Suite de ce qui se confirme bien être une intégrale des tragédies en musique de Jean-Baptiste Lully par Les Talens lyriques… Tout d’abord relevons ce qui accrédite la présente lecture : le soin apporté à la caractérisation vocale. Entre autres arguments, dès le Prologue s’affirme le beau contraste entre le soprano mordant de Vénus (Thaïs Raï-Westphal) et la taille profonde d’un Mars langoureux qui lui est soumis (Guillaume Worms), tous deux, de surcroît, fort intelligibles.
Ou encore le même Guillaume Worms (devenu Arcas) formant trio avec Dorine et Cleone au III, réalisant un trio d’un mordant sincère, humain sans artifice (bel abattage sur les paroles : « non, non, je le promets,. ») ; c’est dans ces épisodes très justes émotionnellement et naturels, que la version tire son épingle du jeu, en humanisant sans apprêt, airs et récits.
Indiscutable vedette de la distribution – et qui rehausse d’autant mieux la partie centrale que lui réserve le duo Quinault / Lully -, la Médée vocalement somptueuse de Karine Deshayes, à la voix, ronde, riche, d’une suavité manipulatrice habilement cuivrée : c’est elle à travers ses 3 airs seuls, d’une intensité passionnelle juste, qui porte toute la soie psychologique de la partition, ailleurs d’un souci voire d’une froideur assez convenus. Sa métamorphose progressive d’amoureuse qui espère à… jalouse haineuse, est captivante et idéalement restituée (scène 7, III ; l’humanité ardente et noble de son invocation des esprits infernaux). A noter ce beau chiasme qui structure la vision et lui donne sa cohésion progressive : à mesure que les personnages éprouvés s’humanisent, la sorcière amoureuse Médée, se déshumanise, devenant cette entité barbare qui fuit dans la hargne, la rage destructrice…
Dans le rôle-titre, Mathias Vidal se laisse entendre comme le parfait haute-contre à la française que l’on connaît, et l’on rêverait de l’entendre en « live » dans le rôle, même si l’héroïsme de son personnage le laisse parfois à la limite de ses moyens.
Parmi les autres solistes, distinguons la Cléone de Marie Lys, toujours engagée et tendre, la Dorine de Thaïs R-W déjà citée ; sans omettre l’Églé de Deborah Cachet, articulée et tout aussi juste : chacune exprime ces tourments mobiles d’un amour insatisfait qui brûle de ne pouvoir se réaliser ; le livret épinglant tous les vertiges du cruel amour dans le coeur de victimes trop tendres : la galerie de ses personnalités est somptueuse et forme l’intérêt majeur de cet opéra souhaité et taillé pour le Roi Soleil comme le miroir de ses histoires de cœur. Citons enfin le roi d’Athènes Egée, dévolu ici au baryton Philippe Estèphe, qui tire de bout en bout son épingle du jeu : chant racé, noble, naturel, de surcroît le plus intelligible qui soit.
La griffe de Christophe Rousset et des Talens lyriques est immédiatement reconnaissable dans ces passages de pure musique. La précision des attaques et le traitement affûté des contrastes soulignent la beauté des timbres de l’orchestre de Lully : toute l’orchestration de cette tragédie s’avère aussi généreuse que colorée. De son côté, le Choeur de Chambre de Namur se montre impeccable : il fulmine et murmure dans une caractérisation superlative (avec une articulation qui reste un modèle du genre).
Jalouse d’Églé dont est épris Thésée, Médée d’acte en acte, à partir du III, fomente sa vengeance en particulier sur Églé dont la beauté simple et tendre l’accable. Mais elle feint le pardon voire la compassion [IV], – revirement trompeur assez sublime!, -… pour mieux agir en criminelle au V. Mais le roi Egée en reconnaissant en Thésée son propre fils, démasque la sorcière Médée. Lully et Quinault imaginent un retournement surnaturelle par l’apparition de Minerve, la protectrice de Thésée. Le dernier divertissement qui sollicite l’Orchestre et le chœur réalise un accomplissement spectaculaire que permet la musique. C’est la meilleure manifestation de ce paradis terrestre qui est la cour de Versailles autour de son roi pacificateur, Louis XIV. L’opéra créé en 1675 ne pouvait mieux servir son dessein : impressionner le parterre, célébrer le Souverain le plus puissant d’Europe.
_______________________________________________________
CRITIQUE CD. Lully : Thésée [1675] : Karine Deshayes, Mathias Vidal, Philippe Estèphe… LES TALENS LYRIQUES, CHŒUR DE CHAMBRE DE NAMUR, CHRISTOPHE ROUSSET [3 CD Aparté] – Enregistré en mars 2023 à Boulogne Billancourt.