Compte-rendu, opéra. Dijon, le 15 nov 2018. VERDI : Nabucco. Rizzi Brignoli / Signeyrole.

VERDI_442_Giuseppe_Verdi_portraitCompte rendu opéra. Dijon,  Auditorium, le 15 novembre 2018.  Verdi, Nabucco. Roberto Rizzi Brignoli / Marie-Eve Signeyrole. Les ouvrages lyriques dont on sort abasourdi, voire bouleversé et réjoui, sont rares. Le Nabucco coproduit par les opéras de Lille et de Dijon est de ceux-là. La lecture très actuelle que nous impose la mise en scène de Marie-Eve Signeyrole, dans le droit fil du message politique de Verdi, est un soutien clair aux victimes contemporaines de l’oppression. La richesse d’invention en est constante, conjuguant tous les moyens pour atteindre la plus grande force dramatique. L’action qui se déroule sur le plateau, suffisante en elle-même, est démultipliée par la vidéo, et renforcée par des chorégraphies bienvenues. Les images, démesurées, simultanées, empruntées à une actualité féroce, ou simplement grossies des visages des chanteurs, les actualités en continu, avec interview, titres des chapitres et versets bibliques (cités en exergue dans la partition), se superposent au chant.

 

 

Nabucco viva !

 

 

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Le déferlement d’images et de sons amplifiés de bombardements, de cris, le bruit et la fureur ajoutés, stressants, voire terrorisants, s’impose, parfois au détriment de la musique. En effet, la pluralité des sources d’information nous interdit de suivre chacun des registres. Choix douloureux, qui laisse un goût amer dans la mesure où on a le sentiment de perdre une part du message, d’autant plus que cette profusion d’images phagocyte la musique autant qu’elle la renforce. Conscient de n’avoir pu en apprécier toutes les références, tant les renvois abondent dans cette mise en scène incroyablement riche, foisonnante et efficace, on a envie de revoir ce spectacle total, de l’approfondir tant sa richesse est singulière.

Un dispositif complexe, monumental, descendant des cintres autorise une continuité musicale et dramatique par des changements à vue. Costumes, décors et éclairages sont une réussite pleinement aboutie. Mais c’est encore la direction d’acteur, millimétrée et juste, qui force le plus l’admiration. Il n’est pas un mouvement, d’un soliste comme du plus humble des choristes,  qui ne soit porteur de sens.

Le chœur, rassemblant les chanteurs des opéras de Dijon et de Lille est omniprésent. Du grand chœur d’introduction au finale, on n’énumérera pas les numéros tant ils sont nombreux. Evidemment, le célèbre “Va pensiero”, chanté dans un tempo très retenu, avec une longueur de souffle et une progression étonnantes, est un moment fort, que chacun attend. Il faut souligner non seulement leurs qualités de cohésion, d’équilibre, d’articulation et de puissance, mais aussi leur présence dramatique, pleinement convaincante.

Quatre des solistes de la distribution lilloise, comme le chef,  continuent de servir l’ouvrage. Commençons donc par les « nouveaux ». Zaccaria est Sergey Artamonov, grand baryton, qui donne à son personnage toute l’autorité du prophète dans les premiers actes, pour redevenir un homme sensible et bon lorsqu’il accompagne Fenena au martyre. Les graves sont amples, le legato splendide : le Sarastro de Verdi. Malgré la similitude de la tessiture avec celle de Nabucco, la caractérisation vocale est idéale, qui permettrait de les distinguer à l’aveugle en ne comprenant pas le livret. Sa prière, avant le chœur des Lévites, puis la prophétie, héroïque, sont deux moments forts. Valentin Dytiuk chante Ismaele, l’amant de Fenena. C’est un beau ténor dont on apprécie particulièrement le trio du premier acte. Florian Cafiero, autre ténor, Abdallo, n’intervient ponctuellement qu’aux deux derniers actes, Anna est la sœur du prophète, Anne-Cécile Laurent lui prête son timbre pur et clair. Tous ces seconds rôles sont crédibles et confiés à de solides voix, en adéquation avec les personnages.

 
 

 
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Evidemment, le rôle-titre retient toutes les attentions. Il exige des moyens superlatifs et une expression dramatique juste, de la puissance impérieuse du despote aux affres du père bafoué, en passant par la folie. Nikoloz Lagvilava a toutes les qualités requises et campe un émouvant Nabucco. La voix est sonore, projetée, aux aigus clairs comme aux graves profonds. Chacune de ses interventions est un moment fort. Il en va de même de l’Abigaïlle que vit la grande Mary Elizabeth Williams. Phénomène vocal autant qu’immense tragédienne, c’est un bonheur constant, car sa technique éblouissante lui permet de se jouer de toutes les difficultés de son chant orné, mais aussi de construire un personnage ambivalent, fascinant. La Fenena de Victoria Yarovaya, seule mezzo de la distribution, aux graves soutenus avec des aigus aisés, donne toute la douceur requise à la cavatine comme la violence passionnée, attendue. La digne fille de son père. Enfin, rôle mineur, le Grand prêtre de Baal est chanté par une basse impressionnante, Alessandro Guerzoni. Les nombreux ensembles qu’écrit Verdi sont remarquablement servis : le deuxième acte s’achève par un final d’anthologie.

L’Orchestre Dijon Bourgogne, que dirigeait déjà  Robert Rizzi Brignoli pour un extraordinaire Boccanegra, donne toute sa mesure sous la direction de ce grand verdien. Dès l’ouverture – un peu occultée par la belle chorégraphie simultanée – on sait qu’un grand Verdi sera là. Puissant, tonitruant comme subtil, élégiaque, il donne le meilleur de lui-même.

Le public, malgré la transposition et la richesse de la mise en scène, fait un triomphe aux interprètes. Que demander de plus ?

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Compte rendu opĂ©ra. Dijon,  Auditorium, le 15 novembre 2018. Verdi, Nabucco. Roberto Rizzi Brignoli / Marie-Eve Signeyrole. Nikoloz Lagvilava, Mary Elizabeth Williams, Sergey Artamonov, Victoria Yarovaya. CrĂ©dit photographique © Gilles Abbeg – OpĂ©ra de Dijon /  Nabucco – OpĂ©ra de Lille © FrĂ©dĂ©ric Iovino.

 

 
 

 

Compte-rendu critique, opéra. LYON, le 5 nov 2018. VERDI : Nabucco, Orch de l’Opéra de Lyon, Daniele Rustioni.

verdi-hompeage-portrait-grand-portrait-classiquenews-582Compte rendu critique, opéra. LYON, Auditorium, le 5 novembre 2018. Giuseppe VERDI, Nabucco, Orchestre de l’opéra de Lyon, Daniele Rustioni. Prolongement heureux du Festival Verdi de la saison dernière, le Nabucco dirigé par Rustioni en version de concert était très attendu, après la réussite exemplaire, en version concert et dans les mêmes lieux, d’Attila, chronologiquement proche du premier triomphe verdien. Casting de grande classe, malgré une légère déception pour le rôle-titre.

