A la Folie⊠à lâoccasion de cette reprise de la production dâavril 2007 de lâOpĂ©ra de Marseille, je reprends ici, en complĂ©ment culturel, contextuel, Ă la suite de la critique sur le spectacle, mes notes sur « La folie dans lâopĂ©ra» dans lâĂ©mission ancienne de France-Culture, Les Chemins de la musique de GĂ©rard Gromer, en partie utilisĂ©es pour mon Ă©mission de Radio Dialogue, « Le blog-note de Benito », les lundis 12h45 et 18h45, le samedi, 19 heures (Marseille : 89.9 FM ; Aix-Ătang de Berre : 101.9).
 Hommes et femmes en folie
   Je rappelle simplement que, dans lâopĂ©ra, la folie semble dâabord masculine : lâOrlando furioso de lâArioste, mis en musique par Lully, HĂŠndel, Vivaldi, Haydn, et des dizaines dâautres compositeurs, est aussi le modĂšle de lâhĂ©roĂŻsme dĂ©chu. XerxĂšs, Serse, de Cavalli ou HĂŠndel, et de tant dâautres sur le livret de MĂ©tastase, est un gĂ©nĂ©ral et roi des Perses fou qui chante son amour Ă un platane dans le cĂ©lĂšbre « Largo ». Mais il faut attendre la fin du XVIIIe siĂšcle et Mesmer, le cĂ©lĂšbre magnĂ©tiseur, puis SĂ©gur au dĂ©but du XIXe, pour attirer lâattention sur le somnambulisme fĂ©minin, rĂ©fĂ©rĂ© Ă la folie et provoquĂ© par la musique, lâharmonica en lâoccurrence. (Voir plus bas).
La folie fĂ©minine est donc un thĂšme Ă la mode lorsque Walter Scott publie en 1819 son roman, The bride of Lammermoor , qui fait le tour de lâEurope, inspirĂ© dâun fait rĂ©el, histoire Ă©cossaise de deux familles ennemies et de deux amoureux, autres RomĂ©o et Juliette du nord, sĂ©parĂ©s par un injuste mariage qui finit mal puisque Lucy, lors de sa nuit de noces, poignarde le mari quâon lui a imposĂ© et sombre dans la folie. Les grandes cantatrices, qui remplacent dĂ©sormais les castrats dans la plus folle virtuositĂ©, requiĂšrent des compositeurs des scĂšnes de folie qui justifient les acrobaties vocales les plus dĂ©raisonnables, libĂ©rĂ©es des airs Ă coupe traditionnelle mesurĂ©e. Bref, sur scĂšne, la femme perd la raison quâon lui dĂ©nie souvent encore Ă la ville : Ă la fin du XIX e siĂšcle, des savants, des phrĂ©nologues, concluent encore sĂ©rieusement que le moindre poids du cerveau de la femme explique son infĂ©rioritĂ© naturelle Ă lâhomme.
Peut-ĂȘtre nâest-il pas indiffĂ©rent de rappeler que, juste avant sa mort, Donizetti fut enfermĂ© dans un asile dâaliĂ©nĂ©s Ă IvryâŠ
La réalisation
AprĂšs ses superbes Verlaine Paul et Don Giovanni ici mĂȘme, avec presque la mĂȘme Ă©quipe (Jacques Gabel pour les dĂ©cors, Katia Duflot pour les costumes mais aujourdâhui Robert Venturi pour les lumiĂšres) FrĂ©dĂ©ric BĂ©lier-Garcia reprend, affinĂ©e, raffinĂ©e encore sa mise en scĂšne exemplaire dâintelligence, de profondeur, de subtilitĂ© et de sensibilitĂ© : ensemble et dĂ©tail y font sens, sans chercher le sensationnel, avec un naturel sans naturalisme comme je disais alors.
