Domenico CIMAROSA (1749 – 1801) – a contrario de Wagner ou Mozart – ne connut ni l’oubli, ni la défaveur du public. En témoigne son opéra « Il matrimonial segreto » (1792), joyau napolitain qui est un triomphe immédiat et durable dès sa création à Vienne (au Burgtheater) ; l’œuvre du quadragénaire (Cimarosa a 43 ans à l’époque) fixe l’affection inconditionnelle des cours européennes pour les drames napolitains. Son opéra seria L’Olimpiade de 1784 (Cimarosa a 35 ans) appartient à la période qui précède cette consécration et la préfigure.
Le compositeur a alors à son effectif plusieurs ouvrages aboutis, ambitieux, reconnus : l’opéra comique « Giannina e Bernardone » (Venise, 1781), surtout le seria « Alessandro elle India » (Rome, 1781), cette dernière partition également sur un livret de l’illustre Metastasio. L’Olimpiade (en 2 actes) est commandé pour l’inauguration du nouveau théâtre d’opéra de Vicence (Teatro Eriteo), le 10 juillet 1784. Son succès est tel que l’ouvrage reste à l’affiche pendant … 22 ans. Un record quand on sait le nombre d’opéras qui se succèdent et sont aussitôt oubliés : repris à Londres, Milan, Venise, Lisbonne, Turin (1806), c’est un succès durable et européen.
Le MEGACLE du castrat LUIGI MARCHESI
L’Olimpiade a certainement bénéficié outre ses qualités intrinsèques des éminents chanteurs engagés à la création dont le fameux ténor Matteo Babini (dans le rôle de Clistène), très soucieux de suivre les nouveaux préceptes pour la crédibilité de l’acteur chanteur sur scène. Aux côtés de Babini, Cimarosa a pu aussi bénéficier de 2 autres interprètes majeurs : la soprano Franziska Dorothea Danzi Lebrun (Aristea), ainsi que le castrat soprano Luigi MARCHESI dans le rôle central de Megacle, dernière étoile parmi les castrats à se produire au théâtre et grand spécialiste des ornements, en particulier dans les rondos. Marchesi chanta Megacle / Mégaclès au moins dans 13 productions de l’Olimpiade (de Cimarosa, mais aussi de Myslivecek, Bianchi, Sorti, Federici… ). C’est donc le spécialiste du rôle en Europe, depuis la création à Vicence en 1784.
Timbre, caractère, style du chanteur collent exactement au personnage. Rien de mieux pour renforcer l’impact d’un opéra auprès du public. Il semble même que Marchesi comme vedette reconnue, adulée, assura le triomphe de l’opéra de Cimarosa et ses innombrables reprises en Europe.
Lumineux, conquérant, gorgé d’une formidable énergie, le style à la fois nerveux et tendre de Cimarosa affirme une expressivité constante, ce dès le premier air, air héroïque pour le ténor qui évoque, tradition lyrique typiquement metastasienne, la houle marine et ses turbulences imprévisibles comme les tourments d’une vie terrestre (air d’Aminte / Aminta : « Siam navi all ‘onde algenti… » / nous sommes comme des navires…). L’air de Mégaclès qui suit indique la seconde orientation spécifique à Cimarosa, son agilité tendre, une sentimentalité raffinée et aimable qui sait éviter toute emphase comme tout maniérisme : « Superbo di me stesso / Superbe et fier… ».
2 cœurs amoureux, éprouvés
Le livret de Metastase assure aussi la notoriété immédiate de l’opéra de Cimarosa ; avant ce dernier, Caldara (1733), Vivaldi (1734), Pergolese (1735) ont mis en musique le livret. Jusqu’à Donizetti en 1817, l’Olimpiade de Métastase a été abordé par 53 compositeurs !
Fidèle au goût « galant » de l’époque, le livret utilisé par Cimarosa (comparé à la version première pour Caldara en 1733), met surtout l’accent sur l’amour contrarié des deux cœurs aimants, Megacle et Aristea, auxquels il réserve les airs les plus développés. Le génie de Cimarosa sait synthétiser et diversifier la forme et le développement des quelques 16 airs ; il cultive en particulier la forme rondo et ses 2 parties contrastantes (exposition puis variation avec ornements) ; un canevas classique et pré romantique qui préfigure bientôt les airs du premier belcanto (cantabile puis cabalette), dès les années 1810. Ainsi la virtuosité et l’expressivité du chanteur sont-elles exposées / sollicitées dans une première partie lente, puis la seconde rapide (cette dernière sur un rythme de gavotte). Marchesi, spécialiste du personnage de Megacle / Mégaclès chante ainsi une somptueuse collection de rondos ici, dont le plus attendu et décisif (au regard de l’action qui se joue alors) demeure « Se cerna, se dice » (II, scène 8), ample méditation (en deux parties distinctes : Larghetto – Allegro) qui exprime le dilemme du héros : tiraillé entre son amour pour Aristea et son amitié pour Licida / Lisidas.
Marchesi devait exprimer la profondeur de Megacle, noble athénien amoureux de la belle Aristea, fille du roi Clistène. Mais pour conquérir la main de sa belle, de nombreuses épreuves lui sont imposées dont d’abord le renoncement et le sacrifice de son amour, au profit du jeune « crétois », Licida auquel il est redevable et qui est tombé amoureux de la même Aristea. D’ailleurs, loyal et intègre, l’athlète Megacle accepte de concourir pour gagner la main d’Aristea, ainsi promise par son père au vainqueur des Jeux Olympiques ; mais Megacle ne concourt pas pour lui mais au nom de son ami… Licida. Le cœur pur, responsable et juste de Mégacle incarne alors toutes les valeurs morales célébrées par le livret de Metastase.
