lundi 17 mars 2025

CRITIQUE, concert. MONACO, Auditorium Rainier III, le 9 février 2025. RAVEL / DEBUSSY. Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, Martha Argerich (piano), Charles Dutoit (direction)

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Guillaume Berthon
Guillaume Berthon
Enseignant-chercheur en littérature, Guillaume Berthon est aussi un insatiable mélomane. Les billets qu'il écrit pour ClassiqueNews.com n'ont pas d'autre prétention que celle de partager son goût pour la musique, l'interprétation et les interprètes, en toute subjectivité.

Martha Argerich et le Concerto en sol de Maurice Ravel, c’est l’histoire d’une identification exceptionnelle entre une artiste et une œuvre. Depuis son enregistrement de studio légendaire avec la Philharmonie de Berlin dirigée par Claudio Abbado en 1967, remis sur le métier dès 1984 avec le même chef et le LSO, la pianiste argentine a interprété le concerto sur toutes les scènes un nombre incalculable de fois, sans pourtant se répéter. En témoignent de nombreux live, qui permettent comme rarement d’approcher le mystère de ce compagnonnage long de plus de 65 ans (le premier connu, publié par Doremi, date de 1959, déjà avec Charles Dutoit !).

 

Autant dire qu’assister aujourd’hui à une nouvelle interprétation du concerto par la pianiste de 83 ans, ce n’est pas simplement écouter les yeux fermés une interprétation du chef-d’œuvre : c’est participer à une expérience humaine singulière, qui rend assez vaine toute comparaison (y compris avec elle-même), où l’émotion n’est pas seulement musicale. Voir la pianiste entrer en scène, lentement, au bras de son ancien compagnon, père de sa deuxième fille, le chef suisse Charles Dutoit, 88 ans lui-même, c’est aussi méditer sur le passage du temps – comme le font les deux concertos pour piano de Ravel, l’un tragique, l’autre d’une joie tantôt exubérante ou mélancolique, composés et créés en même temps, juste avant que le compositeur ne s’éteigne à petit feu en raison d’une maladie cérébrale qui le condamna au silence.

 

Qu’on ne se méprenne pas : pour Martha Argerich, le crépuscule de l’idole n’est certes pas pour aujourd’hui – et on lui souhaite de garder son généreux soleil jusqu’au dernier rayon. Si la pianiste ne file plus aussi droit que jadis dans le premier mouvement, c’est qu’elle prend le temps de charmer davantage et d’écouter les résonances du piano se mêler aux instruments de l’orchestre. L’attention au moment présent, à l’acoustique, et au jeu des musiciens d’orchestre, la connivence avec le chef sont sans doute autant de facteurs qui lui permettent de conjurer la routine. Le premier thème en devient presque capricieux, mais le reste du mouvement bouillonne, jusqu’à son étreignante cadence, qui suspend brièvement le temps, avant la conclusion échevelée, où la pianiste, l’orchestre et le chef ouvrent tout grand les portes de la volière.

 

Dans le deuxième mouvement, la pianiste chante éperdument, écartant les barreaux des mesures et étirant jusqu’aux confins la mélopée ininterrompue, dont Ravel disait qu’elle lui avait tant coûté : le timbre est toujours aussi beau, et on croirait parfois entendre la voix trembler. Les micro-décalages dont elle joue ne donnent pas l’impression de l’artifice, mais bien plutôt le sentiment contraire, celui d’une liberté absolue. Les musiciens soutiennent sa solitude de toute la chaleur dont ils sont capables, imitant presque les idiosyncrasies argerichiennes – notamment le touchant cor anglais de Martin Lefèvre, qui musarde avec mélancolie. Le dernier mouvement claque toujours au visage : fidèle à la légende, le jeu de la pianiste y demeure d’une urgence inentamée, qui la mène au triomphe attendu. Après les rappels, sous l’amicale pression de Charles Dutoit, Martha Argerich offre deux des bis de son trousseau : les deux gavottes de la troisième suite anglaise de Bach, qui sonnent comme un écho des archaïsmes délicieux du Tombeau de Couperin interprété juste avant, et les « Traumes Wirren » de Schumann, des « songes troubles » qui se moquent de la perfection et regardent la folie en face. Quelle pianiste !

 

 

Pour ce concerto-joyau, l’écrin choisi par le chef était mi-ravélien, mi-debussyste. Ravélien car, comme je le suggérais à l’instant, l’orchestre avait ouvert le concert par un Tombeau de Couperin de bon aloi, où j’ai toutefois senti les musiciens comme en pilotage automatique. « Prélude » de plein air, mais un peu démonstratif, « Forlane » qui semblait danser à angles droits, « Menuet » charmeur et « Rigaudon » d’une joie sans détour, peut-être un peu extérieure. Était-ce moi qui ne m’étais pas encore mis en disposition d’écouter ? Peu importe, dans la deuxième partie du concert, toute consacrée à Debussy, les qualités de l’orchestre et du chef ne faisaient plus de doute, et ce dès un Prélude à l’Après-midi d’un Faune capiteux, d’un érotisme rêveur, magnifiquement introduit par la flûte à voix basse de Raphaëlle Truchot Barraya, et patiemment conduit jusqu’à l’extase par Charles Dutoit. La Mer était aussi de belle allure, quoiqu’elle m’ait paru moins mobile et chatoyante que d’autres, notamment dans le deuxième mouvement. Dès « De l’aube à midi sur la mer », le chef cultive une certaine lenteur et des miroitements plutôt sombres, parfois au risque du monumental – notamment « vers midi moins le quart » (comme aurait dit Satie), juste avant les cuivres et les cymbales finales : on croirait plutôt sentir les eaux glauques des souterrains d’Allemonde que l’océan et ses embruns. Le dernier mouvement n’a pourtant rien d’un moment de torpeur et la fin majestueuse emporte l’adhésion, tout en faisant plus penser à une gravure expressionniste qu’à une estampe japonaise.

Devant un public conquis, Charles Dutoit et les musiciens offrent un dernier bis pour célébrer l’anniversaire des 150 ans de la naissance de Ravel : la Pavane pour une infante défunte, superbement lancée par le cor solo de Patrick Peignier, véritable tenore di grazia, qui s’autorise même un son très légèrement vibré, propre à réveiller les mânes des cornistes français d’antan.

 

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CRITIQUE, concert. MONACO, Auditorium Rainier III, le 9 février 2025. RAVEL et DEBUSSY. ORCHESTRE PHILHARMONIQUE DE MONTE-CARLO / Charles Dutoit (direction), Martha Argerich (piano). Toutes les photos © Stephane Danna

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