dimanche 19 janvier 2025

CRITIQUE, Concert du Nouvel An. VIENNE, Musikverein, mer 1er janvier 2025. Johann Strauss I et II, Josef et Eduard Strauss, Constanze Geiger… Wiener Philharmoniker, Riccardo Muti (direction)

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Formidable nouveau concert du Nouvel An au MUSIKVEREIN de Vienne, certes au départ un peu sec et mécanique, – mais efficace et expressif. Au fur et à mesure la complicité (réelle) entre chef et instrumentistes, se dévoile ; elle se déploie pour deux pièces majeures de Johann fils (ouverture du Baron Tzigane,  » Wein, Weib und Gesang « ), pour une somptueuse partition de son frère cadet Josef (valse de la transaction), pour une autre pièce – révélation de cette édition, de la compositrice inconnue Constanze Geiger (la valse de Ferdinandus), surtout pour les 2 rappels ritualisés de la fin : Le Beau Danube Bleu puis la Marche de Radetzky… Le programme exauce nos souhaits : souligner le génie de Johann II (2025 marque son bicentenaire), s’ouvrir à l’écriture d’une compositrice viennoise, réussir l’équation de la continuité et de l’innovation. Se sont joints les danseurs du Ballet de l’Opéra d’État de Vienne pour deux séquences, dans une chorégraphie millimétrée mais avec des costumes au delà du kitsch (c’est à dire dans un style hautement et typiquement autrichien)…
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La première partie souligne la permanence d’un compositeur toujours à l’honneur lors du concert le plus médiatisé au monde : 
Johann Strauss I, le père, qui signe la dernière partition du programme (La Marche de Radetzky) dont les musiciens jouent auparavant, en ouverture une autre marche, la Marche pour la liberté / Freiheits-Marsch, op. 226. L’œuvre est écrite en pleine révolution de 1848, malgré les barricades (soutenues par ses fils), et conçue comme signe d’allégeance au pouvoir impérial : s’y expose propre au patriarche, une couleur militaire, expression de l’autorité et du pouvoir impérial, avec caisse claire et trompettes obligées ; l’orchestre produit alors une musique joyeuse et conquérante avec en particulier, bien exposés, les cuivres de la fanfare dite « la Diane ».
Puis, Riccardo Muti qui depuis 1971, a dirigé l’orchestre au moins 500 fois, souligne le raffinement de Josef Strauss : Valse des hirondelles villageoises d’Autriche / Dorfschwalben aus Österreich, valzer / valse, op. 164. Avec son aîné Johann II, Josef dit « Pépi » sait développer la valse comme un véritable poème symphonique. Le sujet convoque le motif naturel et même pastoral, appeaux à l’appui (imitant les séduisants volatiles). La partition commence dans les graves, tapis des cordes suggestif pour le solo de la clarinette doublé par le hautbois. La direction expose la caresse de la clarinette… son chant velouté comme hymne à la nature, célébrant le chant des oiseaux. Le chef déploie ensuite tout en nervosité bondissante, les motifs hongrois, tziganes, développés comme un appel à l’ivresse (harpe et cor associé aux cordes). La direction sait produire l’insouciance, la finesse, la subtilité propre au frère cadet de Johann II, avec apport d’un Muti affûté, incisif, une intensité criante, un engagement parfois dur, aux contrastes (trop) nettement surlignés. La partition inspirée d’un roman à succès de l’époque, souligne le génie du frère de Johann II, Josef, orchestrateur exquis, qui reprend la succession de Johann quand celui ci empêché le lui demande, alors qu’il était ingénieur, architecte et qui meurt à 42 ans, exténué.

