Temps fort de chaque édition du Festival Musique & Mémoire, le grand concert du soir à la Basilique Saint-Pierre Saint-Paul qui met en scène le grand orgue historique, instrument remarquable du XVIIème [1617], classé dès 1845.
Pour son 2ème concert au Festival, l’organiste Emmanuel Arakélian réussit un tour de force en offrant un jeu à la fois spectaculaire et nuancé qui dévoile comme jamais l’infinie palette des couleurs et accents dont est capable l’instrument. Plus qu’un concert, c’est une expérience musicale totale qui permet d’entendre les prouesses sonores d’un instrument aussi redoutable à jouer [et à comprendre] qu’il est impressionnant par ses dimensions (5 plans sonores : positif de dos, grand-orgue, résonance, écho, pédale) ; le cul de lampe totalement sculpté offrant un programme iconographique qui mêle mythologie et histoire biblique, mérite à lui seul d’être vu.
Julien Freymuth / Emmanuel Arakélian DR
C’est d’ailleurs à chaque session de musique, ce décor saisissant, qui s’offre à la délectation du spectateur auditeur au moment de chaque concert à la Basilique, le plateau étant déployé au pied de l’orgue.
Emmanuel Arakélian a construit son programme autour de pièces célébrant La Vierge, en particulier du Salve Regina. Outre la puissance et les miroitements insoupçonnés de l’instrument, arguments déjà remarquables, l’organiste sait transmettre dans la conception de l’architecture sonore, à travers ses choix de registre et dans un équilibre somptueux de la texture musicale, une intelligence interprétative indiscutable.
Il faut dompter l’instrument c’est à dire en comprendre tout le potentiel expressif, en maîtriser les incontournables choix dans les étagements sonores, dans l’organisation des plans expressifs. En réalité c’est peu dire que le musicien titulaire par quartier des orgues de la Basilique Saint-Maximin la Sainte Baume, éblouit par la clarté polyphonique, les nuances, et la fluidité rythmique. Il révèle ce soir des combinaisons et des mélanges d’une beauté à couper le souffle. Il s’accorde aussi à la voix à la fois intense et claire du contre-ténor Julien Freymuth lequel débute le concert depuis la chaire dans la nef, entonnant un chant fervent et ample [antienne grégorienne sur le texte du Salve Regina] qui se déploie lui aussi, occupant tout l’espace sous la voûte.
2ème concert d’Emmanuel ARAKÉLIAN
à Musique & Mémoire
Miroitements sonores du grand orgue historique
de la Basilique Saint-Pierre Saint-Paul
de Luxeuil-les-Bains
La sélection des morceaux excellemment enchaînés fait un tour d’Europe dont une sublime étape française, avant Bach [et la sublime Passacaille magistralement réalisée], une délectable séquence française qui comprend un trio idéalement adapté aux qualités propres de l’instrument : Charpentier, Paulet, de Grigny…
L’ouverture du programme convoque d’abord l’Espagne de Cabanilles, une pièce modale dont le ton est le même que la pièce suivante, « l’Ego flos campi » du grand Claudio Monteverdi – l’art des enchaînements et des passages est comme on a dit l’un des temps forts de ce programme, convaincant du début à la fin. Le timbre perçant et rond du contre-ténor Julien Freymuth en exprime la tendresse et la douce plénitude dans un éclairage dramatique idéal, conçu par un maître des lumières, acteur familier du festival, Benoît Collardelle.
Puis Emmanuel Arakélian dévoile l’ivresse sonore d’un autre italien du plein XVIème, Girolamo Cavazzoni (1512-1577) ; son « Ricercare quarto » déploie dans un contrepoint joyeux et lumineux, une pièce enjouée presque dansante. La clarté du jeu fait entendre toutes les nuances d’une registration particulièrement réussie ; là encore, ce sont les scintillements nuancés, toutes les couleurs associées qui composent une tapisserie sonore chatoyante. Le propre de l’organiste est de nous offrir des paysages musicaux, finement ouvragés, idéalement mesurés, dans la puissance, la variété, le raffinement.
CHARPENTIER, PAULET, DE GRIGNY
Séquence délectable, l’enchaînement des compositeurs français. Le motet Salve Regina (H 23) de Marc-Antoine Charpentier (1643-1707) surprend d’abord par sa gravitas et sa tendresse ; la voix souple et ductile du contre-ténor en fait surgir l’intranquillité souterraine, l’intensité d’une ferveur insatisfaite ; le sentiment est certes religieux mais dans sa fragilité perceptible, il est comme nimbé d’inquiétude [quel contraste avec le faste éblouissant et oxygéné du De Grigny qui suit]… l’activité de l’orgue est suprême, accordé aux élans de la voix ; organiste et chanteur expriment ainsi l’ardeur inquiète du croyant ; la sobre et profonde prière de l’implorant.