Un Nabucco bouillonnant voire anthologique

Initialement prévu, le vétéran Leo Nucci que nous avions vu à la Scala la saison dernière, a dû déclaré forfait pour raisons de santé ; remplacé par le Mongol Amartuvshin Enkhbat, celui-ci enchante par une musicalité indéfectible et une diction remarquable, mais déçoit par une langueur pataude et un manque cruel de charisme ; il se rattrape néanmoins au début du quatrième acte, et la scène de la prison est un grand moment de théâtre. Le reste de la distribution confine à la perfection. Anna Pirozzi est une Abigaille impressionnante d’aisance et de justesse, loin des clichés belcantistes dans lesquels était tombée, à la Scala, une Martina Serafin indigeste. Dans son grand air du second acte (« Ben io t’invenni »), elle est proprement prodigieuse, d’une exceptionnelle amplitude vocale, et émeut aux larmes lors de sa prière finale. Grand Zaccaria également sous les traits de Riccardo Zanellato qui dès son air d’entrée déploie un timbre de bronze d’une grande homogénéité culminant dans la grande prophétie du troisième acte (« Oh chi piange »). L’entrée en scène de l’Ismaele de Massimo Giordano a suscité quelque frayeur (voix poussive, problèmes répétés de justesse), mais s’est excellemment repris par la suite et son style, par trop « puccinien » aux accents excessivement passionnés, s’est révélé enfin pleinement verdien. Le rôle de Fenena n’est pas aussi développé que celui d’Abigaille, mais il est magnifiquement défendu par la mezzo albanaise solidement charpentée d’Enkelejda Shkoza, voix d’airain aux mille nuances, une des belles et grandes découvertes de la soirée (superbe prière « O dischiuso è il firmamento »). Les trois autres rôles secondaires sont impeccablement tenus, en particulier le Grand prêtre de Martin Hässler, voix solide superbement projetée ; si le joli timbre du ténor Grégoire Mour, un habitué de la maison, n’est pas à proprement parler une grande voix, sa diction et son sens musical sont sans reproche, tout comme l’Anna délicate d’Erika Balkoff qui complète avec bonheur une distribution de haute tenue.
Nabucco est aussi et d’abord un grand opéra choral et, une fois de plus, les forces de l’opéra de Lyon, cornaquées par Anne Pagès, ont livré une interprétation magistrale, en particulier dans les deux chœurs célèbres (« à l’Assiria una regina » et « Va pensiero ») dont la l’impeccable lecture restera gravée dans les mémoires. Mais le grand vainqueur de la soirée est encore l’incroyable direction de Daniele Rustioni magistral dès l’ouverture, bouillonnante, nerveuse mais sans excès, révélant avec une précision entomologique et une grande lisibilité les contrastes et la variété des pupitres, dont le concentré d’énergie parvient à faire oublier la relative pauvreté harmonique et le côté parfois naïf de l’orchestration du jeune Verdi. Au final, malgré d’infimes réserves, un Nabucco d’anthologie.

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Compte-rendu. Lyon, Auditorium, Giuseppe Verdi, Nabucco, 05 novembre 2018. Amartuvshin Enkhbat (Nabucco), Massimo Giordano (Ismaele), Riccardo Zanellato (Zaccaria), Anna Pirozzi (Abigaille), Enkelejda Shkoza (Fenena), Grégoire Mour (Abdallo), Erika Baikoff (Anna), Martin Hässler (Il Gran Sacerdote), Anne Pagès (chef de chant), Orchestre, Chœurs et Maîtrise de l’opéra de Lyon, Daniele Rustioni (direction).

MILAN, Scala : ATTILA de VERDI

VERDI_442_Giuseppe_Verdi_portraitARTE, le 7 dĂ©c 2018, 22h20. VERDI : ATTILA. En direct (ou presque) de La Scala de Milan, l’opĂ©ra de verdi créé Ă  la Fenice de Venise le 17 mars 1846, ouvre ainsi sur le petit Ă©cran mais en direct, la nouvelle saison du théâtre scaligène. On sait combien le librettiste de dĂ©part Solera, qui pourtant dut partir avant de livrer la fin de l’intrigue, se brouilla avec Verdi : celui ci commanda Ă  Piave, un nouveau final, non pas un chĹ“ur comme le voulut Solera, mais un ensemble (et quel ensemble! : un modèle du genre). Du nerf, du sang, du crime… le premier Verdi semble s’essayer Ă  toutes les ficelles du drame sanglant et terrible. Au Vè siècle, la ville d’AquilĂ©e près de Rome, (au nord de l’Adriatique) fait face aux invasions des Huns et Ă  la superbe conquĂ©rante d’Attila (basse). Ce dernier, cruel et barbare en diable, refuse toute entente pacifique avec le romain Ezio (baryton) ; c’est pourtant ce dernier qui a l’étoffe du hĂ©ros, patriote face Ă  l’ennemi Ă©tranger (« Tu auras lâ€univers, mais tu me laisses l’Italie » / une dĂ©claration qui soulève l’enthousiasme des spectateurs de Verdi, Ă  quelques mois de la RĂ©volution italienne…)

Au I : Attila marche sur Rome, mais frémit devant l’Ermite dont il a rêvé la figure… cependant que parmi les vaincus, Foresto (ténor) rejoint la fière Odabella (soprano) qui entend se venger des Huns, arrogants, victorieux…
Au II : Attila défie Ezio qui proteste vainement ; tandis que, coup de théâtre, Odabella déjoue la tentative d’empoisonnement d’Atiila par Foresto : elle épouse même le vainqueur Attila…
Au III : Odabella qui n’en est pas à une contradiction près, se repend, rejoint Foresto et tue son époux Attila, tandis que les troupes romaines menées par Ezio, le sauveur, attaquent les Huns…

Sans vraiment de profondeur encore, ni d’ambivalence ciselée, (cf la manière avec laquelle, les épisodes et les situations se succèdent au III), les personnages d’Attila ne manquent pas cependant de noblesse ni de grandeur voire de noirceur trouble (comme Attila, dévoré par les songes et les rêves au I, préfiguration des tourments de Macbeth). Le protagoniste ici est une femme, soprano aux possibilités étendues digne d’Abigaille (Nabucco) : ample medium, belcanto mordant, à la fois raffiné et sauvage… comme la partition de ce Verdi de la jeunesse.