Avec Josef, c’est Johann II qui occupe la majorité du programme. En témoignent les 2 œuvres suivantes : la Polka des démolisseurs / Demolirer-Polka, polka francaise, op. 269, à la fois sereine, enivrée. Immédiatement se distingue l’orchestration si emblématique de Johann le fils : équilibrée entre chaque pupitre des vents, bois, cordes ; brillante, facétieuse, conçue comme un festival permanent de nuances… explosion de couleurs et de timbres, idéalement calibrés, avec toujours les flûtes à la fête ; s’en dégage ce son fruité, rond, velouté et d’une expressivité et d’une finesse jubilatoires. Puis la Valse de la lagune (de l’opérette Une nuit à Venise) / Lagunen-Walzer, op. 411 célèbre la beauté des femmes. Brillante et suave, la partition permet cet enivrement mesuré et élégantissime (avec la caisse claire du père, mieux intégrée dans la sonorité globale). Muti en déduit une mécanique légère, ses rebonds, ses phrasés enivrés (avec cor lointain).
Pour autant le petit dernier du clan Strauss n’est pas oublié et les musiciens interprètent d’Eduard Strauss : « Aérien et léger / Luftig und duftig », polka schnell, op. 206, mot à mot « aérée et parfumée ». S’y affirment activité, entrain du plus jeune de la fratrie Strauss lequel après avoir reprit le flambeau, dissoud l’orchestre familial et probablement par rancœur, brûle pendant 2 jours, les archives du clan, dont certainement plusieurs joyaux signés Johann et Josef… à jamais perdus. Incroyable péripétie.

Après la pause, la deuxième partie révèle enfin toutes les qualités propres au chef visiblement en complicité avec les Wiener Philharmoniker dans un répertoire qu’ils connaissent chacun parfaitement.

La première pièce affirme l’ampleur et le raffinement de l’orchestre de Johann II : l’Ouverture de son opérette Le Baron tzigane / « Der Zigeunerbaron » est un condensé opératique, ambitieux par son développement et sa durée ; il est aussi (titre oblige) très marqué « Europe centrale », c’est à dire avec ce panache et cette nostalgie qui s’inspire de motifs populaires hongrois – c’est avec le recul l’une des pages les plus réussies du programme de ce concert du Nouvel An à Vienne ; son relief, son accentuation idoine viennent opportunément contredire le caractère un peu lisse de la première partie. Riccardo Muti souligne subrepticement combien les instrumentistes ce matin sur la scène du Musikverein, s’ils sont experts en vertiges symphoniques, sont aussi de fait, dans la fosse de l’Opéra de Vienne : leurs aptitudes se dévoilent autant dans le cadre orchestral que lyrique. Et cela s’entend : chaque solo instrumental affirme un tempérament dramatique parfaitement assumé ; de ce point de vue, l’expertise et la maîtrise sont explicites : d’abord, la première mélodie, intérieure et nostalgique, à la clarinette, reprise par la flûte traversière, aérienne, suspendue, auxquelles répond la fougue passionnée des cordes. Tous les instruments défendent leur partie : se détachent l’air brillant libérateur du hautbois qui introduit le motif second principal ; mais aussi toute l’orchestration subtile d’un raffinement des plus exquis, où entre autres, convainquent des alliages de timbres savoureux, dont la harpe et les violoncelles ; s’y déploie peu à peu, une volupté nostalgique souveraine… avant la valse rapide, frénétique, d’une urgence impétueuse (motricité des 6 contrebasses). Une telle intelligence de l’orchestration fait comprendre pourquoi Wagner, Richard Strauss, … et Brahms (qui fut son ami) admirèrent à ce point le style de Johann II.
La pièce qui suit est la première (des deux) où paraissent les danseurs du Ballet de l’Opéra de Vienne : Accélérations / Accelerationen, valse / walzer, op. 234 – composée en 1860 pour le bal des ingénieurs et mécaniciens. La séquence est filmée dans les pièces du Südbahn hotel, somptueux établissement qu’appréciait tant l’impératrice Sissi. Depuis les rideaux d’une chambre puis dans la salle de bal de l’Hôtel légendaire, une danseuse semble traverser et visiter toutes les pièces (avec effet de fondus qui la fait traverser les murs comme un elfe aérien). La soliste rencontre plusieurs danseurs, croise des duos,… dans une chorégraphie conçue par Kathy Marston, directrice du Zurich Ballet.

