette pétillante et enjouée, propre à exprimer toute la légèreté comique d’une partition qui semble faire la synthèse entre Haydn, Mozart et Rossini. L’Opéra de Rennes régale l’audience qui est invitée à participer concrètement en chantant la mélodie finale, savoureux hymne à l’amour. Saluons le choix d’avoir ainsi programmer un spectacle qui divertit autant qu’il fait réfléchir. Réjouissant.
Toutes les photos © Laurent Guizard et © Cédric Delestrade
approfondir
____________________________________________
LIRE aussi notre présentation de l’opéra La Sérénade de Sophie Gail : https://www.classiquenews.com/opera-de-rennes-sophie-gail-la-serenade-1818-du-30-sept-au-5-oct-2024-thomas-dolie-elodie-kimmel-orchestre-national-de-bretagne-remi-durupt-jean-lacornerie/
LIRE aussi la critique de l’opéra La Sérénade de Sophie Gail, présenté à l’Opéra Grand Avignon en déc 2022 : https://www.classiquenews.com/critique-opera-avignon-le-30-dec-2022-sophie-gail-la-serenade-debora-waldman-jean-lacornerie/