Si l’association de Cavalleria et Paillasse ne brille certes pas par l’originalité, il faut reconnaitre que l’efficacité du dispositif toulousain est totale. Impossible de résister à Toulouse à cette version magnifique des deux opéras en un acte. Il est certain que le concision et la concentration obtenue par cette contrainte ont mobilisé le meilleur génie de chacun des compositeurs dont aucun des autres opéras n’a obtenu le succès de ce duo étrange. Et lorsque tous les moyens sont utilisés le résultat est là. Cavalleria Rusticana ouvre la soirée avec, dès les premières mesures de son magnifique prélude, la certitude de vivre un grand moment de musique. L’orchestre a des sonorités d’une plénitude symphonique inhabituelle au fond d’une fosse. Les cordes en particulier sont brillantes autant qu’émouvantes dans les longues phrases de Mascagni.
Mascagni : Bravo, bravissimo ! …
Tugan Sokhiev est un orfèvre qui tout au long de la soirée a à coeur de rendre le drame autant que la beauté plastique des partitions. C’est dans Cavalleria que sa direction précise et souple fait merveille offrant toutes les beautés de la partition, ciselées et irrésistibles jusque dans la manière d’assumer une forme de grandiloquence. Portés par une telle beauté, les artistes chantent avec une grande élégance et une tenue inhabituelle dans ce répertoire. Le Turrido de Nikolai Shukoff est époustouflant de présence et l’acteur sait rendre le tourment qui habite ce rôle plus complexe qu’il n’y parait. Vocalement le ténor a des moyens considérables (ceux d’un véritable heldenténor) qu’il adapte parfaitement à l’opéra italien. Face à lui la Santuzza d’Elena Bocharova a un jeu plus conventionnel mais surtout un engagement vocal si considérable qu’elle évoque un peu la projection droite et volcanique dont était capable Fiorenza Cossoto. Leur duo est marqué par une théâtralité associant un jeu très physique et un engagement vocal sans limites. Aucun des deux chanteurs, ne ménageant pourtant jamais sa voix, n’est pris en défaut. La Mamma Lucia d’ Elena Zilio est à la fois présente vocalement dans les ensembles, ce qui face aux héros aux voix de stentor n’est pas rien, et très émouvante dans ces très courtes interventions face à Santuzza et Turridu. André Heyboer en Alfio est capable de rendre perceptible toute l’humanité de son personnage un peu sacrifié. Vocalement il sait tenir face à toute les exigences du rôle avec une voix pleine et sûre. La Lola de Sarah Jouffroy est aguicheuse à souhait.
L’orchestre durant tout l’opéra a une place très importante offrant un miroir à l’âme si tourmentée de Santuzza. La beauté sonore est totalement captivante ainsi que le drame dont Tugan Sokhiev met en valeur chaque instant. L’Intermezzo restera longtemps dans les mémoires. La production de Yannis Kokkos qui assure mise en scène, décors et costumes, est très cohérente respectant les didascalies. La Sicile archaïque et religieuse est présente avec une église très écrasante et des escaliers habiles pour les mouvements de foule. Un travail très respectueux qui mobilise le drame a chaque moment.
Les mêmes éléments de décors sont utilisés pour Paillasse, la place de l’église servant de scène pour les saltimbanques. Là c’est l’engagement dramatique et théâtral de Tugan Sokhiev qui porte la partition à l’incandescence du drame le plus implacable. La folie meurtrière qui s’empare de Canio, obligé de jouer son tourment privé sur scène arrache des larmes dans son implacabilité. Le ténor géorgien Badri Maisuradze, habitué du Bolchoï, a tout à la fois une voix puissante et parfaitement maitrisée et un engagement scénique quasi viscéral qui convient parfaitement à ce personnage si malheureux, incapable de résister à sa violence. La performance vocale est à la hauteur de son jeux. La Nedda de Tamar Iveri est un papillon pris au filet qui n’arrivera pas à s’ échapper malgré son courage et sa détermination. La composition de la cantatrice, habituée aux rôles nobles et tristes, la rend méconnaissable de légèreté. Son art vocal lui permet avec délicatesse de vocaliser comme d’exprimer puissamment ses sentiments et sa révolte. En Tonio, Sergey Murzaev est très troublant capable de la plus grande vilénie comme d’un émotion noble dans le prologue.
C’est vraiment le théâtre qui domine Paillasse dans cette interprétation qui avance inexorablement vers le drame final. Avec cette éternelle question du jeu social si difficile à tenir dans les moments de tourments personnels, le théâtre dans le théâtre pirandellien dans Paillasse fait toujours son effet fulgurant. Les très belles lumières nocturnes de Patrice Trottier s’ajoutent à la cohérence du travail de Yannis Kokkos. Les choeurs dont la maîtrise sont très efficaces dans leurs courtes interventions et d’une belle présence scénique.
Drame et passions se sont développés avec puissance pour un public pris par les beautés de ces partitions envoûtantes. Chacune a retrouvé une noblesse irrésistible sous la baguette de Tugan Sokhiev dans une production belle et respectueuses des éléments consubstantiels aux mélodrames. Un grand succès pour cette production capitoline !
Toulouse.Théâtre de Capitole, le 14 mars 2014. Pietro Mascagni (1863-1945): Cavalleria Rusticana; Ruggero Leoncavallo (1858-1919): Paillasse. Nouvelle production du Capitole. Yannis Kokkos: Mise en scène, décors et costumes; Patrice Trottier : Lumières; Anne Blancard : Dramaturgie. Avec : Elena Bocharova, Santuzza; Sarah Jouffroy, Lola; Nikolai Schukoff, Turiddu ; André Heyboer, Alfio; Elena Zilio, Mamma Lucia; Badri Maisuradze, Canio ; Tamar Iveri, Nedda; Sergey Murzaev, Tonio; Mikeldi Atxalandabaso, Beppe ; Mario Cassi, Silvio. Chœur et Maîtrise du Capitole, Alfonso Caiani direction; Orchestre national du Capitole. Tugan Sokhiev, Direction musicale.
Illustration : © P. Nin 2014