LâĆuvre. Rossini a vint et un ans et en est Ă son onziĂšme ouvrage lyrique. Il a connu un grand succĂšs Ă Venise avec La Cambiale di matrimonio en 1810 et le Teatro San Benedetto lui commande en urgence un autre opĂ©ra en 1813, bouclĂ© et montĂ© en moins dâun mois, qui sera son quatriĂšme en un an⊠Pris par le temps, Rossini prend le livret de LâItaliana in Algeri de Mosca et Anelli (1808) confie les rĂ©citatifs et lâair dâHaly Ă un assistant, pratique courante Ă lâĂ©poque, dont mĂȘme Mozart usa pour La Clemenza di Tito. Le 22 mai 1813, donc, la crĂ©ation de LâItaliana in Algeri remporte un triomphe Ă Venise, puis dans toute lâItalie. Stendhal, qui nâest pas de la premiĂšre mais assiste Ă une reprĂ©sentation avec les interprĂštes de la crĂ©ation raconte dans sa Vie de Rossini, que le public riait aux larmes. Rossini, qui feint de sâĂ©tonner dâavoir osĂ© cette « folie », conclura avec humour, face au succĂšs, que les VĂ©nitiens sont plus fous que lui.
Stendhal encore rapporte que, pour balayer les soupçons quâon insinue quâil a utilisĂ© dans le dernier air de lâhĂ©roĂŻne la musique de Mosca, imposait Ă la Marcolini, crĂ©atrice du rĂŽle titre, de chanter, aprĂšs le sien, pour quâon fĂźt la diffĂ©rence, celui de son prĂ©dĂ©cesseur, ce qui nâest pas un mince exploit vu la difficultĂ©, dĂ©jĂ , en fin de parcours, pour la cantatrice, de finir sur une aria hĂ©roĂŻque Ă lâaigu acrobatique. Ce qui laisse entendre lâexcellence de lâinterprĂšte et explique aussi, avec la dĂ©cadence du chant due au wagnĂ©risme et au vĂ©risme Ă la fin du XIXe siĂšcle et pratiquement jusquâau milieu du XXe lâĂ©clipse de Rossini Ă part celle du Barbier mais transposĂ© abusivement pour soprano colorature aigu pour le rĂŽle de Rosine, les voix lĂ©gĂšres vocalisant plus aisĂ©ment alors quâil est pour contralto : dans lâesthĂ©tique vocale rossinienne, qui est encore celle du bel canto du XVIIIe siĂšcle, toutes les voix, les graves et les hautes, devaient vocaliser avec aisance, agilitĂ©, volubilitĂ© et, Ă cet Ă©gard, LâItaliana est exemplaire : aucune voix nâĂ©chappe Ă cette exigence stricte de « beau chant» virtuose.
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Le livret : de la réalité à la dérision
Le sujet repose sur la rĂ©alitĂ© des otages, esclaves, que la piraterie barbaresque fournit sur les marchĂ©s ottomans. Les rĂ©cits abondent en MĂ©diterranĂ©e, lâEspagne, en particulier, sâen fait une spĂ©cialitĂ©, fourmillant de romances de cautivos, âpoĂšmes de captifsâ et ce nâest pas un hasard si les hĂ©ros de lâEnlĂšvement au sĂ©rail ont des noms espagnols, Belmonte, PĂ©drillo. Mais avec lâĂ©chec des Turcs Ă prendre Vienne en 1683, marquant le dĂ©but de leur recul en Europe, le danger sâĂ©loignant, la dĂ©rision approche. Le livret dâAnelli est dans la veine des opĂ©ras turcs qui hantent lâopĂ©ra italien depuis longtemps mais en inverse plaisamment les codes : ce nâest pas le hĂ©ros qui va dĂ©livrer sa belle des griffes dâun despote oriental, lâenlever au sĂ©rail comme dans Mozart, mais lâinverse. Ici câest la femme qui, usant des armes du charme et de son intelligence (elle dĂ©passe celle de tous les personnages masculins), vient arracher son amoureux et passif Lindoro Ă lâesclavage et au mariage que lui impose le Bey capricieux Mustafa, lassĂ© de sa propre femme Elvira (une Espagnole enlevĂ©e ?) et de son harem. Mais la belle Isabelle vient aussi escortĂ©e dâun amant, qui montre que, pendant lâabsence de lâaimĂ© captif, elle nâest pas restĂ©e sans ressources. L’hĂ©roĂŻne, rĂ©ussit aussi le tour de rĂ©concilier Mustafa et sa femme, et de dĂ©livrer les esclaves italiens, entonnant un insolite chant patriotique.
Cet air final hĂ©roĂŻque dâIsabella , « Pensa a la patria », âPense Ă la patrieâ, serait dĂ» Ă lâinfluence de NapolĂ©on selon Stendhal, ce qui peut Ă©tonner, puisque ce fut Bonaparte qui mit fin en 1797 Ă la RĂ©publique de Venise oĂč fut créée cette Italienne⊠Cette aria fut  refusĂ©e par la censure Ă Naples devint âPensa alla sposaâŠâ, âPense Ă ta femmeâ ! Pendant le premier chĆur, une citation de La Marseillaise Ă la flĂ»te et aux violons, fut aussi censurĂ©e Ă Naples.
