
Le regard de Silvia Paoli sur La Traviata est très juste et la production tient ses promesses : on retrouve d’ailleurs une belle cohérence globale, pareille à sa précédente mise en scène : une Tosca, tout aussi glaçante et cynique, aux tableaux forts et esthétiquement fouillés (en mai 2024)
A Nantes, le spectacle expose sans autre aménagement, le corps féminin au désir des hommes en frac dès le début : la cohorte masculine très conforme et bien costumée piétine [au sens strict] toute dignité féminine ; elle joue aussi sur le vertige du principe du théâtre dans le théâtre, insistant sur le corps contraint, jamais traité d’égal à égal, corps convoité, corps objet sur lequel le pouvoir phallocrate exerce une pression choquante ; ce qui se réalise au moment de la confrontation entre Germont père et Violetta : confrontation stridente qui est le moment phare de l’ouvrage. A plusieurs reprises le bon père de famille soucieux de l’honneur de son clan, s’impose à la courtisane avec des attitudes inappropriées [ce qui en dit long sur le degré d’estime qu’il porte alors à la jeune femme]… Violetta ne peut être qu’une sous créature, honteuse et méprisable, une pécheresse perdue, définitivement étiquetée, c’est à dire, dévalorisée.
Ainsi au II [dans la maison de campagne de Violetta] les masques tombent et tout est repris à la dévoyée [chaque objet est inventorié, étiqueté par les huissiers qui ont tout saisi] ; quand elle souligne le sacrifice inepte qui lui est exigé, et qu’elle accepte, soudain le décor petit bourgeois disparaît et la courtisane sacrifiée fait face à un mur miroir qui lui renvoie l’image de sa situation, dans toute sa cruauté barbare, son dénuement impuissant, la dépossession totale dont elle est la victime démunie.
MACHINE PATRIARCALE DESTRUCTRICE… Cette machine sociale, patriarcale, qui la détruit, achève son œuvre à travers le lynchage orchestré par Alfredo lui-même lors de la fête hispanisante chez Flora ; l’amant éconduit humilie publiquement son ancienne amoureuse en lui rappelant ce qu’elle est essentiellement : une prostituée dont on paye les charmes, ni plus ni moins. À coup de billets jetés en pleine figure.
Jusque-là insouciant et indifférent, profiteur, rien que jouisseur, le chœur compatit enfin au sort de celle qui sacrifie tout par amour [final du II].
Les décors sont très séduisants composant comme une scène en miroir de la vraie salle, avec des références directes au style fin de siècle [IIIe République]… ce qui induit une mise en abyme critique de ce que nous voyons sur scène. Cette société du plaisir n’hésite pas à vendre son âme et toute valeur au nom d’une morale bourgeoise factice, basculement assumé qu’illustre dans un dérèglement général l’inversion des codes vestimentaires dans la scène du bal [II] où les femmes ont des moustaches et des hauts de forme ; et les hommes, des tutus blancs ou noirs. Que vaut réellement un monde sans valeurs et parfaitement déshumanisé ?
Ce constat est d’autant plus criant qu’auparavant, dans la scène précédente, Germont père a exigé de Violetta le sacrifice ultime tout en lui faisant miroiter une vague miséricorde divine. Ce qu’elle éprouve ici bas comme une leçon expiatoire, elle en sera récompensée plus tard…
ESTHÉTISME & CYNISME
Tout en étant très esthétique, la réalisation ne perd rien de l’acuité de sa lecture dévoilant un système violent, permissif, puritain… Ici c’est la femme qui paye un lourd tribut et sur les traces du roman originel de Dumas fils [la dame aux camélias], Verdi brosse un portrait décapant de l’héroïne que la mise en scène percutante expose au plus près de cet abandon total qui a scellé son sort.
Au sein d’une distribution inégale, se détache nettement la Violetta constamment ardente, tendue, hypersensible de Maria Novella Malfatti, capable d’une présence captivante, au jeu aussi précis que son chant est affûté au scalpel, d’autant plus expressive et percutante que le chef en fosse, pilote les instrumentistes de l’ONPL avec une intensité continue, écartant tout abandon et toute ivresse lyrique, comme pour renforcer la machine cynique destinée à broyer l’héroïne. Le Germont père du baryton grec Dyonisos Sourbis, beau timbre, belle puissance [mais vibrato systématique] campe cette autorité hypervirile, d’une inflexible droiture, juge inébranlable que l’absence de toute compassion [ce qui contraste avec tant d’ autres conceptions du rôle] rend plus inhumain encore, au diapason de toute la réalisation. Le personnage est ici réduit à un sacrificateur parfaitement hypocrite, un machiste glaçant qui impose à la dévoyée, un marché inique.
D’ailleurs la scène finale où habituellement Violetta meurt dans les bras d’Alfredo, accompagné par son père, expose derechef l’héroïne dans un seule en scène qui souligne exclusivement sa solitude sacrificielle. Ultime exhibition d’une victime sociale à laquelle rien n’a été épargné : maladie [phtisie incurable], honte et humiliation abandon, misère, solitude… et mort.
En évitant toute dilution décorative ; cohérente et même radicale, la mise en scène de Silvia Paoli convainc de bout en bout, renforçant l’impact dramatique, la conception réaliste et cynique, du chef d’œuvre verdien de 1853.
L‘incandescente Maria Novella Malfatti, Traviata intense et expressioniste dans la mise en scène de Silvia Paoli © Delphine Perri
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CRITIQUE, opéra. NANTES, Opéra Graslin, le 21 janv 2025. VERDI : La Traviata. Maria Novella Malfatti, Dyonisos Sourbis, … Chœur d’Angers Nantes Opéra, ONPL, Laurent Campellone (direction) / Silvia Paoli (mise en scène). Toutes les photos © Delphine Perrin
LA TRAVIATA de Silvia Paoli à ANGERS NANTES OPÉRA – Plus d’infos sur le site d’ANGERS NANTES OPÉRA : https://www.angers-nantes-opera.com/la-traviata
Prochains spectacles et productions lyriques à Angers Nantes Opéra :
Le voyage de Wolfgang les 29 janv, 1er fév 2025 : https://www.angers-nantes-opera.com/le-voyage-de-wolfgang
La falaise des lendemains, création, jazz diskan opéra, du 26 fév au 24 avril 2025 : https://www.angers-nantes-opera.com/la-falaise-des-lendemains
Prochaines dates de LA TRAVIATA par SILVIA PAOLI : Opéra de Rennes, du 25 fév au 4 mars 2025 : https://opera-rennes.fr/fr/evenement/la-traviata
ANGERS – GRAND THÉÂTRE :les 16 et 18 mars 2025
Dimanche 16 mars 2025 – 16h (garderie gratuite à partir de 3 ans sur réservation)
Mardi 18 mars 2025 – 20h : https://www.angers-nantes-opera.com/la-traviata
précédente mise en scène de Silvia Paoli
CRITIQUE, opéra. ANGERS, Grand-Théâtre, le 7 mai 2024. PUCCINI : Tosca. Myrto Papatanasiu, Andeka Gorrotxategi, Stefano Meo… Clelia Cafiero / Silvia Paoli. : https://www.classiquenews.com/critique-opera-angers-grand-theatre-le-7-mai-2024-puccini-tosca-clelia-cafiero-silvia-paoli/
