Il n’est finalement pas si courant de voir proposé en même temps à l’affiche les deux courts ouvrages lyriques de Maurice Ravel, L’Heure espagnole et L’Enfant et les sortilèges : il est vrai le premier ouvrage, comédie musicale en un acte sur un texte de Franc-Nohain, et le deuxième, fantaisie lyrique à l’onirisme “merveilleux” due à la plume de Colette, ne s’apparentent pas exactement au même genre, ni à la même veine… mais l’on ne pourra cependant qu’applaudir l’Opéra Grand Avignon – en partenariat avec les Opéras de Monte-Carlo, Tours et Liège, villes où les deux spectacles seront repris plus tard – d’en avoir eu l’initiative… et d’avoir eu la bonne idée d’en confier la mise en scène à l’indémodable homme de théâtre monégasque Jean-Louis Grinda !
Pour L’Heure Espagnole (1911), avec la complicité du fidèle Rudy Sabounghi (pour les décors et les costumes), les deux compères imaginent une scénographie de bande dessinée pour l’intérieur de la maison de l’horloger Torquemada, dont les parois sont décorés de fausses horloges biscornues. Avec beaucoup de finesse et de saveur, sur ce savoureux autant que licencieux livret en vers de Franc-Nohain, Grinda parvient à impulser un rythme vif et soutenu au spectacle, où tout le monde s’amuse, interprètes comme spectateurs ! La production est par ailleurs secondée par un plateau de jeunes chanteurs (quasi tous) francophones, maintenant l’exact équilibre entre chant et théâtre, chose indispensable dans cet ouvrage. En Gonzalve, Carlos Natale nous régale de ses généreuses envolées lyriques, sans jamais perdre de vue le second degré nécessaire. L’imposant Don Inigo Gomez de Jean-Vincent Blot varie avec bonheur les registres, de la majestueuse componction de son entrée au falsetto grotesque de la scène “du coucou”. Le jeune et brillant ténor Kaëlig Boché ne fait qu’une bouchée de Torquemada, l’horloger cocu. Mais la révélation de la soirée vient pourtant du Ramiro incarné par le chanteur wallon Ivan Thirion qui fait non seulement montre d’une voix splendide, mais aussi d’une longueur appréciable et d’un jeu épatant ! Sa compatriote Anne-Catherine Gillet, enfin, campe une Concepcion de haute école, grâce à son tempérament et son abattage coutumiers, mais aussi à son impressionnante projection vocale, et la beauté d’une voix naturellement sensuelle.
L’Enfant et les Sortilèges qui suit après l’entracte s’avère tout aussi réussi, même si les “sortilèges” sont ici mis au placard au profit du réalisme d’un enfant infernal vigoureusement corrigé par les domestiques qui sont les premières victimes du garnement, mais qui se vengent en lui donnant une bonne correction – après que ce dernier ait mis sans dessus dessous la grande et luxueuse chambre à coucher qui est son petit royaume. Les chorégraphies réglées par Eugénie Andrin et les somptueux costumes/déguisements conçus par Sabounghi égayent la mise en scène trépidante de Grinda, qui propose ici une galerie d’images qui émerveillent, émeuvent ou font rire tour à tour.
Dans le rôle de l’Enfant, la jeune soprano Brenda Poupard, dotée d’un physique idéal, se révèle fort bien chantante et éminemment crédible. Elle délivre un poétique “Toi, le cœur de rose” avant un très émouvant appel final, comme adressé au public, le poignant “Maman !”. Le timbre velouté et enveloppant d’Aline Martin convient parfaitement au personnage de Maman tandis que Kaëlig Bouché est aussi impayable dans le rôle de la Théière que dans celui de la Rainette, tout en gratifiant l’auditoire de sa superbe déclamation. Les somptueux graves de Jean-Vincent Blot sont de nouveau un pur régal dans les rôles respectifs du Fauteuil puis de l’Arbre, Amélie Robins étant, quant à elle, un véritable luxe, avec son timbre lumineux et diamantin, en Rossignol puis en Princesse. Des nombreux comprimari – on ne peut les citer tous –, nous retiendrons la jeune Ramya Roy (La Chatte, L’Ecureuil), de même que Héloïse Poulet (Pastourelle et Chauve-Souris) : toutes deux semblent promises à un bel avenir. Enfin, une mention toute spéciale pour une Maîtrise de l’Opéra de l’Opéra Grand Avignon, impeccable de précision, magnifiquement préparée par Florence Goyon-Pogemberg.
Mais le point commun aux deux ouvrages, c’est Ravel. Un Ravel au service duquel se mettent, corps et âme, Robert Tuohy et l’Orchestre National Avignon-Provence. Loin de chercher à imposer une lecture uniforme, le brillant chef étasunien s’efforce de donner à chaque trait d’orchestre son sens dramatique propre, en trouvant le juste milieu entre sensualité et humour dans le premier ouvrage, et entre poésie et cruauté dans le second.
Une soirée aussi drôle qu’émouvante !
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CRITIQUE, opéra. AVIGNON, Opéra Grand Avignon (les 24 et 26 novembre). RAVEL : L’Heure espagnole / L’Enfant et les sortilèges. A. C. Gillet, K. Boché, I. Thirion, C. Natale… J. L. Grinda / R. Tuohy. Photos © Cédric Delestrade.