A Milan, sur les planches de La Scala, Riccardo Chailly dirige les forces locales, et la basse Ildar Abdrazakov incarne Attila, sur les traces du légendaire Nicolai Ghiaurov dans le rôle-titre… (Davide Livermore, mise en scène)

distribution :
Attila : Ildar Abdrazakov
Odabella : Saioa Hernández
Ezio : George Petean
Foresto: Fabio Sartori
Uldino : Francesco Pittari
Leone : Gianluca Buratto

Plus d’infos sur le site de la Scala de Milan / Teatro alla Scala :
http://www.teatroallascala.org/en/index.html

Nabucco de Verdi (1842)

VERDI_442_Giuseppe_Verdi_portraitFrance Musique, Dim 18 nov 2018,19h30. VERDI : NABUCCO. NABUCCO, premier sommet lyrique de jeunesse… et grand triomphe pour le jeune Verdi… Il inscrit le drame biblique mésopotamien dans l’Italie du Risorgimento ; le peuple opprimé des hébreux à Babylone, s’identifiant naturellement dans l’esprit des spectateurs italiens de la première, aux compatriotes opprimés par les Autrichiens (cf le chœur célèbrissime « Va pensiero »). Dans le chant verdien, le peuple italien a trouvé l’hymne de toute une nation unifiée, rassemblée contre l’occupant autrichien… Avec Nabucco qui devint hymne de ralliement des libertaires patriotes italiens, Verdi remporta le premier grand succès de sa carrière (création à La Scala de Milan en 1842) et depuis, cultiva un lien viscéral, indissoluble avec le peuple italien.

 

 

ASSYRIENS CONTRE HEBREUX…  Pas encore trentenaire (29 ans), Verdi a bien ficelé sa fresque biblique. Au souffle de l’histoire antique mésopotamienne, il associe une intrigue amoureuse, éprouvée, … Synopsis. ACTE I. A Babylone, les Assyriens menés par Nabuchodonosor ont vaincu les hébreux. Autour d’Ismael, fils du roi de Jérusalem, s’affrontent les deux personnages féminins : Fenena, fille de Nabucco et captive des juifs, et Abigaille, elle aussi amoureuse (mais sans retour) d’Ismael. ACTE II : alors que Fenena se convertit à la religion juive, son père, Nabucco, saisi d’orgueil, est foudroyé après s’être comparé à Dieu. Abigaille en profite pour s’emparer de la couronne de Babylone : elle devient Reine des Assyriens. ACTE III : Abigaille trompe Nabucco affaibli et obtient de lui l’ordre royal qui condamne à mort tous les juifs (Fenena avec eux puisqu’elle s’est convertie). Ceux ci paraissent déjà enchainés (Va Pensiero) cependant que leur grand prêtre Zaccaria annonce la vengeance divine. ACTE IV : Nabucco reprend ses esprits et comprend l’intrigue d’Abigaille contre Fenena : il implore alors le dieu des juifs (Dio di Giuda) ; un prodige a lieu : la statue de Baal se renverse. Saisi Nabucco ordonne la libération des hébreux. Abigaille se repent et se suicide (Su me morente). Fenena peut s’unir à Ismael.

 

verdi_582_face_portrait_boldiniL’opéra du jeune Verdi surprend et convainc par son efficacité dramatique. La force des tableaux, les passions contrariées, façonnent un drame terrible et parfois sauvage. Le compositeur peint admirablement l’épaisseur crédible des personnages : Nabucco, vrai baryton verdien, d’abord fou de pouvoir et d’une arrogance suicidaire, puis père aimant, protecteur (envers Fenena) ; sa (fausse) fille, Abigaille, monstre ambitieux, prête à tout pour posséder la couronne assyrienne ; puis âme défaite, dévoré par la culpabilité. Verdi offre à un baryton et une mezzo sombre, deux rôles magnifiques.

 

 

 

 

 

 

Concert donné le 9 novembre 2018 à 20h au TCE, à Paris

Giuseppe Verdi : Nabucco

opĂ©ra en quatre actes de Giuseppe Verdi sur un livret de Temistocle Solera (d’après le drame “Nabuchodonosor” d’Auguste Anicet-Bourgeois et Francis Cornu)

 

 

 

distribution :

 

Leo Nucci, baryton, Nabucco, roi de Babylone – remplacĂ© par Amartuvshin Enkhbat

Anna Pirozzi, soprano, Abigaïlle, esclave, présumée fille de Nabucco

Massimo Giordano, ténor, Ismaël, neveu du roi des Hébreux

Riccardo Zanellato, basse, Zaccaria, Grand prêtre de Jérusalem

Enkelejda Shkoza, mezzo-soprano, Fenena, fille de Nabucco

Choeur de l’OpĂ©ra National de Lyon

Orchestre de l’OpĂ©ra National de Lyon

Direction : Daniele Rustioni

 

 

 

A NOTER :

Belle fortune de Nabucco Ă  l’affiche de lâ€opĂ©ra de Vichy (11 nov, 15h)

Avec en remplacement de Leo Nucci, vĂ©tĂ©ran gĂ©nial dans le rĂ´le-titre, Amartuvshin Enkhbat. NĂ© en 1986 Ă  Sukhbaatar en Mongolie et nommĂ© par son pays “artiste d’honneur” Ă  24 ans, le baryton Amartuvshin Enkhbat est soliste principal de l’OpĂ©ra d’État d’Oulan-Bator.

 

 

OPERA. ENTRETIEN AVEC DAVID REILAND Ă  propos de Nabucco de Verdi

OPERA. ENTRETIEN AVEC DAVID REILAND Ă  propos de Nabucco de Verdi. Quels sont les dĂ©fis de la partition ? Que rĂ©vèlent-ils de l’Ă©criture du jeune Verdi ? Quelques jours avant de diriger la nouvelle production de Nabucco de Verdi Ă  l’OpĂ©ra de Saint-Etienne, Ă  partir du 3 juin prochain, le chef David Reiland souligne la richesse d’une partition certes de jeunesse, mais d’une force et d’une acuitĂ© passionnantes… 