 

Après la pièce de celui qui fut premier violon de l’orchestre, Joseph Hellmesberger fils (Frères fidèles / Fidele Brüder, Marche de l’opérette La Fille-Violette / « Das Veilchenmädchen » , dosage subtile entre sentiment martial de la marche et suractivité enjouée d’un galop léger et badin), place à la partition attendue de la compositrice viennoise Constanze Geiger. Le choix est historique car c’est la première fois qu’une compositrice fait partie du Concert du Nouvel An viennois. Il était temps ! La phalange continue de traîner une image conservatrice voire phallocratique. Certes, il a ouvert ses auditions pour le concours d’entrée aux instrumentistes femmes en 1997. Tout cela prend du temps et la parité des pupitres n’est pas encore d’actualité (ni l’heure où une cheffe d’orchestre dirigera le concert du Nouvel An, ne rêvons pas !). Le choix de cette année est de bonne augure. Saluons cette avancée.
La Valse de Ferdinandus, op. 10 / Ferdinandus-Walzer, op. 10 [arrangement Wolfgang Dörner] dirigé à sa création par Johann père en 1848, est l’œuvre d’une jeune compositrice de …13 ans qui rend hommage à l’Empereur éphémère Ferdinand, lequel précède François-Joseph. Constanze Geiger est devenue Baronne après avoir épousé le prince de Saxe-Gotha. Elle habita à Paris, rue Pergolesi, occupant la Villa Dupont ; et meurt à Dieppe. Elle repose à Paris (cimetière Montmartre). L’œuvre programmée, est donc celle d’une auteure encore en devenir, plutôt convenue, dans le style de l’époque, légère et brillante, elle permet entre autres de savourer l’unisson flexible des cordes, la facétie des bois (clarinettes).

 

Dans la « La valse de la transaction / Transactionen », valse, op. 184, Josef Strauss célèbre le monde de la finance mais aussi les caprices amoureux de l’imprévisible Cupidon ; la partition est une curiosité qui souligne là encore le raffinement dont est souvent capable le compositeur : l’intro grave et sombre (avec motif pastoral au hautbois plein de noblesse) est repris par la flûte ; tout l’orchestre participe en un somptueux lever de rideau qui prépare au motif principal avec harpe, flûtes, violons enivrés aux phrases onctueuses et souples… Dans cette page très suggestive, le chef veille aux équilibres et à la transparence. C’est surtout une partition riche en surprises (en particulier dans les associations de timbres et aussi la succession des combinaisons harmoniques), très emblématique de Josef dit « Pépi » dont Johann II disait qu’il était le plus talentueux des deux … L’œuvre rarement donnée est de son meilleur cru.

Puis 3 pièces évoquent les épisodes de la vie intime de Johann Strauss II. D’abord, la polka rapide (Schnell) : « Entweder – oder! », Soit… soit ! op. 403, date de 1882 pourrait être traduite par « ou bien c’est lui, ou bien, c’est moi! » ; Johann se sépare alors de son épouse qui l’avait trompé… Son énergie rythmique permet de retrouver les danseurs de l’Opéra de Vienne, au musée des techniques de Vienne. Des écoliers visitent le musée, enfilent chausson et costumes pour exprimer la fièvre des techniques , avec comme décor une sublime locomotive historique… 4 ballerines et 2 danseurs suggèrent l’euphorie et l’enthousiasme pour les nouvelles techniques à l’époque des Strauss, au diapason d’une musique vive et alerte. Ensuite, la Polka d’Anne / Annen-Polka, op. 117 est un hommage à la mère de Johann, Josef, Eduard, la très digne épouse du père Johann I, Maria Anna à laquelle les fils doivent d’avoir une éducation musicale (quand le père ne le souhaitait pas).
C’est un chef d’oeuvre absolu de finesse facétieuse (avec le concours quasi permanent percutant de la flûte piccolo). Enfin, « Potins-potins / Tritsch-Tratsch », polka schnell / Polka rapide, op. 214, qui a été composée comme la réponse aux diffamateurs… Après une tournée en Russie, Johann est le sujet d’une campagne de presse qui lui reproche d’innombrables aventures galantes : il répond en exprimant en musique qu’il s’agit de potins infondés, soit du « tritsch-tratsch » ; comme dans la pièce précédente, l’opus 214 déploie la même facétie mordante, la même vivacité électrisée, à la fois raffinée et bouillonnante.
Enfin les musiciens honorent à nouveau le génie musical de Johann Strauss II en jouant « Aimer, boire et chanter / Wein, Weib und Gesang », valse / walzer, op. 333 (datée de 1869). S’affirme immédiatement le motif initial des cordes (repris par bois et vents), d’une douceur nostalgique, auquel répond ensuite la douce mélopée des bois doublé par les cors ; émerge alors la seconde mélodie principale au violoncelle et au cor, plongeant l’auditeur dans une volupté de plus en plus somptueuse (enrichie par la harpe) ; la pièce s’achève comme un hymne solennel, une déclaration souveraine. Voici assurément une autre valse symphonique, riche et développée, parmi les plus poétiques et dramatiques, avec moult surprises mélodiques et somptuosité harmoniques.