Relevant les défis d’une écriture vocale aussi expressive que virtuose, riche en redoutables intervalles comme ornements en tout genre, le Megacle / Mégaclès de Maite Beaumont se révèle passionnant : de la puissance et de la souplesse dans tous ses airs parmi les plus développés (avec ceux d’Aristea). Et même une profondeur sincère pour ce cœur tiraillé entre son amitié et son amour (tiraillement exprimé aussi dans le récit accompagné « Che intensi, eterni Dei » / Qu’ai je entendu juste Ciel? » (à la fin du I, juste avant sa confrontation capitale avec Aristea).
Même relief et fini autant psychologique que musical pour la prima donna, Rocío Pérez, qui sur les traces de la créatrice, Franziska D.D. Lebrun / Aristea, affirme son agilité et sa solidité dans son grand air « Grandi è ver son le tue pense » (II, scène 3, noté Larghetto – Allegretto giusto), puis l’air suivant (même acte, scène 14), « Mi senti O Dio nel core » avec orchestre et instrument obligé, ici le hautbois (le mari de la créatrice vedette, hautboïste, participa à la création) : air de confession où l’amoureuse confirmant sa passion pour Megacle, doit aussi composer avec l’inflexibilité de son père. Cet air, d’une redoutable virtuosité (avec colorature) ne manque ni de souffle ni d’intensité… le clou de la partition sentimentale (comme l’est le fameux grand air de la soprano « Marten aller arten » dans l’Enlèvement au sérail de Mozart). C’est l’air le plus long et le plus touchant (avec le duo avec Megacles à la fin du I). Aristea y exprime ce vertige émotionnel d’un cœur trop éprouvé. En cela Rocío Pérez se montre ardente, piquante, très juste. Les plus beaux airs, sublimes épanchements sont ainsi dévolus aux deux véritables amoureux, cœur d’autant plus épris qu’ils sont éprouvés. La joute olympique dessinant un labyrinthe aussi sentimental que sportif.
A leurs côtés, tous les personnages sont incarnés avec profondeur et conviction, laissant se déployer cet art du bel canto dont la technicité acrobatique exige qu’elle soit constamment ouvragée avec style et finesse ; saluons la noblesse toujours tendre des rôles d’Aminta (Alex Banfield) et de Clistene (Josh Lovell). Mais aussi la passion survoltée d’Argène, la première fiancée de Licida, si vibrante et très Sturm und rang, (cf. son dernier air impétueux au II « Spiegar non poco appieno ») Marie Lys plus qu’impliquée, fragilisée et d’autant plus sincère, convainc tout autant par son intensité et sa finesse.
NERVOSITÉ ET COULEURS D’UN ORCHESTRE SURACTIF
L’orchestre Les Talens Lyriques, très impliqués souligne cette efficacité dramatique qui emporte toute la partition ; sa coupe électrique, franche avec laquelle Cimarosa sait brosser chaque profil dans chaque situation. La délicatesse de l’écriture instrumentale d’un Cimorasa mozartien se dévoile dans ses ambiances orchestrales qui préludent aux airs… comme la scène 16 accompagnée entre Clistène et Licida, où jaillit et s’affirme une recherche très juste de la couleur et du caractère. Soit déjà un classicisme pré romantique où c’est le sentiment finement dépeint qui oriente la couleur de chaque tableau.
Si la musique tend tout du long l’arc des passions les plus éprouvantes, par un jeu final où les identités tenues cachées se démasquent enfin, la tension se résout : ici Licida est en réalité le fils perdu (Filinto) du roi Clisthène. De sorte que son ami de coeur Mégacle qui aura démontré sa noblesse morale, peut enfin s’unir à Aristea. Ainsi les couples désunis (Licida / Argène et Megacle / Aristea) se reforment en fin d’action. La sensibilité avec laquelle chef et orchestre abordent l’écriture de Cimarosa en ce début des années 1780, dévoile de fait une maestria musicale et une intelligence dramatique, une subtilité psychologique, exprimée dans une instrumentation raffinée. Ce Cimarosa d’avant Il Matrimonio segreto méritait absolument cet éclairage. On ne s’étonne plus dès lors que le style des opéras napolitains aient tant plu aux Cours européennes du plein XVIIIème. Ni que Cimarosa en devint un champion unanimement célébré.
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CRITIQUE CD événement – CIMAROSA : L’Olimpiade (1784). Les Talens Lyriques, Cristophe Rousset. 2 CD Château de Versailles Spectacles, enregistrement réalisé à PARIS, Salle Colonne, en décembre 2023 – CLIC de CLASSIQUENEWS printemps 2024.
Plus d’infos sur le site du label Château de Versailles Spectacles / Boutique : https://tickets.chateauversailles-spectacles.fr/en/product/1805/cvs143_2cd_l_olimpiade?_gl=1*jlnv58*_ga*MTU0MzA0ODg0Ni4xNzE2NTA1MzMx*_ga_HL58R6R2FD*MTcxNjUwNTMzMS4xLjAuMTcxNjUwNTMzMS42MC4wLjA.
critique opéra
LIRE aussi notre critique de l’Olimpiade de Cimarosa, représenté à l’opéra Royal de Versailles en mai 2024 – le 16 mai 2024, version de concert : https://www.classiquenews.com/critique-opera-en-version-concertante-versailles-opera-royal-le-16-mai-2024-cimarosa-lolimpiade-j-lovell-r-perez-m-lys-m-beaumont-les-talens-lyriques-christophe-rousset/
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