Une scĂ©nographie unique justifiĂ©e par lâhistoire et la symbolique des noms : Ă©voquĂ©e sinon visible, mais sensible, la tour en ruine de Wolferag (âloup loqueteuxâ) dâEdgardo, ruinĂ©, est le prĂ©sent et sans doute le futur de ceux qui lâont ruinĂ© et se sont emparĂ©s du chĂąteau de Ravenswood (â bois des corbeauxâ) des charognards, Ă leur tour menacĂ©s de ruine : deux faces dâun mĂȘme lieu ou milieu social, façade encore debout pour le second, incarnĂ© par Enrico, nĂ©cessitĂ© de maintenir le rang, de redorer le blason, quitte Ă sacrifier la sĆur, Lucia, Juliette amoureuse de lâennemi ancestral, le trait dâunion humain et lumineux entre les lieux et les hommes, victime du complot des mĂąles. Toujours semblable mais variant selon les lieux divers du drame, la scĂ©nographie symĂ©trique des ennemis dit la symĂ©trie des destins, la vanitĂ© des luttes civiles, des duels, car tout retourne au mĂȘme : Ă la ruine, Ă la mort.
Lâespace global, apparemment ouvert, pĂšse sur toute lâĆuvre comme un paysage mental de lâenfermement, intĂ©rieur dâune indĂ©cise conscience, dâun esprit fragile sinon dĂ©jĂ malade, assiĂ©gĂ© par lâombre et les fantasmagories. Une nocturne et vague forĂȘt de branchages enchevĂȘtrĂ©s, brouillĂ©s, gribouillĂ©s sur un sombre horizon qui ferme plus quâil nâouvre, qui opprime et oppresse et se teint de rouge dâun sang qui va couler. Vague horloge dĂ©traquĂ©e ou lune patraque. On songe aux encres fantomatiques de Victor Hugo, Ă quelque cauchemar de FĂŒssli, cohĂ©rence esthĂ©tique avec lâunivers romantique fantastique de W. Scott, Ă©poque rĂ©fĂ©rĂ©e par les costumes de Duflot, mais aussi, par ces lumiĂšres signifiantes, Ă Caravage, Ă Rembrandt, peintres de la lumiĂšre et de lâombre. RĂšgne du « clair-obscur », au vrai sens du mot, mĂ©lange de clair et dâobscur, de lâombre, de la pĂ©nombre, de lâangoisse de lâindĂ©finition ; un vague rayon diagonal, presque vertical, arrache du noir des groupes plastiques dâhommes sur des lignes diagonales et horizontales, flots confluents de corbeaux morbides, prĂȘts au combat Ă mort. Des ombres deviendront immenses, menaçantes. Seule lumiĂšre pour Lucia, astre lumineux de cette nuit, une Ă©charpe rouge, le sang de la fontaine, prĂ©monition du meurtre final de lâĂ©poux imposĂ© : une passerelle, balcon sur le vide amoureux ou le gouffre oĂč plonge la folie. Un Ă©trange nuage flotte parfois vaporeusement sur un fond incertain. Des signes remarquables marquent la dĂ©cadence : meubles sous des housses, dĂ©jĂ des fantĂŽmes pour lâencan des enchĂšres, un lustre immense, au sol, dĂ©chu, enveloppĂ©, se lĂšvera comme une lune de rĂȘve pour les noces de cauchemar.
Les costumes, sombres comme lâhistoire, sanglent les hommes de certitudes meurtriĂšres, adoucissent les femmes de voiles et de teintes plus tendres ; le manteau clair de Lucia est un sillage de puretĂ© qui prolonge son innocence.
LâinterprĂ©tation
Ă la tĂȘte de lâOrchestre de lâOpĂ©ra en pleine forme, Alain Guingal lâest moins ; de la musique, on ne sent pas la fiĂšvre, mais lui en souffre : sa battue est celle dâun homme abattu, qui sâest battu vaillamment contre la grippe pour sauver la reprĂ©sentation mais qui sâabat Ă bout de force lors de la seconde, hospitalisĂ© en urgence. Pierre Iodice, chef et homme de c(h)Ćur relĂšve le dĂ©fi et la baguette et conduira les deux suivantes, il saura, nous dira-t-on, dans lâurgence et lâimprovisation, Ă©laguer les langueurs romantiques et ciseler le drame. Le chĆur, quâil a, comme toujours, excellemment prĂ©parĂ©, chante, bouge, joue, armĂ©e de lâombre inexpiable ou attendrie, jamais monolithique bloc, et offre de beaux effets plastiques de masses, de groupes divers, existe individuellement.