reiland david_35172835DAVID REILAND travaille la pâte orchestrale du jeune Verdi comme un orfèvre sculpte la matière brute. Le chef David Reiland retrouve la scène de l’OpĂ©ra de Saint-Etienne après y avoir dirigĂ© une saisissante Tosca. DouĂ© d’un tempĂ©rament taillĂ© pour le théâtre, le jeune maestro belge que nous avons suivi Ă  Paris au CNSMD dans Schliemann de Jolas (nouvelle version 2016), renoue ici avec la furiĂ  du Verdi de la jeunesse, soit un Nabucco dont il travaille le relief spĂ©cifique de l’orchestre, l’accord fosse / plateau, la tension globale d’un opĂ©ra parfois spectaculaire et rugissant…  DAVID REILAND : “C’est un opĂ©ra du jeune Verdi trentenaire oĂą la forme est très efficace, plutĂ´t percussive et cuivrĂ©e ; oĂą l’orchestre est narratif et scrutateur de l’action” prĂ©cise David Reiland. “Il est fondamental pour le compositeur de renouer Ă  La Scala de Milan avec le succès, dĂ©montrer ses capacitĂ©s, faire la preuve de sa maĂ®trise : de fait, Verdi emploie la forme du seria en numĂ©ros, et un orchestre aux formulations souvent conventionnelles pour l’Ă©poque. Pour autant, ce Verdi qui dĂ©montre, sait aussi Ă©pouser la voix et rĂ©ussir toutes les tensions Ă  l’orchestre ; dĂ©jĂ  se profilent aussi cette caractĂ©risation intime et le choc des contrastes comme la justesse des situations psychologiques qui annoncent les grands ouvrages de la maturitĂ© (Trouvère, Rigoletto, La Traviata). Dès le dĂ©but, tout doit ĂŞtre parfaitement en place et avancer naturellement : après l’ouverture qui est un pot pourri des airs les plus marquants, la première scène convoque un grand choeur accompagnĂ© par tout l’orchestre : il faut d’emblĂ©e savoir traiter la masse. Le dĂ©fi de la partition rĂ©side essentiellement dans la gestion globale de cette tension permanente, exceptionnellement contrastĂ©e : dĂ©gager une architecture,… et donc bien sĂ»r, approfondir certains Ă©pisodes particulièrement bouleversants par la caractĂ©risation très fine que le jeune compositeur a su rĂ©ussir.

NOIRE MAIS SI HUMAINE : ABIGAILLE. Prenez par exemple le premier air d’Abigaille – comme d’ailleurs l’ensemble de ses airs car elle est très bien servie tout au long de l’opĂ©ra-, celui qui ouvre l’acte II : on s’attend Ă  un dĂ©ferlement de fureur en rapport avec le caractère de la jeune femme, car elle comprend alors qu’elle n’est pas la fille du souverain… après un dĂ©veloppement très Ă©nergique, Verdi surprend et Ă©crit un air d’une tendresse bouleversante ; Abigaille est une âme blessĂ©e ; c’est une force haineuse qui s’est construite dans la violence parce qu’il y a au fond d’elle, cette profonde dĂ©chirure que Verdi sait remarquablement exprimer. C’est pour moi l’un des passages les plus bouleversants de la partition ; d’une couleur très chambriste, comme une sorte d’Ă©pure, utilisant le cor anglais et le violoncelle.

L’opĂ©ra aurait dĂ» s’appeler Abigaille tant le personnage est captivant par sa richesse, sa complexitĂ©. En comparaison, le rĂ´le-titre : Nabucco, certes varie entre schizophrĂ©nie, fureur, pardon car en fin d’action, il sait s’humaniser en effet ; sa partie dĂ©voile aussi la passion du compositeur pour les voix masculines ;  mais les couleurs que lui rĂ©serve Verdi ne sont pas aussi contrastĂ©es que celle d’Abigaille. Son profil est plus linĂ©aire, en cela hĂ©ritier de l’opĂ©ra seria.

Le CHOEUR. Aux cĂ´tĂ©s des protagonistes, le chĹ“ur est l’autre personnage crucial de Nabucco : le peuple tient une place essentielle. “Va pensiero” est Ă  juste titre cĂ©lèbre, et l’Ă©criture contrapuntique avec des imitations très serrĂ©es souligne la volontĂ© pour Verdi de dĂ©montrer sa dextĂ©ritĂ©, mais elle exige une rĂ©alisation prĂ©cise qui est l’autre grand dĂ©fi de la partition”.

Nabucco de Verdi, nouvelle production Ă  l’OpĂ©ra de Saint-Etienne, les 3, 5 et 7 juin 2016. David Reiland, direction musicale. LIRE notre prĂ©sentation de Nabucco de Verdi Ă  Saint-Etienne

Propos recueillis le 30 mai 2016.

Nabucco Ă  Saint-Etienne par David Reiland

VERDI_442_Giuseppe_Verdi_portraitSAINT-ETIENNE, OpĂ©ra. David Reiland dirige Nabucco de Verdi : les 3, 5 et 7 juin 2016. Avant Verdi, Haendel avait traitĂ© dans Belshazzar (LIRE notre critique de la lecture jubilatoire de William Christie et des Arts Florissants), - oratorio anglais de la pleine maturitĂ©, l’arrogance du prince assyrien, conquĂ©rant victorieux siĂ©geant Ă  Babylone dont l’omnipotence l’avait menĂ© jusqu’Ă  la folie destructrice. Mais Nabucco ne meurt pas foudroyĂ© comme Belshaazar : il lui est accordĂ© une autre issue salvatrice. C’est un thème cher Ă  Verdi que celui du politique rongĂ© par la puissance et l’autoritĂ©, peu Ă  peu soumis donc vaincu a contrario par la dĂ©raison et les dĂ©règlements mentaux : voyez Macbeth (opĂ©ra créé en 1865). Ascension politique certes, en vĂ©ritĂ© : descente aux enfers… l’exemple de la princesse Abigaille, en est emblĂ©matique. Devenue toute puissante, la lionne se rĂ©vèle rugissante, Ă©trangère Ă  toute clĂ©mence.

