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A la fin des années 1830, Gaetano Donizetti décida de partir à la conquête de Paris, capitale de la musique où Rossini, monarque absolu, accordait généreusement sa protection à ses héritiers potentiels. Après la disparition de Bellini, et le maestro de Bergame ne laissa pas passer l’occasion, occupant le devant de la scène au point de susciter l’ire de Berlioz, dénonçant la « dictature » de l’italien. Vaines protestations : saisissant à merveille l’esprit français, Donizetti offrit, en l’espace de cinq ans, une série d’opéras d’un goût et d’un éclat dignes de soutenir la comparaison avec les productions de ses plus illustres rivaux dans la capitale.
Créé au Théâtre de la Renaissance, le 6 août 1839, Lucie de Lammermoor est le premier d’entre eux ; révisée et reconstruite avec un soin extrême, déjà ressuscitée à Lyon il y a une vingtaine d’année (avec le trio Dessay / Alagna / Tézier), cette partition n’est pas une simple traduction de la version italienne, mais une adaptation signée par les habiles Royez et Vaëz. L’intrigue ne change pas, la musique guère plus, mais le déroulement de l’action est minutieusement décrit, clarifié, pour respecter les exigences de la logique. La suivante de Lucie, Alisa, disparaît dans cette nouvelle version au profit de Gilbert, bras droit de Henri à la noirceur d’âme et à la duplicité sans nom. Sur le plan musical, la modification la plus importante intervient à l’acte I, où le mélancolique air de Lucie « Regnava nel silenzio » est remplacé par un air virtuose, plus avare de sentiments, mais hérissé d’acrobaties pyrotechniques, comme les aimait le public parisien d’alors. Par-delà cette substitution, c’est tout le profil vocal de Lucie qui change : arrachée au climat passionnel du romantisme italien, elle se rapproche, par la légèreté de son écriture, des figures créées par Auber et, bientôt, par Delibes et Thomas… les deux compositeurs fétiches de la Lucie retenue à Tours par Laurent Campellone, la soprano wallonne Jodie Devos, qui n’a que Sabine Devieilhe comme rivale dans les rôles de Lakmé et Ophélie !
A Tours, Jodie DEVOS chante sa première Lucie
Et après avoir été justement une Lakmé d’exception sur cette même scène du Grand-Théâtre de Tours, Jodie Devos convainc sans peine dans cette nouvelle prise de rôle, avec des sonorités de bout en bout aériennes, jusqu’à une folie d’un transparence toute cristalline. L’on aurait peut-être l’entendre tenir ses suraigus plus longtemps, mais broutille que cela au regard de sa superbe composition vocale et scénique. Las, Matteo Roma n’était pas au meilleur de sa forme en cette soirée de première, après avoir été souffrant quelques jours plus tôt sans qu’il n’y ait d’annonce de faite à ce sujet. En plus d’un beau timbre, il fait preuve de beaucoup de vaillance dans le rôle d’Edgar, mais la ligne de chant n’est pas stabilisée ce soir, avec des « baisses de régime » à certains moments (scène finale), et une prononciation du français qui demeure perfectible (les « u » prononcés comme des « ou »). On languit de le retrouver dans de meilleures conditions vocales, car il est par ailleurs un chanteur rossinien d’exception, comme il nous l’a prouvé à maintes reprises. Grand habitué du rôle (en italien), Florian Sempey (Henri) fait valoir ses habituels atouts : le grain du timbre, la puissance de la projection, une prononciation idéale, une présence souveraine. Il canalise par ailleurs, mieux que certaines autres fois, ses généreux moyens pour respecter le style de la partition. Dans la nouvelle version, le rôle de Raymond se retrouve fort réduit, mais Jean-Fernand Setti ne manque pas d’y faire impression, tant par sa stature de colosse que par sa voix aux graves profonds et sonores et au registre aigu superbement projetés. Kévin Amiel campe un fier – et amoureux – sir Arthur, mais marque moins les esprits que son jeune confrère Yoann Le Lan qui fait sensation, dans le rôle du méchant Gilbert, par la conjugaison d’une voix claire superbement timbrée, magnifiquement projetée, et au superbe phrasé. Enfin, très bien préparé par leur nouveau chef, le britannique David Jackson, le Chœur de l’Opéra de Tours ne mérite que des louanges pour sa précision et sa musicalité jamais prises en défaut.
Confiée à l’homme de théâtre italien Nicola Berloffa, la mise en scène est typique de ces productions passe-partout qui pourrait s’adapter à toute une flopée d’ouvrages du répertoire, mais l’on préfère cent fois cela aux relectures hasardeuses et nombrilistes qu’on est contraints de subir. Et c’est comme d’habitude avec l’italien, de la belle ouvrage – soucieuse d’esthétisme et d’élégance – qu’il offre au regard. Les superbes costumes conçus par lui-même permettent de situer l’action à l’époque du livret, tandis que la scénographie imaginée par Andrea Belli se résume sobrement à trois cloisons blanches et amovibles, auxquels sont adjoints quelques accessoires modernes. La direction d’acteurs est également assez discrète, sans être totalement absente non plus… Rien de mémorable, donc, mais la soirée file au moins sans heurt, et peut-être Berloffa aura-t-il le temps de peaufiner son travail quand la production sera reprise à l’Opéra de Québec, maison coproductrice du spectacle…
En fosse, dirigeant son premier opéra après avoir remporté de nombreux concours internationaux, la jeune cheffe polonaise Joanna Natalia Slusarczyk ne convainc pas tout à fait, la phalange tourangelle ne rendant pas toujours justice – sous sa conduite – à la flamme, au dramatisme, et au souffle d’une partition qui n’en manque pourtant pas !
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CRITIQUE, opéra. TOURS, le 3 février 2023. DONIZETTI : Lucie de Lammermoor. Devos, Roma, Sempey, Setti… J. N. Slusarcszyk / N. Berloffa. Photos (c) Marie Pétry.
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Teaser vidéo : Lucie de Lammermmor (en VF) à l’Opéra de Lyon (2002) :
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