Marc Larcher, lumineux tĂ©nor, est un beau Normanno, Ă la fois servile et presque rĂ©voltĂ© de lâautoritarisme et de la violence dâEnrico, beau contraste, sombre et brutal baryton de bronze noir, incarnĂ© par Marc Barrard avec une force de chef de clan despotique qui rĂšgne sur ses hommes plus par la terreur que par le cĆur : couple dâopposĂ©s, composĂ© par la complicitĂ© mais fragile. Le pasteur, qui participe aussi Ă la conjuration des hommes contre Lucia, câest encore Wojtek Smilek, timbre dâombre, dâoutre-tombe, grandiose et inquiĂ©tant homme prĂ©tendu de Dieu. Le rĂŽle bref et ingrat dâArturo, lâĂ©poux assassinĂ© est tenu avec un charme avantageux par Stanislas de Barbeyrac. Dans le rĂŽle du romantique et suicidaire Edgardo, Giuseppe Gipali a quelque accents hĂ©roĂŻques bien quâaffligĂ© dâune trachĂ©ite, mais ne perd pas son habitude de ne jamais regarder ses partenaires et dâaller dâun cĂŽtĂ© Ă lâautre de la scĂšne pour chercher le soutien dâun pilier porteur.
Avec Ă©lĂ©gance et allure, Lucie Roche incarne une Alisa tendre et amicale de sa belle voix de mezzo sombre. PrĂ©vue pour la seconde distribution, remplaçant la Cubano-amĂ©ricaine Eglise GutiĂ©rrez souffrante aussi, la jeune TchĂšque Zuzana MarkovĂĄ sera une rĂ©vĂ©lation : belle, grande, dâune minceur diaphane de mannequin peut-ĂȘtre anorexique comme dira BĂ©lier-GarcĂa qui saura lui en faire un atout pour ce rĂŽle, elle a donc dĂ©jĂ , malgrĂ© un magnifique sourire, une allure Ă©thĂ©rĂ©e, ĂȘtre dâun autre monde, entre deux mondes, presque spectrale Ă la fin, rendant plausible sa fragilitĂ© physique et psychique. La voix, bien assise sur un mĂ©dium solide, grimpe et voltige sur les aigus Ă©panouis avec une aisance admirable, vocalises perlĂ©es, gammes descendantes, glissandi comme dans une dĂ©faillance de lâĂąme et du corps : un ĂȘtre de chair meurtri plus que meurtriĂšre. La technique, irrĂ©prochable, se cache pour laisser place Ă un personnage dont les plus folles acrobaties vocales servent le son et le sens. Elle entre dâun coup dans le grand et rare catalogue des Lucia dâexception.
Gaetano Donizetti
Lucia de Lammermoor
Direction musicale : Alain Guingal.
Mise en scĂšne : FrĂ©dĂ©ric BĂ©lier-GarcĂa ; dĂ©cors : Jacques Gabel ; costumes : Katia DuflotâšÂ ; lumiĂšres : Roberto Venturi.
Distribution :
Lucia : Zuzana MarkovĂĄ (31 janvier, 2, 4, 6 fĂ©vrier), Burçu Uyar (1, 5 fĂ©vrier) ; âšAlisa : Lucie Roche ; Enrico : Marc Barrard (31 janvier, 2, 4, 6 fĂ©vrier)âš, Gezim Myshketa (1, 5 fĂ©vrier)âšÂ ; Edgardo : Giuseppe Gipali (31 janvier, 2, 4, 6 fĂ©vrier)âš, Arnold Rutkovski (1, 5 fĂ©vrier)âšÂ ; Raimondo : Wojtek SMILEK (31 janvier, 2, 4, 6 fĂ©vrier)âš, Nicolas TestĂ© (1, 5 fĂ©vrier)âšÂ Arturo : Stanislas de Barbeyrac ; âšNormanno : Marc Larcher.
NOTES SUR LA FOLIE DANS LA CULTURE, LâOPĂRA
La folie, des civilisations l’ont cĂ©lĂ©brĂ©e, d’autres marginalisĂ©e ; d’autres ont aussi tentĂ© de la soigner, souvent par la musique comme David calmant SaĂŒl de sa cithare. Dans lâAntiquitĂ©, le fou Ă©tait assimilĂ© parfois au voyant. Il passait parfois pour lâĂ©ducateur des hommes par une sagesse inversĂ©e. Quant Ă la folle, câĂ©tait souvent une devineresse, une pythie, une prophĂ©tesse grĂące Ă ses transes ; au Moyen Ăge, le fol passait pour lâenvoyĂ© de Dieu ou du Diable : on Ă©tait suspendu Ă sa bouche mais il dĂ©bouchait souvent sur le bĂ»cher quand câĂ©tait une femme, une sorciĂšre Ă©videmment.
