Nouvelle Traviata, raffinĂ©e, fĂ©minine et fragile pour le bicentenaire Verdi. Prochaines reprĂ©sentations les 5 (Nantes) puis 16 et 18 juin 2013 (Angers). Lolita en tutu rose fuchsia (ou plutĂŽt rose camĂ©lia, fleur omniprĂ©sente dans cette nouvelle production) et chaussures Ă hauts talons vernis et lacets (la chaussure et ce fĂ©tichisme ostentatoire dont elle est l’objet, sont eux aussi trĂšs prĂ©sents), la Violetta imaginĂ©e par Emmanuelle Bastet tient de la poupĂ©e manipulĂ©e, autant idolĂątrĂ©e que maltraitĂ©e. C’est un objet sexuel ritualisĂ© dans une sociĂ©tĂ© inhumaine qui peu Ă peu (ouverture et dĂ©pouillement progressif du dĂ©cor, au cours des actes I, II et III) rĂ©ussit un chemin initiatique au terme duquel la courtisane retrouve sa dignitĂ© d’ĂȘtre humain : l’amour d’Alfredo qui la dĂ©sire pour ce qu’elle est et non ce qu’elle fait, lui restitue cette vĂ©ritĂ© et cette essence qui au dĂ©but lui sont refusĂ©es. La mise en scĂšne rend clairement ce voyage de l’artifice Ă la vĂ©ritĂ© : individu social instrumentalisĂ©, Violetta devient une Ăąme accomplie, expiatoire certes, mais par son sacrifice et son renoncement ultimes, libĂ©rĂ©e de ses chaĂźnes et de sa souillure.
Courtisane en déclin
Au I, c’est d’abord la collectionneuse de chaussures (une armoire entiĂšre haute jusqu’aux cintres !) qui s’affiche sans pudeur … Comme prise au piĂšge, asphyxiĂ©e dans un Ă©crin fermĂ©, ceint de murs en miroirs, la jeune femme s’enivre en s’affaissant prise de vertiges. L’ouverture l’indique clairement : La Traviata est surtout un opĂ©ra intimiste et son ouverture est davantage qu’un lever de rideau: les cordes pleurent; elles indiquent l’Ă©tat d’extĂ©nuation totale d’une jeune femme usĂ©e qui va bientĂŽt expirer. Mais que l’on ne s’y trompe pas : il s’agit bien du combat d’une femme contre la sociĂ©tĂ© puritaine et bourgeoise Ă l’Ă©poque de Verdi (soit 1853, date de la crĂ©ation) ; la violence s’y invite ; elle est mĂȘme terrifiante car surtout psychologique ; en noir et rouge ou rose, tout le travail d’Emmanuelle Bastet renforce et suit ce pĂ©riple intĂ©rieur ou ce sont la finesse et la fragilitĂ©, et finalement la rĂ©sistance d’un ĂȘtre terrassĂ© mais libre, qui se dĂ©voilent devant nous.
Si les miroirs sont un poncif Ă©culĂ© vu et revu dans nombre de productions lyriques, les perspectives qu’ils dessinent au I, s’avĂšrent gĂ©niales : l’image dĂ©multipliĂ©e de l’hĂ©roĂŻne souligne les vertiges d’une existence creuse et factice dont tous les gestes exhibĂ©s en public, singent une mĂ©canique Ă©cĆurante ; le miroir permet aussi autre chose : il offre ensuite une scĂšne collective (le brindisi) Ă la dramaturgie millimĂ©trĂ©e : nous rappelant certaines scĂšnes cinĂ©matographiques (les Enfants du Paradis ? …), ou les futurs amants Ă peine prĂ©sentĂ©s, se perdent au sein de la foule des parasites jouisseurs, pour mieux … se reconnaitre l’un Ă l’autre : regards croisĂ©s, instants suspendus essentiels … complicitĂ© silencieuse au sein d’un tumulte dĂ©monstratif de rires et de bluf social… La direction d’acteurs est prodigieuse; d’une intelligence saisissante : merci pour cet instant de pure finesse théùtrale qui rĂ©tablit la justesse des gestes simples mais si puissants et suggestifs… Du grand art. On croit soudainement au pur amour, Ă ce miracle inouĂŻ … qui se glisse dans la vie artificielle d’une Violetta dĂ©jĂ condamnĂ©e.