Nabucco en clĂ©mence, Abigaille de fureur…

Créé Ă  la Scala de Milan en mars 1842 (d’après un opĂ©ra initialement Ă©crit en 1836, et intitulĂ© d’abord, Nabuchodonosor), l’opĂ©ra hĂ©roique et tragique de Verdi brosse le portrait d’un amour impossible entre la fille hĂ©ritière de Nabucco, Abigaille (soprano) qui aime le neveu du roi de JĂ©rusalem, IsmaĂ«l. Mais celui-ci lui prĂ©fère Fenena, l’autre fille de Nabucco, alors prisonnière des Juifs. L’acte II est le plus nerveux, riche en fureur et passions affrontĂ©es. Abigaille, l’Ă©lĂ©ment haineux et irascible, vraie furie noire du drame, profite de l’orgueil dĂ©mesurĂ© de son père Nabucco qui se dĂ©clarant l’Ă©gal de Dieu, est foudroyĂ© illico : le jeune femme en profite pour prendre le trĂ´ne. Au III, devenue reine de Babylone, Abigaille rugit, tempĂŞte, manipule car rien n’est jamais trop grand ni impossible quand il s’agit de conserver le pouvoir : elle dĂ©truit les parchemins sur la nature illĂ©gitime de sa naissance, proclame la destruction de JĂ©rusalem et le massacre des Juifs. Amoureuse rejetĂ©e, la lionne exacerbe le masque de la femme politique : le choeur des hĂ©breux dĂ©chus et soumis (l’ultra cĂ©lèbre “Va pensiero”, dans lequel la nation italienne s’est reconnue contre l’oppresseur autrichien), jalonne un nouvel acte d’une fulgurance inouĂŻe.
Le IV voit le retour de Nabucco qui renverse sa fille indigne et barabre Abigaille, devenue despotique et comprenant que cette dernière va tuer Fenena, son autre fille, s’associe aux HĂ©breux qui sont dĂ©sormais les bienvenus dans leur patrie : Nabucco humanisĂ©, sait pardonner, et Abigaille doit renoncer, en cĂ©lĂ©brer le succès du mariage d’IsmaĂ«l avec Fenena. D’une Ă©criture fĂ©line, sanguine, fulgurante en effet, l’opĂ©ra fut un triomphe, le premier d’une longue sĂ©rie pour le jeune Verdi : jouĂ© plus de 60 fois dans l’annĂ©e Ă  la Scala après sa crĂ©ation, record absolu. La folie du politique, l’amoureuse Ă©conduite dĂ©formĂ©e par sa haine, la brutalitĂ© royale et l’oppression des peuples firent beaucoup pour le succès de l’ouvrage dans lequel tout le peuple italien, Ă  l’aube de son unitĂ© et de son indĂ©pendance, s’est aussitĂ´t reconnu. Verdi devenait le nouveau Shakespeare lyrique, champion de la nouvelle cause sociĂ©tale et politique.

reiland david_35172835Ne manquez pas cette nouvelle production d’un chef d’oeuvre de jeunesse de Verdi : fougueux, impĂ©tueux, foncièrement dramatique, et psychologique. Dans la fosse, règne la fougue analytique du jeune maestro belge David Reiland, directeur musical et artistique de l’Orchestre de chambre du Luxembourg depuis septembre 2012, et premier chef invitĂ© et conseiller artistique de l’OpĂ©ra de Saint-Etienne. Mozartien de cĹ“ur, grand tempĂ©rament lyrique, le jeune chef d’orchestre qui est passĂ© aussi par Londres (Orchestre de l’Ă‚ge des Lumières / Orchestra of the Age of Enlightenment) devrait comme il le fait Ă  chaque fois, nous… convaincre voire nous Ă©blouir par son sens de la construction et des couleurs. Trois reprĂ©sentations Ă  Saint-Etienne, Ă  ne pas manquer.

Opéra de Saint-Etienne
Nabucco de Verdi
Les 3, 5 et 7 juin 2016
JC Mast, mise en scène
David Reiland, direction

Avec Nicolas Cavalier (Zacharia), AndrĂ© Heyboer (Nabucco), CĂ©cile Perrin (Abigaille)…
Orchestre symphonique Saint-Etienne Loire

RĂ©servez directement depuis le site de l’OpĂ©ra de Saint-Etienne

DAVID REILAND au disque : le chef belge qui rĂ©side Ă  Munich,vient de faire paraĂ®tre un disque excellent dĂ©diĂ© au symphoniste romantique français, Benjamin Godard (Symphonies n°2 opus 57, “Gothique” opus 23, Trois morceaux symphoniques… avec le MĂĽncher Rundfunkorchester, septembre 2015), parution très intĂ©ressante rĂ©cemment critiquĂ© par classiquenews :  ”la direction affĂ»tĂ©e, vive, Ă©quilibrĂ©e et contrastĂ©e du chef fait toute la valeur de ce disque qui est aussi une source de dĂ©couvertes.”

David Reiland dirige un nouveau Nabucco

VERDI_442_Giuseppe_Verdi_portraitSAINT-ETIENNE, OpĂ©ra. David Reiland dirige Nabucco de Verdi : les 3, 5 et 7 juin 2016. Avant Verdi, Haendel avait traitĂ© dans Belshazzar (LIRE notre critique de la lecture jubilatoire de William Christie et des Arts Florissants), - oratorio anglais de la pleine maturitĂ©, l’arrogance du prince assyrien, conquĂ©rant victorieux siĂ©geant Ă  Babylone dont l’omnipotence l’avait menĂ© jusqu’Ă  la folie destructrice. Mais Nabucco ne meurt pas foudroyĂ© comme Belshaazar : il lui est accordĂ© une autre issue salvatrice. C’est un thème cher Ă  Verdi que celui du politique rongĂ© par la puissance et l’autoritĂ©, peu Ă  peu soumis donc vaincu a contrario par la dĂ©raison et les dĂ©règlements mentaux : voyez Macbeth (opĂ©ra créé en 1865). Ascension politique certes, en vĂ©ritĂ© : descente aux enfers… l’exemple de la princesse Abigaille, en est emblĂ©matique. Devenue toute puissante, la lionne se rĂ©vèle rugissante, Ă©trangère Ă  toute clĂ©mence.

Nabucco en clĂ©mence, Abigaille de fureur…

Créé Ă  la Scala de Milan en mars 1842 (d’après un opĂ©ra initialement Ă©crit en 1836, et intitulĂ© d’abord, Nabuchodonosor), l’opĂ©ra hĂ©roique et tragique de Verdi brosse le portrait d’un amour impossible entre la fille hĂ©ritière de Nabucco, Abigaille (soprano) qui aime le neveu du roi de JĂ©rusalem, IsmaĂ«l. Mais celui-ci lui prĂ©fère Fenena, l’autre fille de Nabucco, alors prisonnière des Juifs. L’acte II est le plus nerveux, riche en fureur et passions affrontĂ©es. Abigaille, l’Ă©lĂ©ment haineux et irascible, vraie furie noire du drame, profite de l’orgueil dĂ©mesurĂ© de son père Nabucco qui se dĂ©clarant l’Ă©gal de Dieu, est foudroyĂ© illico : le jeune femme en profite pour prendre le trĂ´ne. Au III, devenue reine de Babylone, Abigaille rugit, tempĂŞte, manipule car rien n’est jamais trop grand ni impossible quand il s’agit de conserver le pouvoir : elle dĂ©truit les parchemins sur la nature illĂ©gitime de sa naissance, proclame la destruction de JĂ©rusalem et le massacre des Juifs. Amoureuse rejetĂ©e, la lionne exacerbe le masque de la femme politique : le choeur des hĂ©breux dĂ©chus et soumis (l’ultra cĂ©lèbre “Va pensiero”, dans lequel la nation italienne s’est reconnue contre l’oppresseur autrichien), jalonne un nouvel acte d’une fulgurance inouĂŻe.
Le IV voit le retour de Nabucco qui renverse sa fille indigne et barabre Abigaille, devenue despotique et comprenant que cette dernière va tuer Fenena, son autre fille, s’associe aux HĂ©breux qui sont dĂ©sormais les bienvenus dans leur patrie : Nabucco humanisĂ©, sait pardonner, et Abigaille doit renoncer, en cĂ©lĂ©brer le succès du mariage d’IsmaĂ«l avec Fenena. D’une Ă©criture fĂ©line, sanguine, fulgurante en effet, l’opĂ©ra fut un triomphe, le premier d’une longue sĂ©rie pour le jeune Verdi : jouĂ© plus de 60 fois dans l’annĂ©e Ă  la Scala après sa crĂ©ation, record absolu. La folie du politique, l’amoureuse Ă©conduite dĂ©formĂ©e par sa haine, la brutalitĂ© royale et l’oppression des peuples firent beaucoup pour le succès de l’ouvrage dans lequel tout le peuple italien, Ă  l’aube de son unitĂ© et de son indĂ©pendance, s’est aussitĂ´t reconnu. Verdi devenait le nouveau Shakespeare lyrique, champion de la nouvelle cause sociĂ©tale et politique.