RENAISSANCE
La Renaissance, avec le retour du rationalisme antique, va sâintĂ©resser Ă la folie. Un texte qui va lancer une mode en littĂ©rature, en peinture : Das Narrenschiff (1494) de Sebastian Brant, un Strasbourgeois, poĂšte humaniste et poĂšte satirique (1457-1521) qui embarque dans sa fameuse nef des fous, roman en vers, toutes sortes de personnages reprĂ©sentants les vices humains : Ă chacun sa folie. Albrecht DĂŒrer illustre cet ouvrage qui va courir lâEurope, et faire des Ă©mules. Ainsi, La Nef des folles, de Josse Bade qui lui, embarque les Vierges folles et les vierges sages de la parabole biblique. Avec gravures, desseins, peintures consĂ©quentes de grands peintres tels Holbein, Bosch (Le jardin des dĂ©lices avec le fou coiffĂ© dâun entonnoir qui aura de lâavenir).
On croyait que la folie Ă©tait une maladie due Ă une pierre que lâon pouvait extraire, ce qui explique le tableau lâExtraction de la pierre de folie de Bruegel le Vieux. Thomas More, auteur de la cĂ©lĂšbre Utopie (1516) inspire Ă son ami Ărasme de Rotterdam, grand humaniste, son Ăloge de la Folie (1511) qui aura une grande influence dans la RĂ©forme.
En 1516, la mĂȘme annĂ©e que lâUtopie, lâArioste, Ludovico Ariosto, publie son poĂšme Ă©pique Orlando Furioso, âRoland furieuxâ, fou furieux : Eh oui, le preux chevalier, le paladin Roland, comme une faible femme, perd le « sens froid » comme lâon Ă©crivit longtemps, le « sang froid », devient lâinsensĂ©, fou par amour pour AngĂ©lique, qui ne lâest guĂšre, qui aime MĂ©dor. Il sera une source inĂ©puisable de livrets de lâĂ©poque baroque.
ĂPOQUE BAROQUE
Câest le XVIIe siĂšcle dĂ©jĂ bourgeois, « raisonnable », Ă vocation rationaliste qui, faisant de la folie le contraire de la raison, la dĂ©crĂ©tant dĂ©raison, en gĂ©nĂ©ralise lâenferment dans des hospices, des asiles que lâon visite, faute de pouvoir les rentabiliser. La folie devient spectacle, qui se danse, se peint, se chante, sâĂ©crit : Folies dâEspagne (au nom espagnol mal compris, qui nâa rien Ă voir avec « folie » !), Nef des Fous. Don Quichotte, dont une Ă©poque aveugle Ă sa gĂ©nĂ©rositĂ© humaniste ne voit pas la grandeur, est le fou qui fait rire plus que rĂȘver lâEurope.
Car les XVIIe et XVIIIe siĂšcles mettent en scĂšne la folie, mais gĂ©nĂ©ralement des hommes. La scĂšne, exceptĂ©e OphĂ©lie, offre des galeries dâhommes fous, le Roi Lear de Shakespeare, Oreste chez Racine, Don Quichotte et tous ces nombreux Roland, Orlando tirĂ©s de lâOrlando furioso, mis en musique et en voix.
Ă cette Ă©poque, moitiĂ© et fin du SiĂšcle des LumiĂšres mais qui a plus dâombres que de lumiĂšre, on sâintĂ©resse Ă lâoccultisme, aux psychologies Ă©tranges. En 1784, PuysĂ©gur publie un ouvrage sur le somnambulisme, assimilĂ© Ă la folie, traitĂ© par le magnĂ©tisme de Messmer. En France, deux ans aprĂšs, Nicolas Dalayrac donne le ton avec sa Nina, ou la folle par amour, en 1786, comĂ©die mĂȘlĂ©e de quelques airs, en un acte, qui devient, sous la plume italienne de Giovanni Paisiello un vĂ©ritable opĂ©ra, Nina, ossia la pazza per amore, en 1789, lâannĂ©e de la RĂ©volution qui va faire, sinon tourner, valser les tĂȘtes.
