Après une première période légère, au lendemain de la seconde guerre mondiale, d’une extrême justesse (les mamelles de Tiresias, l’histoire de Babar, Sonate pour violoncelle), le Poulenc de la décade 1950, est grave, d’une acuité psychologique aiguë, voire tragique ; ainsi le Stabat Mater et donc La Voix humaine, ou « scène de rupture » dont le vrai sujet est le désarroi, à la fois sublime et pathétique d’une amoureuse qui doit accepter la fin de sa liaison. La partition est pour voix seule : « elle » au téléphone parle avec « lui » , sans que la voix de ce dernier ne soit audible. De sorte que l’auditeur suit les affres de ce monologue de l’impuissance et de la solitude pendant que l’Orchestre exprime au-delà des mots, le désespoir qui submerge inéluctablement la victime de l’amour. Exposée sans fard, la souffrance de la femme blessée saisit, parfois surprend.
Véronique Gens chante La Voix humaine
Ivresse lyrique de l’impossibilité amoureuse
Composé en 1958, sur le texte de Coteau, la tragédie lyrique en un acte est créée par la soprano Denise Duval, égérie de Poulenc, sur la scène de l’Opéra-Comique dans la mise en scène de Cocteau, sous la baguette de Georges Prêtre.
En récitatif incisif, aux élans éperdus, Véronique Gens réussit un tour de force, d’une indéniable vraisemblance tant la soprano maîtrise l’articulation et la déclamation du français d’un bout à l’autre parfaitement intelligible, ce qui est primordial. L’action est celle du sentiment et de la passion, la chanteuse passant de la tendresse l’agressivité, de l’anéantissement à la passion soudaine… Autant d’écarts et de vertiges émotionnels qui finissent par éreinter et la soliste et l’auditeur. Le passé surgit, les souvenirs encore vivaces et d’un bonheur fugitif, rendent d’autant plus virulentes la violence et l’intensité de la rupture. Ce sont aussi des incrustes pragmatiques et concrets comme seule la mémoire les produit, qui semblent inscrire sans les enraciner réellement, les jalons d’une liaison « compliquée », par acoups, comme l’est la discussion supposée entre les deux êtres. Le réalisme de Cocteau trouve un écho fabuleux dans le chant de l’orchestre d’un Poulenc, à la fois affûté et attendri, aussi psychologique que l’écrivain.
Fragilité de la ligne avec des bruits parasites, des interférences, une intruse aussi qui s’invite dans la relation téléphonique… tout cela crée un climat de tension, de rupture, … de chaos émotionnel et d’instabilité psychique jamais écoutée jusque là ; le texte de Cocteau, un monologue très finement structuré, est d’une hypersensibilité maladive. D’autant que les instrumentistes lillois captent toutes les nuances de ce grand lamento dépressif, à la fois délirant et bouleversant. « Elle » est au bord de la crise nerveuse ; inquiète, agitée, en panique, elle suffoque… Elle feint d’être forte et de faire face : en réalité, elle se laisse aller, probablement suicidaire, insomniaque, malade… cette conversation fragmentée, reprise plusieurs fois, est une rupture contrainte qui la laisse démunie, intérieurement détruite. Actrice autant que chanteuse, la cantatrice parle, pleure, crie avec d’autant plus d’acuité que Poulenc, à travers la parure de l’orchestre, caresse son héroïne et exprime pour elle, une évidente tendresse.
Élans lyriques, parlando… Le chant souverain caractérise dans la finesse, la souplesse, d’infinies nuances expressives ce portrait d’une destruction amoureuse. On y détecte le même canevas que l’opéra de la maturité de Poulenc, Dialogues des Carmélites : exposition du drame, inéluctable mise à mort finale…
L’Orchestre National de Lille à son meilleur
Symphonisme ciselé de la Sinfonietta
En couplant La voix Humaine avec la Sinfonietta (livrée en 1948), le programme souligne combien Poulenc (sans le concours de la voix cette fois) exprime l’ineffable tissu des sentiments humains. Sans prétexte manifeste, la partition en quatre mouvements regorge de séquences enivrées, dramatiquement là encore très caractérisées. S’il n’aimait pas parler de « symphonie » (forme « pédante et morne »), Poulenc avec sa Sinfonietta, atteint une sorte d’idéal orchestral, trépidant et contrasté, sur le modèle de Haydn (forme sonate du premier Allegro con fuoco) et de Prokofiev (Symphonie classique) dont l’esprit de la vitalité rythmique se ressent d’un bout à l’autre. Poulenc y recycle nombre de motifs déjà développés (provenant des Sonates pour violon, pour violoncelle, du Concerto pour orgue.), avec des alliages harmoniques et timbrés préfigurant cette puissance tendre et tragique de l’opéra Dialogues des Carmélites … Alexandre Bloch aborde la furià très française du scherzo (Molto vivace) avec une élégance constante dont le souci du détail, des timbres écarte grandiloquence et épaisseur. D’une sérénité profonde, secrète, voluptueuse, l’Andante chante en transparence avec un son chambriste qui lui aussi sait détailler et respirer ; enfin le dernier épisode, Finale, trépigne, léger et joyeux, l’orchestre atteint cette nervosité heureuse, rythmiquement bondissante, d’une insouciance éclatante (proche en cela de la Classique de Prokofiev). Le chef accorde toute l’attention nécessaire au relief des bois et des vents, soulignant chez Poulenc sa verve instrumentale, scintillante et intense, en une résolution finale très enlevée.