La musique joue habilement des stĂ©rĂ©otypes de la turquerie. On connaĂźt Le Bourgeois Gentilhomme (1670) de MoliĂšre et Lully et sa farce turque finale du Mamamouchi. La lignĂ©e est longue qui passe par Rameau (LâEgyptienne, 1731, Les Indes Galantes, 1735), par Gluck et ses PĂšlerins de La Mecque (1764), Mozart et sa « Marche turque » (1778), Beethoven plus tard. Les oppositions mineur/majeur, les effets de percussion sont une stylisation musicale que lâon retrouve dans Die EntfĂŒhrung aus dem Serail âLâEnlĂšvement au sĂ©railâ (1782) qui use dâinstruments typĂ©s comme turcs (piccolo, timbales, triangle, cymbales, grosse caisse) et Osmin a quelques mĂ©lismes orientalisants. On peut citer encore Il Serraglio di Osmano (1784) de Gazzaniga, et Glâintrighi del serraglio (1795) de PaĂ«r, Le Calife de Bagdad, de BoĂŻeldieu (1800)et toute la famille des bouffes napolitains qui, comme les Autrichiens par le continent, aux premiĂšres loges face aux cĂŽtes encore turques de la GrĂšce et de lâAdriatique. Rossini use joyeusement de ce bagage lĂ©guĂ© par le folklore de la parodie turque dans une Venise qui a toujours cĂŽtoyĂ©, rudoyĂ© lâempire ottoman. Et pactisĂ© avec lui.
Réalisation
On connaissait cette production (Ă la distribution prĂšs), donnĂ©e Ă Marseille en dĂ©cembre 2012. Elle nâa pas pris une ride, sinon de rire et sâest mĂȘme bonifiĂ©e. Les dĂ©cors astucieux de Rifail Ajdarpasic, cette boĂźte Ă malice tournante, avec plus dâun tour dans son sac, devenant tour Ă tour, harem, hammam, palais Ă moucharabiehs avec trophĂ©es africains de chasse, cuisine, terrasse dâhĂŽtel oriental de luxe, avaient paru dâun technicolor hollywoodien trop criard, toc et mastoc, plastoc : miracle ou mirage oriental de lumiĂšres mieux adaptĂ©es de Luca Antolini, lâeffet dâestompe, plus sombre, des couleurs assagies (ou repeintes) mettent davantage en valeur les beaux costumes dans le goĂ»t annĂ©es 30 de Nicola Berloffa qui signe aussi la mise en scĂšne, avec des rĂ©miniscences en contre emploi dâuniformes de la lĂ©gion (coloniale) au service des corsaires et soldats pas encore colonisĂ©s. Cet apaisement des tons de mille et une nuits en carton-pĂąte dĂ©libĂ©rĂ© me semble rendre plus Ă©tonnante, dĂ©tonante, trĂ©pidante la folie qui rĂšgne sur scĂšne.
Stendhal dira de cette Italienne Ă Alger, quâelle est la perfection du genre bouffe, « une folie organisĂ©e et complĂšte » : on peut lâappliquer Ă cette mise en scĂšne qui organise minutieusement un dĂ©sordre et une folie dont on sâĂ©puiserait Ă dire, sans les Ă©puiser, les trouvailles, les gags qui arrivent en rafale, sans temps mort, dans le tempo, dans la musique, avec le prodige que le plus farfelu acquiert un naturel bouffe irrĂ©sistible. Ă partir de cette grande malle dĂ©barquĂ©e par les mĂąles soldats, dĂšs quâIsabella dĂ©barque, tel un diable, une belle diablesse, non une poupĂ©e sortant de sa caisse âou Pandora, ou ClĂ©opĂątre de son tapisâ aprĂšs sa lamentation Cruda sorte ! Amor tiranno, dĂšs la strette de la cavatine, ça dĂ©colle, Ă a carambole, ça craque, se dĂ©traque, sauf lâesprit de cette femme de tĂȘte qui va mener le jeu. Chaque air de chaque interprĂšte est traitĂ© parfaitement en vrai travail dâacteurs ; les chĆurs superbement prĂ©parĂ©s (Aurore Marchand), si nombreux, sont tout aussi intĂ©grĂ©s au jeu trĂ©pidant et les ensembles, si dĂ©licats dans leur frĂ©nĂ©sie rythmique, et syllabique pour le plus fameux, sont incroyablement mobiles : un dĂ©sordre ordonnĂ© au millimĂštre, une rĂ©ussite.