On le voit, le prĂ©-romantisme vers la fin du XVIIIe siĂšcle, semble faire de la folie lâapanage des femmes. Dont la folie triomphera sur scĂšne au XIXe.
XIXe SIĂCLE
Folie des femmes
A lâopĂ©ra, en effet, les folles font courir les foules, une vraie folie, littĂ©ralement. Mais Ă voir les dates, 1835 (Journal dâun fou de Gogol) et 1827, la premiĂšre folle Ă lâopĂ©ra (Il pirata de Bellini), le premier tiers du XIXe siĂšcle, de lâItalie Ă la Russie, se penche sur la folie, dans la littĂ©rature, le théùtre et lâopĂ©ra. Mais, dans lâopĂ©ra, on assiste Ă une vĂ©ritable Ă©pidĂ©mie, une contagion de la folie chez les hĂ©roĂŻnes lyriques.
Héroïnes venues du froid
Nos hĂ©roĂŻnes folles, plutĂŽt que folles hĂ©roĂŻnes, semblent pratiquement toutes venir du froid, du nord : OphĂ©lie dâHamlet de Shakespeare est danoise par le lieu de la scĂšne mais anglaise par la langue ; Ana Bolena de Donizetti, Anne Boleyn, anglaise ; Elvira des Puritains de Bellini, est aussi anglaise, Ălisabeth dâAngleterre, cela va de soi, et Maria Stuarda est reine dâĂcosse, ainsi que lady Macbeth. Lucie de Lammermoor est Ă©galement Ă©cossaise ; Amina, de la Sonnambula de Bellini est suisse et Marguerite, tirĂ©e du Faust de Goethe, est Allemande et il y aura une version française de Berlioz, une autre de Gounod et deux autres encore, italienne dans Mefistofele de BoĂŻto, et italo-allemande avec Busoni. VoilĂ donc des hĂ©roĂŻnes romantiques des brumes du nord mais dans des opĂ©ras du sud qui montrent non comment lâesprit vient aux filles comme dirait Colette, mais comment elles le perdent, pratiquement toutes par amour.
La premiĂšre Ă ouvrir la ban est donc lâImogĂšne d’Il pirata de Bellini (1827), Ćuvre inspirĂ©e dâune piĂšce française du XVIIIe siĂšcle, mais traduite dâune piĂšce dâun auteur irlandais de 1816 (nous ne quittons pas le nord quâelles perdent). La scĂšne de folie, grande et longue scĂšne entremĂȘlĂ©e de chĆurs avec dâabord partie lente et douce dans les grands arabesques belliniens, puis la cabalette avec toute une folle pyrotechnie vocale, grands Ă©carts, notes piquĂ©es, trillĂ©es, gammes montantes, descendantes, etc, fit grand effet et la cantatrice se paya un triomphe. Naturellement, toutes les autres cantatrices rĂ©clament aux compositeurs un air de folie pour pouvoir y briller. Giuditta Pasta, grande vedette et vocaliste se voit vite offrir par Donizetti, confrĂšre et rival de Bellini, le rĂŽle dâAnna Bolena, Anne Boleyn, la malheureuse Ă©pouse dâHenri VIII dâAngleterre qui, dĂ©sireux de changer encore de femme aprĂšs avoir divorcĂ© de Catherine dâAragon, entraĂźnant le schisme dâAngleterre, la rupture avec le pape et le catholicisme, la condamne pour un adultĂšre non prouvĂ©. Anna perd la tĂȘte avant dâĂȘtre dĂ©capitĂ©e.
Nous sommes en 1830. On vient de dĂ©couvrir le somnambulisme provoquĂ©, notamment chez les filles, associĂ© Ă la folie. Et Bellini rĂ©plique en 1831 en donnant aussi Ă la Pasta La sonnambula, la somnambule, rĂŽle oĂč triomphera aussi la Malibran, mezzo capable de chanter aussi les soprani. Amina, affligĂ©e de somnambulisme, le matin de ses noces, est retrouvĂ©e dans la chambre non de son fiancĂ©, mais dâun comte. Conte Ă dormir debout, mais on imagine le rĂ©sultat : folie. Ces opĂ©ras courent lâEurope.