reiland david_35172835Ne manquez pas cette nouvelle production d’un chef d’oeuvre de jeunesse de Verdi : fougueux, impĂ©tueux, foncièrement dramatique, et psychologique. Dans la fosse, règne la fougue analytique du jeune maestro belge David Reiland, directeur musical et artistique de l’Orchestre de chambre du Luxembourg depuis septembre 2012, et premier chef invitĂ© et conseiller artistique de l’OpĂ©ra de Saint-Etienne. Mozartien de cĹ“ur, grand tempĂ©rament lyrique, le jeune chef d’orchestre qui est passĂ© aussi par Londres (Orchestre de l’Ă‚ge des Lumières / Orchestra of the Age of Enlightenment) devrait comme il le fait Ă  chaque fois, nous… convaincre voire nous Ă©blouir par son sens de la construction et des couleurs. Trois reprĂ©sentations Ă  Saint-Etienne, Ă  ne pas manquer.

Opéra de Saint-Etienne
Nabucco de Verdi
Les 3, 5 et 7 juin 2016
JC Mast, mise en scène
David Reiland, direction

Avec Nicolas Cavalier (Zacharia), AndrĂ© Heyboer (Nabucco), CĂ©cile Perrin (Abigaille)…
Orchestre symphonique Saint-Etienne Loire

RĂ©servez directement depuis le site de l’OpĂ©ra de Saint-Etienne

DAVID REILAND au disque : le chef belge qui rĂ©side Ă  Munich,vient de faire paraĂ®tre un disque excellent dĂ©diĂ© au symphoniste romantique français, Benjamin Godard (Symphonies n°2 opus 57, “Gothique” opus 23, Trois morceaux symphoniques… avec le MĂĽncher Rundfunkorchester, septembre 2015), parution très intĂ©ressante rĂ©cemment critiquĂ© par classiquenews :  ”la direction affĂ»tĂ©e, vive, Ă©quilibrĂ©e et contrastĂ©e du chef fait toute la valeur de ce disque qui est aussi une source de dĂ©couvertes.”

Compte rendu, opéra. Nancy. Opéra National de Lorraine, le 25 novembre 2014. Giuseppe Verdi : Nabucco. Giovanni Meoni, Raffaella Angeletti, Alexander Vinogradov, Diana Axentii, Alessandro Liberatore. Rani Calderon, direction musicale. John Fulljames, mise en scène

Vague verdienne en juin 2014Peu représenté dans l’Hexagone, le Nabucco de Verdi a eu bien de la chance grâce à cette nouvelle production montée par l’Opéra National de Lorraine. La maison nancéenne a fait appel au même metteur en scène que pour sa triomphale Clémence de Titus la saison dernière : John Fulljames. Le scénographe anglais a imaginé un unique décor surprenant, reproduisant jusque dans ses moindres détails une synagogue d’Europe centrale, bâtiment laissé à l’abandon au cœur duquel se retrouvent les fidèles qui perpétuent la mémoire de leur foi. Bien souvent, on se prend à penser que l’histoire qui nous est contée n’est elle-même qu’une représentation théâtrale qui permet au groupe de cimenter sa ferveur pour garder force et cohésion. Les nombreux enfants présents sur le plateau, qui escortent le roi de Babylone, représentent l’indispensable transmission, vitale pour toute spiritualité. On n’oubliera pas de sitôt la valse lente que dansent les hébreux sur la musique de leur supplice au quatrième acte, comme la nostalgie d’un passé désormais révolu. Et ce mystérieux vieil homme, qui paraît veiller sur les destinées de chacun et de tous, dont l’omniprésence muette dans l’ombre du plateau ne cesse d’interroger sur son identité humaine ou… divine.

 

 

 

Un Nabucco de mémoire

 

Les costumes, simples mais élégants, participent de cette atmosphère intime, loin de tout faste grandiloquent, surprenante de prime abord mais d’une belle justesse émotionnelle.
Cette proximité se voit renforcée par la direction remarquable de Rani Calderon, audiblement adopté par l’orchestre. Nonobstant quelques regrettables décalages, la pâte sonore développée par le chef israélien sert magnifiquement la musique de Verdi, toute de legato et de profondeur. Les airs lents se voient ainsi superbement phrasés et le chœur « Va pensiero » tant attendu s’élève avec une pudeur qui transparaît jusque dans les voix du chœur, admirable d’homogénéité et de justesse.
La distribution, comme à l’ordinaire, a été particulièrement soignée. Même lorsque la fatalité – et la chance – s’en mêlent. Initialement prévue dans le rôle d’Abigaille, la soprano allemande Silvana Dussmann a du être remplacée par Elizabeth Blancke-Biggs, que nous avions applaudie à Genève au printemps dernier. La loi des séries ayant décidé de continuer son œuvre, la chanteuse américaine s’est vue contrainte de déclarer forfait après la répétition générale. Et c’est sur l’italienne Raffaella Angeletti que le rideau s’est levé en ce soir de première. Une révélation, pas moins. Visiblement accoutumée aux rôles réputés inchantables, cette valeureuse artiste paraît ne rien craindre de l’écriture terrible du personnage. Aigus triomphants, graves sonores, médium charnu et arrogance des accents, elle subjugue dès son entrée par son port altier et son magnétisme en scène. Avant d’étonner dans la deuxième partie avec une cantilène piano chantée archet à la corde, dans une suspension du son qu’on n’imaginait pas, et conduite avec l’art d’une grande musicienne. Toute la représentation se déroule ainsi, avec évidence, jusqu’à une mort poignante qui achève de nous faire admirer cette cantatrice trop méconnue.
Face à elle, on rend les armes devant le chant invariablement racé et châtié de Giovanni Meoni, percutant dans l’attaque, mordant dans l’émission et imperturbable dans la ligne vocale. Sa grande scène est à ce titre éloquente, grâce à un « Dio di Giuda » qui rappelle une fois de plus Renato Bruson par la noblesse de son exécution, et une cabalette à la fierté conquérante, couronnée par un la bémol aigu de toute beauté, une note qu’on n’attendait pas chez le baryton italien.
Mention spéciale au Zaccaria surprenant d’Alexander Vinogradov, tant la silhouette adolescente de cette jeune basse ne laisse rien présager de l’ampleur de l’instrument qu’elle abrite. Une voix puissante et riche, parfois un rien engorgée, mais dont on admire le grave caverneux et l’aigu robuste.
Après son Des Grieux liégeois, le ténor Alessandro Liberatore trouve en Ismaele un rôle qui convient mieux à sa vocalité transalpine, tandis que Diana Axentii profite de son air dans la dernière partie pour faire valoir la pureté de son timbre et le raffinement de son chant. Belle surprise également avec le Grand-Prêtre de Baal incarné avec force et conviction par Kakhaber Shavidze.
Un beau spectacle, chaleureusement salué par le public au rideau final, qui prouve qu’il n’est pas impossible de servir dignement le drame verdien.