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Interprétation
DĂšs la fameuse ouverture, ces sortes de pas de loup feutrĂ©s quâon croirait dâune anticipation de malicieuse musique de dessin animĂ©, ponctuĂ©s fermement, Ă peine interrompus par la ligne voluptueuse de la clarinette, avant que le crescendo, lâaccĂ©lĂ©ration vive, nerveuse, rieuse, qui deviendra lâun des traits typiques de Monsieur « vaccarmini », ne sâempare en fiĂšvre grandissante de lâorchestre, course, cavalcade, galop effrĂ©nĂ©, on sent que le chef Roberto Rizzi-Brignoli tient sa baguette comme une cravache ni vache ni rĂȘche, chevauche en maĂźtre cette musique menĂ©e Ă un train dâenfer : sans temps mort, mais tendre dans les airs amoureux et voluptueux, enjouĂ©, vif, le tempo est dâune vitalitĂ© exaltante, Ă©lectrique, dynamique. Sur un nappage de cordes transparentes, il pointe les piccolos pĂ©piants, flĂ»tes futĂ©es, affĂ»tĂ©es, tout lâhumour piquant de Rossini, avec une nettetĂ© de dessin, ciselĂ©, et le sens de la dynamique pĂ©taradant, trĂ©pidant, tout est lĂ dans sa lĂ©gĂšretĂ© juvĂ©nile, vivifiante. Câest un bouffe Ă©lĂ©gant qui nâĂ©lague rien de la bouffonnerie.
Les chanteurs se coulent, sans couler, dans ce rythme haletant sans failles, sans dĂ©faillances, du premier au dernier. En Haly haletant persĂ©cutĂ© par le maĂźtre, Giulio Mastrototaro, baryton, dĂ©taille avec raffinement la morale de lâhistoire, musique de lâassistant. En barbon barbu bernĂ©, imbu dâIsabelle, le baryton Armando Noguera est unTaddeo au superbe timbre, voix large, agile, et jeu dâune grande drĂŽlerie. La basse
Donato di Stefano est un Mustafa infatuĂ©, inĂ©narrable dans le jeu et le chant : il se tire avec aisance des diaboliques staccatos volubiles et virtuoses du rĂŽle ; sans esbroufe, il sâĂ©broue dans les trilles, grimace dans le son sans prĂ©judice de la musique. Il est le tyran content de lâĂȘtre, redoutable et ingĂ©nu. En Lindoro, le tĂ©nor Julien Dran justifie lâestime quâon lui portait dĂ©jĂ depuis le temps du CNIPAL, il a la grĂące rossinienne dans la voix, lâagilitĂ©, et malgrĂ© le trac du premier air, « Languir per una bella », le moelleux dans les aigus et le charme dans la souplesse du jeu.
MalgrĂ© le rĂŽle trop bref de Zulma, la mezzo Amaya DomĂnguez laisse percevoir la beautĂ© dâun timbre prometteur. Quant Ă la soprano ClĂ©mence Tilquin, elle est une belle Elvira au prĂ©nom prĂ©destinĂ© Ă lâabandon dâun Don Giovanni que nâest pas son Ă©poux Ă toutes mains dâun sĂ©rail fourni, digne dâun meilleur sort, exaspĂ©rĂ©e, dĂ©sespĂ©rĂ©e touchante mĂȘme dans son hystĂ©rie de femme soumise au caprice de lâhomme : sous le voile bouffe, le drame. La ruse Ă©tant lâarme des faibles, Isabella sera une justiciĂšre des femmes en payant lâhomme de sa piĂšce : elle est campĂ©e, pimpante, piquante, coquine, taquine, cĂąline, sensuelle, Ă croquer, Ă craquer, par la contralto Silvia Tro SantafĂ©, voix voluptueuse de velours, ronde, profonde, charnue, Ă©gale sur tous ses registres, aux aigus Ă©clatants. Les vocalises les plus acrobatiques de Rossini, elle donne perlĂ©es, dĂ©tachĂ©es par le staccato, avec une prĂ©cision et une musicalitĂ© admirables : un bonheur.
Bref, dynamique, tonique, vitaminĂ©e, euphorisante, en ces temps de morositĂ© gĂ©nĂ©rale, cette Italiana devrait ĂȘtre remboursĂ©e par la SĂ©curitĂ© Sociale.
Avignon. OpĂ©ra du Grand Avignon, le 2 fĂ©vrier 2014. Rossini : LâItalienne Ă Alger. Direction musicale : Roberto Rizzi-Brignoli. Mise en scĂšne / costumes : Nicola Berloffa Orchestre RĂ©gional Avignon-Provence.
 ChĆur de lâOpĂ©ra Grand Avignon, direction des ChĆur : Aurore Marchand.
Etudes musicales / continuo : Mathieu Pordoy ; décors : Rifail Ajdarpasic  ; lumiÚres : Luca Antolini.
Distribution :
Isabella : Silvia Tro Santafé; Elvira : Clémence Tilquin ;
Zulma : Amaya Dominguez;
Lindoro : Julien Dran ;
Mustafa : Donato di Stefano
; Taddeo : Armando Noguera ;
Haly : Giulio Mastrototaro.
Production présentée les 2 et 4 février 2014
Illustrations : Cédric Delestrade ACM-STUDIO