Le programme officiel est alors fini ; il a démontré la maîtrise avec laquelle le maestro Riccardo Muti, 83 ans, sait transmettre aux instrumentistes, sa haute idée du génie des frères Strauss. Au moment des saluts, il fait se lever l’orchestre, et remet à l’une des musiciennes de la phalange (violoncelliste), le bouquet qu’il venait de recevoir. 
Chaque concert du Nouvel An à Vienne est le théâtre d’un dernier rituel (avec le public) qui ferme la séance. L’heure est ainsi venue pour les 3 rappels habituels : une polka de Johann Strauss II (ici Les Bayadères, polka schnell / rapide, extraite de l’opérette « Indigo et les 40 voleurs » ; avec le piccolo lumineux, facétieux, là encore très présent). Puis ce sont les deux ultimes pièces (parmi les plus connues). Signées du fils puis du père. D’abord Le Beau Danube Bleu : selon la tradition, à peine les premières mesures amorcées (pizzs des violons), le chef interrompt l’orchestre, se retourne vers le public et prononce les mots de circonstance : ses vœux de bonne nouvelle année auxquels se joignent tous les membres de l’orchestre. Puis le chef prend la parole (en italien) et souhaite pour le monde : « paix, fraternité, amour universel ». Les saluts crépitent et Le Beau Danube Bleu se déroule sans heurts, dans l’éloquence et l’opulence sonore, la tension des contrastes, la souplesse d’un geste collectif particulièrement convaincant. C’est un final en forme d’apothéose qui se prolonge encore avec la réalisation de la Marche de Radetsky de Johann père ; la pièce scelle la victoire des troupes impériales (menées par le général Joseph Wenzel Radetzky) contre les émeutiers italiens, – sardes, à Custozza en juillet 1848. Marche brillante, conquérante qui permet surtout aux spectateurs de marquer le rythme en claquant des mains, à l’invitation du chef qui indique les séquences où la claque est de rigueur. Belle image de partage entre artistes et public. Souhaitons que les bons vœux du maestro et des musiciens se réalisent enfin. Notre monde en a bien besoin.

 

LIRE aussi notre présentation du Concert du Nouvel An à Vienne, mer 1er janvier 2025 : https://www.classiquenews.com/vienne-musikverein-concert-du-nouvel-an-mercredi-1er-janvier-2025-orchestre-phil-de-vienne-wiener-philharmoniker-riccardo-muti-direction/

Année Johann Strauss II à Vienne : bicentenaire 2025 / l’agenda des événements Johann Strauss à Vienne, et en Autriche : https://www.johannstrauss2025.at/

LIRE aussi notre critique du concert du Nouvel An du 1er janvier 2024 (Christian Thielemann, direction) : https://www.classiquenews.com/critique-concert-vienne-le-1er-janvier-2024-concert-du-nouvel-an-johann-i-ii-josef-eduard-strauss-hellmesberger-ziehrer-bruckner-wiener-philharmoniker-philharmonique-de-vienne/

 

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