 

 

Nancy. Opéra National de Lorraine, 25 novembre 2014. Giuseppe Verdi : Nabucco. Livret de Temistocle Solera. Avec Nabucco : Giovanni Meoni ; Abigaille : Raffaella Angeletti ; Zaccaria : Alexander Vinogradov ; Fenena : Diana Axentii ; Ismaele : Alessandro Liberatore ; Le Grand-Prêtre de Baal : Kakhaber Shavidze ; Abdallo : Tadeusz Szczeblewski ; Anna : Elena Le Fur ; L’Homme : Yves Breton. Chœur de l’Opéra National de Lorraine. Chef de chœur : Merion Powell. Chœur de l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole. Chef de chœur : Jean-Pierre Aniorte. Orchestre Symphonique et Lyrique de Nancy. Direction musicale : Rani Calderon. Mise en scène : John Fulljames ; Décors : Dick Bird ; Costumes : Christina Cunnigham ; Lumières : Lee Curran ; Chorégraphie : Maxine Braham

 

 

Compte rendu, opéra. Orange. Choregies, le 9 juillet 2014. Verdi : Nabucco (1842). Jean-Paul Scarpitta, Pinchas Steinberg.

verdi_yeux_bandeau_535Vent, orages, rage justifiée des intermittents, inclémence de la température, sans pré-générale et générale la veille même du spectacle, exposant la générosité des chanteurs, au pied du mur, le Nabucco d’Orange aura triomphé de tous les obstacles. L’œuvre : conflit au Proche-Orient. Premier succès d’un Verdi malheureux, frappé par l’insuccès et le deuil familial, la perte de femme et enfants, mais prémices des chef-d’œuvres à venir : Nabuchodonosor, à l’origine, raccourci en Nabucco, créé en 1842 à la Scala de Milan. L’ouvrage est fondé sur le conflit, hélas toujours brûlant, entre Israël et les peuples voisins, en l’occurrence, ici, les  puissants Chaldéens et leur monarque Nabuchodonosor, qui prend d’assaut Jérusalem, et déporte à Babylone les Juifs : une déportation, déjà… Épisode biblique très romantiquement romancé par une invraisemblable histoire amoureuse entre la fille de Nabucco, Fenena, otage des Hébreux et amoureuse de l’un d’eux, Ismaele, connu, symétrie forcée oblige, quand il était prisonnier à la cour de Babylone, lieu de toutes les impossibles rencontres : en somme, une version  nouvelle, inter communautaire et raciale de Pyrame et Thisbé, tragiques amants babyloniens, anticipation de Roméo et Juliette.

L’œuvre : conflit au Proche-Orient

verdi-nabucco-scarpitta-steinbergS’ajoute la passion frustrée pour le même Hébreux d’Abigaille, sœur supposée et rivale de Fenena, pour qu’une fois au moins la soprano perturbe les amours de la mezzo avec le ténor, par ailleurs ambitieuse concurrente de son soi-disant père Nabucco, auquel elle ravit un moment le trône, alors qu’elle n’est qu’une esclave. C’est le seul vrai caractère de l’opéra, ambitieuse pratiquement jusqu’au régicide, au parricide, au déicide, puisque Nabucco est son roi, son père et un dieu tel qu’il s’est décrété. Un conflit d’autorité brutale Père/Fille qui renverse d’avance le duo Rigoletto/Gilda trop poli pour être honnête : père emprisonné ici pour fille séquestrée là. Invraisemblances romantiques contre vérité profonde de la musique. C’est en effet le chœur, célèbre d’emblée, chanté par les Hébreux déportés et esclaves à Babylone, qui assura le succès de l’œuvre : « Va pensiero… », évoque tendrement et doucement, avec une poignante nostalgie, le pays lointain et perdu (« Ô, ma Patrie, si belle… »). Il devint vite l’hymne national révolutionnaire d’une Italie non encore unifiée, sous la coupe autrichienne : VIVA VERDI ! écrivaient sur les murs les Milanais insurgés contre l’Autriche, qu’il fallait lire comme « Vive Vittore Emmanuelle Re D’Italia », le monarque qui fera l’unité italienne. Spontanément, les milliers d’Italiens suivant le cortège mortuaire de Verdi en 1901 entonnèrent ce chant devenu une sorte d’hymne national, sinon officiel, du cœur.

Nabuchodonosor : colosse aux pieds d’argile.    Il s’agit de Nabuchodonosor II, rĂ©gnant Ă  Babylone, entre 604 et 562 avant J. C., hĂ©ros paradoxal. C’est le roi bâtisseur des fameux jardins suspendus de Babylone, l’une des sept merveilles du monde de l’AntiquitĂ©. Il est immortalisĂ© par la Bible, par le Livre de Daniel. Son prestige demeure si grand que Saddam Hussein se considĂ©rait lui-mĂŞme comme un successeur hĂ©ritier de la grandeur de Nabuchodonosor et avait placĂ© l’inscription « Du roi Nabuchodonosor dans le règne de Saddam Hussein » sur les briques des murs de l’ancienne citĂ© de Babylone (près de la Bagdad d’aujourd’hui) qu’il rĂŞvait de reconstruire : tant de ruines dans cette Syrie d’aujourd’hui, Assyrie d’hier…

