Mettre en scène les Maîtres chanteurs de Nuremberg de Richard Wagner n’est pas chose aisée. S’il s’agit bien d’un opéra comique (le seul du compositeur, si l’on excepte la juvénile Liebesverbot) qui pourfend les règles par trop rigides de l’art, à travers le comportement ridicule de Beckmesser, c’est aussi une grandiose illustration de l’art poétique de Wagner dans lequel les longs discours spéculatifs (sur l’art allemand, sur la bourgeoisie, sur les techniques de versification) sont très présents.
Et Laurent Pelly a largement et très brillamment relevé le défi au Teatro Real de Madrid. Sur scène, les décors de Caroline Ginet montrent de grands pans de murs posés en biais, que l’on devine, à travers leurs vitraux, être ceux de l’église Sainte-Catherine de Nuremberg, où se déroule le premier acte, encerclant un double panneau giratoire, symbole d’un art qui reste à reconstruire (comme pouvait l’être la ville, détruite après la Seconde guerre mondiale). Mais la cité médiévale, « personnage » essentiel de l’œuvre, n’est pas oubliée pour autant. Laurent Pelly n’opte ni pour une évocation historiciste (comme dans la production de 2015 du Met newyorkais, ou dans celle que signa Wolfgang Wagner en 1968 à Bayreuth, reprise en 1984), ni pour une adaptation moderne, (comme celle de David Bösch à Paris en 2016, qui transposa la ville de Hans Sachs dans une banlieue pauvre et grise des années 80), mais pour une lecture évocatrice, quelque peu naïve, mais théâtralement très efficace : la cité est représentée par des dizaines de petites maisons aux toits pentus, constitués de cartons d’emballage, qui seront éclairés au 2e acte (superbes lumières de Urs Schönebaum), conférant une certaine poésie à l’ensemble, puis déplacés, et mis sens dessus dessous, relégués dans un coin, dans le dernier acte, selon le principe « pellien », déjà éprouvé, par exemple, dans son Platée, du « décor destructuré ». Justement, la présence de nombreux livres, empilés dans la maison de Sachs au début de l’acte III, tandis que des dizaines de chaussures sont agglutinées au plafond en grappes de raisin, montre que c’est par l’art et la littérature que pourra triompher la nation allemande, même quand le Reich aura cessé d’exister (Wagner pensait au premier Reich, en espérant l’avènement du deuxième). Le metteur en scène signe également les costumes, qui semblent correspondre à l’époque de la composition de l’opéra (excellente idée d’avoir habillé les Maîtres chanteurs en style Biedermeier, symbole de la bourgeoisie trionfante, évoquée par Pogner dans le premier acte). Pelly impressionne enfin par une époustouflante direction d’acteurs, dont les mouvements agissent presque à la manière d’une chorégraphie, ce qui permet de suivre les plus de quatre heures trente de musique sans aucun temps mort.
La distribution réunie pour cette nouvelle production madrilène (la dernière eut lieu en 2002) éblouit par sa cohérence et son engagement de chaque instant. Dans le rôle de Hans Sachs, Gerald Finley (qui chanta le rôle à Glyndebourne en 2011) est impérial et déjà légendaire ; sa voix de baryton solide et magistralement projeté domine largement un plateau pourtant superlatif. Tomislav Mužek campe un Walter brillant, sans doute un peu léger (les aigus sont parfois forcés), mais démontre une grande aisance dans les moments élégiaques. L’Eva de Nicole Chevalier tranche par son chant véhément, conjugué à un timbre mozartien de belle facture et sa présence scénique révèle comme jamais l’ambiguïté de ses liens avec Sachs. Sebastian Kohlhepp incarne un David crédible, dont l’agilité du jeu fait écho à celle de son chant et compense un timbre parfois nasillard, mais d’une grande justesse d’élocution. La Magdalene d’Anna Lapkovskaja est un régal de tous les instants, mezzo racée aux faux airs de Mary Poppins. La confrérie des maîtres n’appelle que des louanges, même si elle est dominée par le Pogner grave, dans le jeu et la voix, de Jongmink Park. Enfin, Leigh Melrose est un Beckmesser irrésistible de drôlerie, un acteur hors pair, constamment en mouvement, son visage et ses gestes distillent mille nuances, et dont l’allure est à la fois inquiétante et ridicule. Si Magdalene est Mary Poppins, Beckmesser est ici un Klaus Kinski pathétique, qui chante très bien mal ! Une mention spéciale aux Chœurs exceptionnels du Teatro Real, d’une force et d’une précision rarement atteintes à ce niveau.
Dans la fosse du Teatro Real, Pablo Heras-Casado se démène comme un diable pour tenter de conférer une cohérence rythmique à un orchestre qui n’a pas l’expérience des phalanges germaniques (on regrettera certaine instabilité de tempo dans la célèbre ouverture), mais gagne en confiance et en efficacité, notamment dans la rixe dont Beckmesser fait les frais, à la fin du 2ème acte, dans l’ouverture du 3ème acte, aux couleurs soyeuses et tout en retenue, ou dans la jubilatoire kermesse de ce même 3ème acte. Sans doute que le chef espagnol a eu raison de délaisser les profondeurs métaphysiques des autres opus du compositeur et de miser sur une certaine légèreté, plus conforme à la tonalité comique de ces Maîtres qui nous ont enchanté.
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CRITIQUE, opéra. MADRID, Teatro Real, le 25 mai 2024. WAGNER : Die Meistersinger von Nürnberg. Gerald Finley (Hans Sachs), Jongmink Park (Veit Pogner), Paul Schweinester (Kunz Vogelgesang), Barnaby Rea (Konrad Nachtigal), Leigh Melrose (Sixtus Beckmesser), José Antonio Lopez (Fritz Kothner), Albert Casals (Balthasar Zorn), Kyle van Schoonhoven (Ulrich Eisslinger), Jorge Rodríguez Norton (Augustin Moser), Bjørn Waag (Hermann Ortel), Valeriano Lanchas (Hans Schwarz), Frederic Jost (Hans Foltz), Tomislav Mužek (Walter von Stolzing), Sebastian Kohlhepp (David), Nicole Chevalier (Eva), Anna Lapkovskaja (Magdalene), Alexander Tsymbalyuk (Sereno), Pilar Belaval (un apprenti), Irene Garrido (une voisine), Laurent Pelly (mise en scène et costumes), Luc Birraux, Anna Ponces (assistants à la mise en scène), Caroline Ginet (décors), Buki Shiff (costumes), Urs Schönebaum (lumières), José Luis Basso (direction du chœur), Orquesta y Coro Titulares del Teatro Real, Pablo Heras-Casado (direction). Crédit photo (c) Javier del Real.
VIDEO : Les Maîtres-Chanteurs de Nuremberg de Wagner selon Laurent Pelly au Teatro Real de Madrid (en intégralité sur OperaVision)