Depuis une prise de rôle inattendue – Rofdolfo dans La Bohème au festival de Tanglewood à l’été 2018 (sous la direction d’Andris Nelsons) -, le ténor américain d’origine chilienne Jonathan Tetelman ne cesse de gravir les échelons d’une (probable) immense carrière. Très réaliste sur les contraintes et les défis du métier, celui que l’on présente désormais comme le « nouveau » Kaufmann a commencé sa carrière de chanteur lyrique comme baryton, puis s’est construit une technique solide comme ténor. Peu à peu son répertoire s’enrichit, et les grands rôles décisifs s’avèrent pucciniens (année Puccini 2024 oblige !), mais aussi français comme verdiens (le rôle-titre de Don Carlo est en ligne de mire). A la suite de son récital à Gstaad fin décembre puis à Lisbonne début janvier, nous avons pu poser plusieurs questions au ténor le plus exaltant et le plus prometteur de la scène lyrique actuelle…
CLASSIQUENEWS : Vous êtes à l’aube d’une année trépidante : en février, pour commencer, Pinkerton au Teatro Massimo de Palerme ; puis en mars 2024, vous ferez vos débuts au Metropolitan Opera de New-York dans La Rondine [prise de rôle de Ruggero] ; et en avril et mai, à nouveau Madama Buttefly, toujours au Met… Que représentent ces personnages pucciniens pour vous ? Quel est votre rapport avec les opéras de Puccini par rapport à ceux de Verdi ?
JONATHAN TETELMAN : J’ai compris ce que l’opéra signifie pour moi grâce à Puccini. Les mélodies de Puccini permettent au chanteur d’incarner pleinement le personnage. En général, il rend la musique très simple et très compréhensible pour l’auditeur, puis le chanteur est capable d’apporter des nuances et une interprétation conçue selon ses idées du personnage. Pinkerton, le héros puccinien le plus ingrat, est un rôle riche en incarnation et en beauté musicale. Ce n’est pas tous les jours que le ténor joue le rôle de « méchant de service », mais Puccini offre cette possibilité dans Madama Butterfly. J’aurai rêvé que Puccini développe davantage le personnage en évoquant, dans l’acte II, un épisode de la vie de Pinkerton aux Etats-Unis…
Verdi a un tout autre effet sur moi, car son travail nécessite une approche très différente. Il faut plus de jeu vocal pour Verdi, davantage de belcanto. En outre, il y a beaucoup plus de contraintes en raison du style. J’aime à dire que, vocalement, Puccini devrait être chanté comme Verdi, mais Verdi ne peut pas être chanté comme Puccini. Ainsi, Verdi n’a rien à voir avec le vérisme : la musique et l’action ne fusionnent pas ensemble immédiatement comme chez Puccini. Il faut développer la musique, puis attendre que l’action ait lieu ; je pense que Verdi exige beaucoup plus de maturité et d’expérience. Chanter ce répertoire trop tôt peut être une erreur fatale. J’ai hâte d’en apprendre davantage et de développer mon style verdien.
CLASSIQUENEWS : Comment êtes vous devenu chanteur lyrique ?
JONATHAN TETELMAN : J’adorais chanter quand j’étais enfant. J’ai donc fréquenté une école de chant quand j’étais très jeune : c’était une chorale itinérante. Et c’est là que j’ai commencé à tomber amoureux de la scène et du chant. En fait, j’ai eu beaucoup de formation professionnelle, et ce dès l’âge de 10 ans. Mais ma voix a changé et je cherchais quoi faire ensuite. Pendant un moment, j’ai chanté dans un groupe de rock, pensant que je pourrais devenir une rock star. Ensuite, voulant rencontrer des filles, je me suis procuré une guitare pour avoir une petite amie. Au moins ça, ça a marché ! (rires) Je suis ensuite allé à la Manhattan School of Music où j’ai obtenu une véritable formation lyrique en tant que baryton. Après de nombreuses auditions pour les études supérieures, je me suis rendu compte que j’étais en fait un ténor déguisé en baryton, mais il me manquait encore les assises techniques pour être un « vrai » ténor. Vous savez, une voix de ténor est une voix contre nature… ça nécessite beaucoup de contrôle et de ténacité et exige une construction progressive.
CLASSIQUENEWS : Quel est votre rôle idéal comme ténor, celui que vous aimez incarner le mieux ?
JONATHAN TETELMAN : J’ai récemment chanté le rôle-titre de Werther (NDLR : à Baden-Baden en novembre dernier), et j’essaie de me plonger dans le répertoire français : je pense que c’est le bon moment pour chanter ce répertoire. Werther est un grand personnage, et c’est une histoire merveilleuse que la sienne, avec une musique très puissante, qui exprime cet amour non partagé avec une grande douleur émotionnelle dans la musique et la chant. Incarner Werther était indubitablement pour moi un grand changement de style comparé au type de romance et d’amour élaboré par Puccini.
CLASSIQUENEWS : La vie d’un artiste international, qui voyage aux quatre coins du globe, peut être épuisante et contraignante. Comment se préserver ?
JONATHAN TETELMAN : La fatigue est normale. Cependant, j’ai une merveilleuse famille et aussi une équipe qui prend soin de mes intérêts pour chaque décision que je suis amené à prendre. Cette équipe facilite beaucoup ma vie d’artiste au point de vue « logistique », et ma famille veille à préserver ma santé mentale. Je ne pourrais pas faire ce travail sans eux tous !