Dans ce portrait tout en sensibilitĂ© et fragilitĂ©, la mise en scĂšne plonge dans l’esprit de l’hĂ©roĂŻne, au point qu’aprĂšs le sacrifice exigĂ© par Germont pĂšre au II, la scĂšne exprime les visions dĂ©formĂ©es d’une vie extĂ©nuante : chez Flora oĂč Violetta objet sexuel sur son lit d’exposition dĂ©voilĂ©e face Ă la foule, retrouve son ancien amant Alfredo qui l’humilie… Plus intĂ©ressantes encore, ces voix du Carnaval parisien au III sont de vrais chanteurs en fond de scĂšne, masse indistincte qui concrĂ©tise ainsi les hallucinations d’une Violetta mourante, abandonnĂ©e, seule Ă Paris… Les choristes prennent ici des risques mĂ©ritants pour une sĂ©quence qui se chante normalement en coulisses. Mais l’idĂ©e est gĂ©niale et se justifie pleinement dans le portrait d’une femme oppressĂ©e dĂ©lirante qui revendique son droit Ă la libertĂ© et l’apaisement … En Ă©numĂ©rant avec ĂŽ combien de finesse, l’espace mental de l’hĂ©roĂŻne, – ses vertiges, ses espoirs, ses vaines espĂ©rances-, la mise en scĂšne touche au plus juste, la vĂ©ritĂ© d’un ĂȘtre multiple : un portrait de femme admirablement brossĂ© dont seule la Lulu de Berg, au regard de sa complexitĂ©, serait l’hĂ©ritiĂšre plus tardive.
Saisissante Violetta
Cette Violetta Ă©tonne a contrario de son image Ă©rotisĂ©e, par sa … sincĂ©ritĂ© humaine. Une justesse souvent dĂ©chirante qui par un jeu Ă©conome dĂ©voile les failles, les doutes, les blessures d’une femme-enfant rĂ©ellement poignante. C’est peu dire que la jeune soprano roumaine, Mirella Bunoaica, donne corps et Ăąme au personnage : elle est Violetta, Ăąme ardente, corps dĂ©chirĂ©, accablĂ© … jusqu’Ă sa libĂ©ration finale ; et sa jeunesse, outre la couleur dĂ©lectable du timbre, la facilitĂ© des aigus toujours magnifiquement couverts et ronds, souligne idĂ©alement la fragilitĂ© incandescente de l’hĂ©roĂŻne. Quelle rĂ©vĂ©lation ! Elle chante dĂ©jĂ Gilda et Mimi, mais sa Violetta nous touche infiniment ; au contraire de ses consoeurs qui ont parfois attendu toute une carriĂšre pour aborder le rĂŽle, au risque de paraĂźtre trop ĂągĂ©es, Mirella Bunoaica saisit par sa puretĂ© dramatique, son innocence naturelle : une rencontre captivante entre un rĂŽle et une interprĂšte qui demain chantera La Sonnambula Ă l’OpĂ©ra de Stuttgart.
