jeudi 17 avril 2025

CD événement, critique. SALIERI : CUBLAI, 1788. Première intégrale de la version italienne originale. Marie Lys, Ana Quintans, Lauranne Oliva, Fabio Capitanucci, Giorgio Coaduro… Choeur de chambre de Namur, Les Talens Lyriques / Christophe Rousset, direction (2 cd APARTÉ- juillet 2024)

A lire aussi

Enregistré en juillet 2024, soit il y a presque un an, le dramma eroicomico en 2 actes, « CUBLAI » de Salieri, créé en 1788, reprécise l’orientation lyrique du compositeur officiel à la Cour des Habsbourg, sous le règne de Joseph II. Le compositeur vient de se fâcher avec Da Ponte et travaille avec le librettiste acquis aux idéaux des Lumières, Casti, déjà approché et co auteur d’une premier accomplissement : « la Grotta di Trofonio » (1785), immense succès, et déjà joué / enregistré par Les Talens Lyriques.

 

 

 

En liaison avec les valeurs défendues par Casti, Cublai est en réalité une vive critique de Pierre Ier de Russie, son pouvoir autocratique, dans une langue vive, acérée, dont les formules courtes et affûtées renforcent encore la vivacité rythmique de la partition. Outre la satire du pouvoir, Casti développe aussi la critique d’un peuple barbare, d’une sauvagerie primitive… et qu’il convient de rééduquer. L’écrivain très incisif sera nommé en 1794, poète impérial (poeta cesareo, à la succession de l’immense Metastase), par François II, avant de quitter Vienne en 1796 (pour jacobinisme !).

Salieri compose la musique de Cublai dès l’été 1786 quand à Paris, il fait représenter Les Horaces et collabore avec Beaumarchais pour son Tarare, chef d’oeuvre également inspiré des Lumières (également enregistré par Les Talens Lyriques, 2 cd Aparté). En réalité, en 1788, en pleine guerre des turcs contre le Russie de Catherine II, alors aidée par le Habsbourg Joseph II, l’opéra tartare Cublai ne pouvait être représenté. D’autant que son esprit satirique ciselé expose avec piquant, l’immoralisme des orientaux, leurs défauts, leurs ignominies. En réalité, Salieri va très loin musicalement, osant une caractérisation jamais vu auparavant : les colères et l’humeur instable de Cublai.

 

 

Un nouveau Salieri révélé
le chaînon manquant entre Mozart et Rossini

La veine de l’ouvrage est essentiellement comique et d’une vivacité psychologique percutante. L’empereur Tartare qui règne sur la Mongolie, Cublai est un despote grossier et fat, un personnage outrancier et souvent ridicule ; c’est aussi le cas de 3 caractères qui sont sans réserve propres au registre buffo : ainsi le personnage d’Orcano (l’ordonnateur des cérémonies tartare), surtout les deux aventuriers italiens qui à la Cour de Cublai, défendent avec art et truculence, les valeurs occidentales, d’éducation et de justice selon l’esprit des Lumières : ainsi, après leurs premiers airs et cavatines d’exposition, les personnages de Memma et Bozzone, tirent les ficelles : la première – très proche dans l’esprit de la Despina mozartienne, mène par le bout du nez, l’héritier désigné, Lipi (impeccable Lauranne Oliva), prince ado, candide brut et encore mal dégrossi (aussi illégitime qu’inconséquent, ici chanté par un soprano et manipulé par Posega) ; Memma est surtout manipulatrice de Cublai lui-même, brute à polir, aussi barbu que… barbare ;
le second Bozzone, assure en conseiller avisé, et mentor-philosophe plein de bon sens, l’éducation du vrai prétendant, moralement digne : Timur. Ceci vaut trio et duos dont les Talens lyriques savent exprimer avec grande finesse, la verve et les rebonds comiques. Salieri se montre très inspiré par la veine comica qu’il double avec subtilité d’une charge puissamment satirique. En revanche les rôles des amants éprouvés mais bientôt triomphaux, Timur et Alzima, relèvent de l’opéra seria (cf. leurs airs avec coloratoure).

Salieri soigne ainsi la grande diversité des formes … flexibles et qui s’entremêlant, produisent un flux vocal et dramatique d’une grande séduction expressive : airs courts, cavatines, entrecoupés de récitatifs aussi vivants et même mordants que le Sinsgpiel. En cela tous les chanteurs veillent à l’articulation nuancée, active de leurs récitatifs, d’autant que la sensibilité, contrastée et fluide de l’orchestre, n’est pas en reste. Du reste le génie surprenant de Salieri se manifeste aussi dans la combinaison structurelle des séquences, leur enchaînement contrasté, souvent inattendu qui crée une vivacité de rythme et de ton… superlative.

Ainsi la succession (au II) de l’air héroïque d’Alzima (avec coloratoures : « Fra i barbari sospetti ») suivi immédiatement de l’air de l’enfant Lipi (qui parodie des manœuvres militaires avec ses poupées) que jalonne les airs intégrés de son « mentor », le manipulateur Posega (au pathétisme vengeur). La diversité des registres renoue avec le mélange des genres de l’opéra vénitien du XVIIè.