CLASSIQUENEWS : De quel grand rôle/personnage rêvez-vous à l’avenir?
JONATHAN TETELMAN : Ce n’est pas un secret : je rêve de chanter Calaf. Je suis légèrement « accro » au rôle et notamment à son grand air « Nessun Dorma ». Je le chante à chaque fois que j’en ai l’occasion (NDLR : comme à Lisbonne en l’ocurence !…). Mais je pense que je vais attendre un peu plus temps encore pour planifier mes débuts dans ce rôle ; je ne suis pas si pressé…
Un autre rôle que je vais préparer est celui de Don Carlo. Je ferai mes débuts dans ce personnage à Berlin en 2025. C’est un énorme défi, mais c’est un rôle que je vise depuis un certain temps. Un personnage fantastique, une musique fantastique, un opéra fantastique… et une partition pour le ténor juste impossible ! (rires).
CLASSIQUENEWS : Quelle est votre expérience la plus mémorable sur scène ?
JONATHAN TETELMAN : Mon expérience la plus mémorable remonte à six ans. Il y a eu une « défection » à l’été 2018… parce que Roberto Alagna devait chanter le rôle-titre de Lohengrin à Bayreuth. Mais il n’a pas pu le faire. On a donc demandé à Piotr Beczala de le remplacer pour chanter à Bayreuth ; cela a laissé une place libre dans une production de La Bohème au festival de Tanglewood, avec l’Orchestre symphonique de Boston sous la direction d’Andris Nelsons.
Exactement à cette époque, je chantais La Bohème en anglais dans une école primaire devant 150 personnes et avec une « banda ». Je me souviens que mon agent a reçu un appel et m’a demandé si j’étais intéressé pour tenir le rôle à la place de Piotr Beczala, ce qui m’a fait me poser la question s’ils avaient vraiment appelé le bon gars, car je n’étais pas du tout connu à l’époque !… Mais mon agent m’a assuré qu’ils m’avaient spécifiquement demandé, car ils avaient vu une vidéo avec moi dans le rôle dans une production en Chine. Ils voulaient donc m’auditionner, j’y suis allé, mais sans vraiment savoir à quoi ressemblait un « vrai » chanteur d’opéra.
Mais dès que j’ai rencontré tous mes merveilleux collègues, j’ai réalisé que la qualité était autrement différente que tout ce que j’avais connus jusque-là. Travailler avec Andris Nelsons s’est avéré vraiment incroyable. De plus, j’ai eu beaucoup de succès avec mon grand air « Che gelida manina » dès le début. Mais le plus étonnant a été quand Christine Opolais et moi-même avons commencé à chanter le duo « O soave fanciulla », comme si tout d’un coup le tonnerre et la foudre s’étaient mis à tomber sur nous, juste au moment où la musique prend toute son ampleur. C’était presque comme dans un film, absolument incroyable !
Pour moi, ça a juste été le clou de la soirée. D’autant que le public a commencé à s’identifier beaucoup plus à cet opéra qu’ils avaient pourtant déjà vu, je suppose, plusieurs fois avant ce soir-là. Mais dans ce cas précis, c’était vraiment comme si le public assistait à cet opéra pour la première fois de leur vie, et tout cela a contribué à faire de ce spectacle quelque chose d’absolument inoubliable pour moi.
CLASSIQUENEWS : Si vous deviez expliquer la magie de l’opéra à quelqu’un qui n’y connaît rien, que lui diriez-vous?
JONATHAN TETELMAN : Eh bien, si vous aimez la musique, si vous aimez le chant, si vous aimez l’art, si vous aimez la danse, si vous aimez le théâtre, alors l’opéra est l’endroit idéal pour vous ! Et si vous n’aimez qu’une de ces choses, alors l’opéra est également un choix idéal pour vous, car c’est la combinaison absolue de toutes les plus grandes formes d’art en une seule.
Et il n’y a rien de comparable à l’opéra… Bien sûr, il y a des comédies musicales, et elles ont aussi leur propre but, mais l’opéra est censé être le plus haut niveau de toutes ces formes d’art. Et toutes ces formes d’art sont là pour être découvertes. Donc, à la fin, vous devriez devenir complètement « accro » à l’opéra, ce qui vous fera probablement y aller encore et encore…
Je dois admettre qu’au début, l’opéra n’était pas pour moi un coup de foudre. Mais à un moment donné, j’ai vu Carmen et je me suis dit : « Oh mon Dieu, ce gars est debout au milieu de la scène, il chante un air, et il y a 3000 personnes qui l’écoutent. Pourquoi ? Mais pourquoi ? C’est comme un super pouvoir ! La voix de cette personne impose à tout le monde de l’écouter, et c’est juste incroyable. ». Et c’est ce qui rend l’opéra si spécial. L’opéra est une porte d’entrée vers l’âme humaine.
Propos recueillis par Emmanuel Andrieu en janvier 2024
Photos (c) Ben Wolf
Jonathan Tetelman, prochaines dates en 2024 :
Prague : Puccini Gala Concert (janvier 24)
Palermo, Teatro Massimo : Madama Butterfly (février 24)
New York, Met Opera: Role and House Debut, La Rondine (mars et avril 2024)
New York, Met Opera : Madama Butterfly (mai 2024)
Plus d’infos sur le site officiel de Jonathan Tetelman
https://www.jonathantetelman.com/