1834 : Donizetti compose Maria Stuarda, hĂ©roĂŻne qui perd aussi la raison avant de donner son cou Ă la hache dâĂlisabeth dâAngleterre. Janvier 1835, Ă Paris : Bellini encore, qui mourra en septembre de la mĂȘme annĂ©e Ă 34 ans, donne cette fois-ci Ă Giulia Grisi, qui voulait aussi son opĂ©ra et sa folie, I puritani, Les Puritains. La mĂȘme annĂ©e 1835, mais en septembre, trois jours aprĂšs la mort de Bellini, Ă Naples, Donizetti donne le modĂšle indĂ©passable de lâair de la folie avec Lucia de Lammermoor, tirĂ© dâun roman historique de Walter Scott (1819), basĂ© sur un fait divers rĂ©el de 1668 oĂč, mariĂ©e de force, une femme tue son marie le soir des noces.
On pourrait encore parler de lâAzucena du Trovatore de Verdi, de Dinorah (1859) de Meyerbeer, en français, de la douce OphĂ©lie de lâHamlet dâAmbroise Thomas (1868), de la Kundry de Parsifal de Wagner.
  Folie lyrique des hommes
Certes, on trouvera plus tard dans le siĂšcle quelques fous dans lâopĂ©ra. En 1869, Modeste Moussorgski dote son Boris Godounov dâune belle scĂšne dâhallucinations rĂ©demptrice pour le tsar, mais lâautre fou de lâĆuvre, lâInnocent, est en fait une sorte de prophĂšte qui annonce et dĂ©plore les malheurs de la Russie. La mĂȘme annĂ©e, en littĂ©rature, son compatriote DostoĂŻevski publie LâIdiot, histoire du prince Mychkine qui finira Ă lâasile, mais câest une belle figure christique qui tente de sauver la pĂ©cheresse Nastassia Filippovna.
Nous trouvons encore Parsifal, hĂ©ros de Wagner dans lâopĂ©ra du mĂȘme nom (1882), le Perceval des lĂ©gendes de la Table Ronde, du Moyen-Ăge. Mais le hĂ©ros de ce « festival scĂ©nique sacrĂ© », est celui qui va retrouver le saint Graal, la coupe dâor dont la lĂ©gende dit quâelle contint le sang du Christ : on ne peut trouver mieux comme preux et vertueux chevalier, tout de mĂȘme confrontĂ© Ă Kundry, sorte ce Madeleine pĂ©cheresse et contrite, plus folle que ce « chaste fol » de Parsifal comme on lâappelle.
Bref, au siĂšcle du positivisme, les hommes fous portĂ©s Ă la scĂšne, mĂȘme le Woyzeck de BĂŒchner (1837) dont Alban Berg tirera son Wozzeck mais en 1925, victime de manipulations scientifiques, mĂȘme dans leur folie, ont une grandeur, une mission presque religieuse et sacrificielle que lâon ne concĂšde pas Ă la femme. En effet, celles-ci, si elles sont folles ou le deviennent, câest pour une cause bien lĂ©gĂšre : par amour contrariĂ©, déçu. Donc, Ă chacun, homme ou femme une folie Ă sa mesure, Ă sa dĂ©mesure, dans une hiĂ©rarchie de valeurs qui confine la femme Ă lâĂ©chelle la plus basse.
Le XIXe siĂšcle a beau avoir lâexemple dâhommes fous ou sombrant dans la folie, souvent pour cause de syphilis, GĂ©rard de Nerval le poĂšte, Schumann le musicien, Maupassant lâĂ©crivain, Nietzsche le philosophe, Van Gogh le peintre, câest la folie de la femme, sans doute plus dĂ©corative si elle est moins noble, qui fait les beaux jours de lâopĂ©ra. Et lâon oublie la gĂ©niale sculptrice Camille Claudel, scandaleuse pour ses amours tumultueuses avec Auguste Rodin que son frĂšre, si pieux, Paul Claudel, poĂšte et dramaturge, nâhĂ©sitera pas Ă faire interner en 1913, grande oubliĂ©e de lâhistoire artistique.
Mais il est vrai aussi quâĂ la mĂȘme Ă©poque, de grands savants pĂšsent, mesurent le cerveau de la femme, moins gros et lourd que celui des hommes, pour en conclure que câest la cause de lâabsence des femmes dans lâordre de la science et de la crĂ©ation. Dont la sociĂ©tĂ© des hommes les avaient excluesâŠ
Illustration : © Christian Dresse 2014