La haute tenue des interprètes souligne en cours d’action la fine caractérisation de chaque protagoniste et cette épaisseur nouvelle, – mozartienne, dont est capable Salieri dans une savoureuse galerie de portraits. Ainsi l’excellent Fabio Capitanucci en Orcano dont l’abattage, le sens du texte font mouche, d’autant que dans son grand air »M’inganno, se vedo », la personnalité se pare d’une vérité nostalgique… absente jusqu’alors.
Le second acte préfigure la motricité d’un Rossini dans l’intégration géniale des ensembles, plus nombreux que les airs isolés : 1 terzetto, 2 duettos (dont celui savoureux de Posega et de Lipi), 2 quartettos, dont le second est la pièce maîtresse de ce festival théâtralement spectaculaire et savoureux (« Ti procuro e regno e sposo » / soit l’air le plus long, dépassant les 5mn). Salieri y déploie une pétillante intelligence des genres, associant les couples nobles et les astucieux finement manipulateurs soit Timur et Alzima, Bozzone et Memma….
Le Bozzone de Giorgio Coaduro articule ses airs avec une gourmandise pétillante ; sa fidèle comparse prête à toute les astuces Memma profite du chant souple et très expressif de la soprano Ana Quintans. Souvent éperdue, l’Alzima de Marie Lys n’en perd pas moins l’agilité de ses airs brillantissimes et virtuoses (le n°30 déjà cité : « Fra i barbari sospetti »).
Les duos ainsi habilement troussés regorgent de vitalité comique grâce à cet esprit des contrastes que rehaussent les chanteurs. Toute la réalisation pétille ; elle a la finesse de Mozart et la verve déjà d’un Rossini.

Dans la lignée de son travail sur l’opéra italien, seria napolitain, de Jommelli, Traetta à Salieri ainsi, Christophe Rousset se révèle grand ambassadeur de la lyre opératique si mouvante au cours des années 1780, à l’époque des grandes innovations de Mozart à Vienne ; soulignant dans ce sens combien l’art évolutif d’un Salieri fut tout aussi décisif. Ce théâtre regorge de vitalité heureuse, séditieuse, impertinente ; sa joie rythmique, ses audaces, ses irrévérences (Cublai trop moderne ne put jamais être représenté), sont d’autant plus délectables qu’ils servent un livret parmi les plus finement satiriques voire loufoques et délirants. Il revient au mérite des interprètes d’avoir compris ces enjeux, en nous gratifiant d’une réalisation jubilatoire.

 

 

 

_____________________
CD événement, critique. SALIERI : CUBLAI, 1788. Première intégrale de la version italienne originale. Marie Lys, Ana Quintans, Lauranne Oliva, Fabio Capitanucci, Giorgio Coaduro… Choeur de chambre de Namur, Les Talens Lyriques / Christophe Rousset, direction – 2 cd APARTÉ (première mondiale, publication annoncée le 25 avril 2025) –
CLIC de CLASSIQUENEWS

 

 

 

 

LIRE aussi notre présentation annonce du cd événement CUBLAI par Les Talens Lyriques / Christophe Rousset (3 cd Aparté) : https://www.classiquenews.com/cd-evenement-annonce-cublai-le-chef-doeuvre-de-salieri-ressuscite-par-les-talens-lyriques-et-christophe-rousset-premiere-mondiale-publication-annoncee-le-25-avril-2025/

 

CD événement, annonce. CUBLAI : le chef-d’œuvre de SALIERI ressuscité par Les Talens Lyriques et Christophe Rousset (première mondiale, publication annoncée le 25 avril 2025)

 

 

 

autres cd SALIERI par Les talens Lyriques critiqués sur CLASSIQUENEWS :

Les HORACES (oct 2018) : https://www.classiquenews.com/cd-critique-salieri-les-horaces-les-talens-lyriques-2-cd-aparte-2016/

TARARE (mai 2019) : https://www.classiquenews.com/cd-critique-salieri-tarare-talens-lyriques-2018-3cd-aparte/

LIRE aussi LA SCUOLA DE’GELOSI, Venise, 1778 / Werner Ehrhardt , L’Arte del mondo (DHM, 2015) : CLIC de CLASSIQUENEWS de mars 2017 / un joyeux marivaudage prémozartien de 1778 : https://www.classiquenews.com/cd-compte-rendu-critique-salieri-la-scuola-degelosi-werner-ehrahardt-3-cd-dhm-2015/

 

Derniers articles

CRITIQUE, concert. PERPIGNAN, l’Archipel, le 15 avril 2025. La grande audition de Leipzig, Les Arts Florissants, Paul Agnew [direction]

Après entre autres beaux accomplissements lors de cette édition 2025, tel le Requiem de Fauré dans une version rare...

Découvrez d'autres articles similaires

- Espace publicitaire -spot_img