A ses cĂŽtĂ©s, on reste moins convaincus par la santĂ© vocale toujours rien que musclĂ©e et tendue, toute en muscles et ressorts de l’indiscutable Edgaras Montvidas : le tĂ©nor lituanien montre ses capacitĂ©s bien chantantes mais le style fait dĂ©faut : son Verdi ne sonne jamais intimiste ni intĂ©rieur ; manque de nuances, projection systĂ©matique et intensitĂ© jamais mesurĂ©e, le personnage perd de cette vĂ©ritĂ© Ă©motionnelle, de cette blessure si dĂ©lectable chez sa partenaire. Pour nous, il n’est pas au mĂȘme diapason Ă©motionnel que celui de sa partenaire …
Par contre, Tassis Christoyannis incarne un Germont d’une subtilitĂ© humaine aussi troublante que Violetta : on a rarement vu et Ă©coutĂ© la fragilitĂ© et la souffrance du pĂšre avec autant de finesse ; s’il est capable au nom de la morale bourgeoise d’exiger de Violetta, l’inacceptable, l’homme se rĂ©vĂšle aussi dans le dĂ©chirement que lui a causĂ© le dĂ©part du fils (hors de sa famille, aux cĂŽtĂ©s de la jeune courtisane …) ; dans cette compassion nouvelle qui le rend si proche de la Violetta dĂ©truite au II ; c’est Ă la fois un bourreau moralisateur et un pĂšre aimant ; deux visages a priori antinomiques, pourtant bien prĂ©sents dans la partition et que rĂ©alise avec un style irrĂ©prochable le trĂšs subtil baryton nĂ© Ă AthĂšnes. Comme c’est le cas de sa jeune consĆur, Tassis Christoyannis captive par ses dons d’acteur comme ses phrasĂ©s mielĂ©s d’une suavitĂ© irrĂ©sistible. La performance est d’autant plus remarquable qu’elle rĂ©tablit une facette essentielle chez Verdi, la relation du pĂšre Ă sa fille : certes Violetta n’est pas sa fille mais il joue symboliquement ce rĂŽle en particulier chez Flora oĂč il dĂ©fend la jeune femme des accusations profĂ©rĂ©es par Alfredo ; puis au chevet de la mourante au III, rĂ©alisant sa promesse … Si ce thĂšme Ă©claire les opĂ©ras Rigoletto, Simon Boccanegra et avant, Stiffelio (le rĂŽle de Stankar les anticipe tous), un tel lien se noue aussi dans La Traviata et la mise en scĂšne d’Emmanuelle Bastet a l’immense mĂ©rite d’Ă©blouir aussi sur ce point crucial de l’oeuvre. A l’inverse combien de Germont statufiĂ©s et raides, souvent caricaturaux dans leur dignitĂ© bourgeoise, avons-nous pu voir jusque lĂ …
Restent les chĆurs vaillants et prĂ©sents (parfaits dans l’intervention des masques du Carnaval parisien au III, exposĂ©s comme nous l’avons dit hors de la coulisse, en fond de scĂšne), l’orchestre de plus en plus cohĂ©rent et juste en cours de reprĂ©sentation, sous la direction vive de Roberto Rizzi Brignoli. Pour son bicentenaire 2013, Verdi ne pouvait espĂ©rer meilleure dramaturgie ni rĂ©alisation visuelle plus fine et intelligente. La preuve est faite Ă nouveau qu’Angers Nantes OpĂ©ra, grĂące Ă l’exigence artistique de Jean-Paul Davois, son directeur gĂ©nĂ©ral, rĂ©ussit en combinaison parfaite, l’union de la musique et du théùtre. AprĂšs Son OrphĂ©e et Eurydice de Gluck, prĂ©sentĂ© Ă©galement Ă Nantes et Ă Angers, Emmanuelle Bastet, ex assistante de Robert Carsen, dĂ©montre sa trĂšs subtile inspiration. A voir absolument … Ă l’affiche le 5 juin (derniĂšre reprĂ©sentation Ă Nantes, Théùtre Graslin) puis les 16 et 18 juin 2013 sur la vaste scĂšne du Quai Ă Angers.
Nantes. Théùtre Graslin, le 2 juin 2013. Verdi : La Traviata, 1853. Mirella Bunoaica, Violetta ValĂ©ry. Edgaras Montvidas, Alfredo. Tassis Christoyannis, Germont pĂšre … Choeurs d’Angers Nantes OpĂ©ra (Sandrine Abello, direction). Orchestre national des Pays de La Loire. Roberto Rizzi Brignoli, direction. Emmanuelle Bastet, mise en scĂšne.