L’orchestre depuis sa quasi intégrale Mahler (2019) a gagné en cohésion et en caractérisation. Le détail ne sacrifie pas l’intensité ni les vertiges dramatiques, d’autant que chez Poulenc, son pur et profondeur tenace dialoguent continûment. Alexandre Bloch affirme ici de réelles affinités avec le répertoire français du XXI, fouillant et dévoilant dans l’orchestration de Poulenc, ses miroitements éperdus, le raffinement de ses harmonies. Magistral.
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CRITIQUE, CD événement. POULENC : La Voix Humaine (Véronique Gens, soprano) – Sinfonietta / ON LILLE Orchestre National de Lille – Alexandre Bloch (1 cd Alpha – enregistré en janvier 2021, Lille, Nouveau Siècle). CLIC de CLASSIQUENEWS hiver 2023.
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CONCERTS
LIRE aussi notre présentation du programme POULENC / La Voix humaine, Sinfonietta par l’ON LILLE Orchestre National de Lille – CD annoncé ce 13 janvier – concert le 25 janvier à Lille (Nouveau Siècle), le 27 à Paris (Philharmonie).
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VIDÉO
Véronique Gens enregistre la Voix Humaine de Poulenc avec l’Orchestre national de LILLE :
A l’origine, la partition de La Voix humaine, l’obligation de chanter tôt ou tard ce grand lamento en forme de récitatif ont été proposés par Jean-Claude Malgoire, hélas décédé sans avoir réalisé ce projet. Aujourd’hui Véronique Gens aborde ce rôle unique et singulier dans l’histoire de l’opéra français. Si la diseuse, soucieuse du texte maîtrise articulation et déclamation, elle a aussi la maturité et le vécu pour incarner « ELLE », héroïne déchirante par ses vertiges paniques et sa sincérité amoureuse… Véronique Gens retrouve l’Orchestre National de Lille et Alexandre Bloch après avoir précédemment chanté le Poème de l’amour et de la Mer de Chausson, cd événement également CLIC de CLASSIQUENEWS (2019 : lire ici notre critique complète du Poème de l’amour et de la mer de Chausson, couplé avec sa Symphonie opus 20, par l’Orchestre National de Lille / Alexandre Bloch /CLIC de classiquenews 2019) .
Crédit photo © Ugo Ponte / ON LILLE Orchestre National de Lille
Précédent CD Orchestre national de Lille / Véronique Gens / Alexandre BLOCH, sur classiquenews :
CD événement, critique. ERNEST CHAUSSON : Poème de l’amour et de la Mer, Symphonie opus 20 (Orchestre National de Lille, Alexandre Bloch / Véronique Gens – 1 cd Alpha 2018). Comme une houle puissante et transparente à la fois, l’orchestre piloté par Alexandre Bloch sculpte dans la matière musicale ; en fait surgir la profonde langueur, parfois mortifère et lugubre, toujours proche du texte (dans les 2 volets prosodiés, chantés du « Poème de l’amour et de la mer » opus 19) : on y sent et le poison introspectif wagnérien et la subtile texture debussyste et même ravélienne dans un raffinement inouï de l’orchestration. D’une couleur plus sombre, d’un medium plus large, la soprano Véronique Gens a le caractère idoine, l’articulation naturelle et sépulcrale (« La mort de l’amour » : détachée, précise, l’articulation flotte et dessine des images bercées par une volupté brumeuse et cotonneuse, mais dont le dessin et les images demeurent toujours présent dans l’orchestre, grâce à sa diction exemplaire : quel régal).