Puis au centre de ce triptyque imprévu et d’une poésie inouïe, Emmanuel Arakélian joue une pièce d’un compositeur contemporain, Vincent Paulet (né en 1962), – rémois comme Nicolas de Grigny. Son « Salve Regina » est également une prière de dévotion dont la sincérité d’abord entonnée par la voix, (pour l’exposition du texte) suscite ensuite une construction sonore imprévue, comme le surgissement d’un monde étrange, commentaire du texte lui-même, mais aussi expression du divin, dans un cheminement sonore enveloppé d’un nimbe grave et mystérieux ; les intervalles y sont vertigineux, et les suraigus percent les vagues ténébreuses ; comme les lumières dont nous avons parlé, l’orgue s’affirme dans toute sa dimension à la fois dramatique et abstraite ; la partition suractive façonne un formidable théâtre d’ombre et d’éclats fulgurants ; plusieurs accords syncopés déchirent alors l’espace, élargissant encore le sentiment du doute, de l’inquiétude … avant que la certitude de la ferveur ne s’affirme enfin dans une théâtralité intérieure qui questionne. Le parcours est remarquable, exploitant ainsi toutes les ressources expressives et toutes les couleurs et nuances de timbres de orgue.
Le Paulet préparait à l’accomplissement suivant : l’hymne « Ave Maris Stella » de Nicolas de Grigny (1672-1703) génie inclassable du dernier XVIIème et qui façonne ici comme un appel à la lumière de la grâce. La pièce dans sa structure même, et dans son propre cheminement se prête idéalement à l’instrument comme si elle semblait sous les doigts de l’organiste, avoir été composée pour lui : plein jeu à 5 – fugue à 5 – Duo – surtout dialogue sur les grands jeux avec l’alternance du plain-chant (Alternatim, principe déjà illustré dans un concert précédent du Festival par l’ensemble Les Meslanges : LIRE ici notre critique du concert du 25 juillet 2024 à Belfort).
Dans cette alternance remarquablement calibrée, la voix du chanteur se fait plus angélique contrastant avec l’ample solennité du plein jeu de l’orgue ; un orgue alors de magnificence, dont les dimensions, le caractère, la fluidité et la rondeur spectaculaire citent immédiatement les fastes versaillais, en raffinement et en puissance.
D’autant que le texte est de célébration, qui encense et glorifie la splendeur divine (et son omnipotence). Dans sa majesté sonore, l’orgue éblouit par le raffinement des couleurs et la subtilité ; le jeu d’Emmanuel Arakélian tisse alors une véritable tapisserie sonore, à la fois dense et scintillante ; une cathédrale sonore immatérielle qui donne raison aussi au programme iconographique du cul de lampe sculpté occupant toute la partie inférieure de l’instrument. Ce dernier en effet semble jaillir de la seule force de l’Atlante qui le porte ; et au dessus de sa partie médiane – laquelle expose les 3 médaillons aux sujets opportuns (le roi David jouant de la harpe / Saint-Paul recevant les clés du Christ / Sainte-Cécile, patronne des musiciens), c’est l’orgue lui-même qui dans ce dispositif particulier, manifeste et représente l’harmonie de la cité céleste. Rien de plus évident ce soir.
La fin du programme réalise une sorte d’apothéose avec la redoutable Passacaille de Jean-Sébastien Bach. L’architecture se densifie et s’éclaircie ; où évidemment la construction contrapuntique et la fugue impériale expriment l’éternité de la foi, l’universalisme d’une croyance qui éblouit et se fortifie.
La Passacaille en ut mineur, BWV 582 est une partition de méditation dont les ralentis, les prodigieux effets de suspension questionnement. Il ouvrent vers une profonde introspection que chaque auditeur peut approfondir encore dans la durée de son déroulement. Le jeu d’Emmanuel Arakélian en distille une légèreté cristalline ; monumentale, l’œuvre n’en forme pas moins une conclusion d’un raffinement inouï, là encore en termes de couleurs, nuances, fluidité. Ivresse des timbres idéalement associés, jeu d’une équilibre parfait, entre lisibilité, accents et ampleur… Bach sied admirablement à l’instrument – même si certains puristes le trouveront sur l’instrument, trop « raffiné ». Ce soir, l’ampleur n’écrase rien. Elle sublime les couleurs et la clarté qui rayonnent. Soirée mémorable.
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CRITIQUE, concert. 31ème Festival MUSIQUE & MÉMOIRE, Luxeuil-les-Bains, Basilique St-Pierre St-Paul, le 3 août 2024. Emmnuel Arakélian, orgue. Julien Freymuth, contre-ténor. Charpentier, De Grigny, JS Bach… « Salve Regina »…
Photos © Festival Musique & Mémoire 2024