Selon la Bible, (Da 1 :1-3), vainqueur des Juifs, Nabuchodonosor amena captifs, « Daniel, Ananias et Misael, qui Ă©taient de race royale, et que le roi de Babylone fit Ă©lever Ă  sa cour dans la langue et les sciences des ChaldĂ©ens, afin qu’ils pussent servir dans le palais. » On voit que ce monarque traite bien ses captifs, ses otages sans doute. Daniel, qui le raconte lui-mĂŞme dans ce livre biblique, gagne la confiance de Nabuchodonosor, devient pratiquement son conseiller : un jour, au rĂ©veil, il lui explique le songe qui l’épouvante de la fameuse statue immense, d’or, d’argent, d’airain, mais aux pieds d’argile qu’une petite pierre tombĂ©e de la montagne, rĂ©duit en poudre. (Da 1 :1-44). D’oĂą l’expression « un colosse aux pieds d’argile ».
Le roi conquérant, maître du monde, dans sa superbe ville de Babylone, près de laquelle déjà fut érigée aux origines du monde la présomptueuse tour de Babel qui prétendait escalader le Ciel, méprisant la leçon de son rêve sur la statue colossale aux pieds d’argile, se fait construire une immense statue d’or, toujours selon Daniel, se déifiant lui-même :
Il « fit publier par un hĂ©raut que tous ses sujets eussent Ă  adorer cette statue […] sous peine, contre ceux qui y contreviendraient, d’ĂŞtre jetĂ©s dans une fournaise ardente. »

Mais face au miracle des trois enfants juifs refusant de renier leur Dieu et de l’adorer, sauvés des flammes,

« Alors Nabuchodonosor rendit gloire au Dieu [des enfants dont il] reconnut []a puissance et [l]a majesté, et ordonna que quiconque aurait proféré un blasphème contre le Seigneur, le Dieu des Hébreux, serait mis à mort, et sa maison changée en un lieu souillé et impur. Il éleva en dignité les trois Hébreux dans la province de Babylone, et donna un édit dans lequel il publia la grandeur du Dieu des Juifs, et raconta ce qui lui était arrivé ensuite du songe. »

Ce Nabuchodonosor biblique reconnaissant la grandeur du Dieu des Hébreux était le thème et sujet bien connu de pièces sacrées et d’oratorios baroques. Ainsi, ce Nabucco, dialogo a sei voci (Messine, 1683) de Michelangelo Falvetti (1642–1692),  livret de Vincenzo Giattini récemment redécouvert et enregistré(Falvetti: Nabucco, 1683. Leonardo Garcia Alarcon, direction).

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La réalisation à Orange

On a d’abord un peu peur à lire la « Note », notable de longueur, exaltée de points d’exclamation, de Jean-Paul Scarpitta, qui signe mise en scène, décor et costumes, tant les intentions déclarées répondent souvent peu à l’attention éclairée du résultat. Mais la sobriété de l’ensemble, traité justement en oratorio eu égard à la faiblesse dramaturgique rassure vite.
Devant le mur vide de toute décoration, l’équerre noire du plateau en bitume, signifiante matière locale du lieu supposé de l’action, puisque c’est le lac Asphaltite des Anciens, ou mer Morte, qui donne son nom à l’asphalte, que les extraordinaires lumières d’Urs Schönebaum font miroiter en flaques argentées : ombre et lumière incertaine, grisaille picturale entre rêve et réalité, sombre terre de deuil  et de cendre d’une ville assiégée et vite vaincue, envol, vol éperdu de mouettes blanches et grises, les femmes, et les noirs corbeaux, les hommes, châles, foulards rayés de gris, de rayures noires sur le blanc des vêtements flottants d’affolement et de vent d’une foule apeurée, prise au piège du Temple de Salomon par les assaillants. On connaît, bien plus tard, la terrible injonction de Foulque de Marseille aux croisés hésitant entre cathares et catholiques réfugiés dans la cathédrale de Béziers :

« Tuez les tous, Dieu reconnaîtra les siens. »

Temps peut-être moins barbares que le Moyen-Âge soi-disant chrétien, ou nécessités de la main-d’œuvre pour travaux colossaux dans la capitale chaldéenne, les Juifs prisonniers seront déportés —déjà la déportation comme inscrite dans des gènes par la cruauté de l’Histoire— à Babylone, sans doute pour les fameux et gigantesques jardins suspendus où on les retrouvera plus tard pour leur fameuse déploration de la patrie perdue. Pour l’heure, dos alternativement tourné, dans une discrimination hommes/femmes vers ce qui est devenu Mur des lamentations, avec des mouvements d’ailes de leurs bras impuissants, ils interpellent un Ciel muet, sans doute un Dieu absent, au pied de ce monument sans autre transcendance que la culture des hommes, et l’on pense à Vigny :

Le juste opposera le dĂ©dain Ă  l’absence
Et ne répondra plus que par un froid silence
Au silence éternel de la divinité.

Certes, on ne peut attendre de silence des chœurs, si animés ici. C’est peut-être la plus belle réussite de Scarpittaque son art de faire évoluer, voler dirait-on, en musique les grandes masses chorales et chromatiques dans ce clair-obscur, mélange d’ombre et de lumière à la Rembrandt, soudain éclairé par la tache rose de la robe de Fenena, la dorure du corsage vert d’Abigaille, d’abord vierge guerrière virile cuirassée de haine puis adoucie de la féminité de voiles volant au vent, devenant ténébrisme/luminisme caravagesque dans une lumière rasante, tranchante, qui isole l’onirique couple du Lévite et du Grand Prêtre de Juda. Les lumières d’Urs Schönebaum sont si dramatiquement belles et autosuffisantes qu’on en regrette presque les projections vidéos, pourtant intéressantes de Christophe Aubry et Julien Cano, et nécessaires pour situer les lieux de l’action, dont les briques qui habillent le mur pour signifier le palais chaldéen coloré après la grise austérité hébraïque.
La même nécessité dramatique de contraste explicatif régit le choix des costumes des Chaldéens, luxueux d’un faste oriental, bleu des céramiques de la Grande Porte d’Ishtar à Babylone que l’on peut voir au musée Pergamon de Berlin, sur du vert acide, la rigidité des lances des soldats évoquant les fameuses fresques. L’ensemble a la simplicité narrative et manichéenne des bandes dessinées.

L’interprĂ©tation

La distribution, comme toujours à Orange est soignée, même dans les « seconds plans », dont on peut être assuré qu’ils seront ou ont été au premier plan et y reviendront. Ainsi,Marie-Adeline Henry est une belle Anna qu’on reverra avec plaisir, tout comme Luca Lombardo, dont on n’a plus à dire les qualités vocales et scéniques, en Abdallo épisodique. Dans cette œuvre, qui ne répond pas au schéma vocal habituel de l’opéra romantique, le couple traditionnel de jeunes premiers, généralement ténor/soprano, devient ténor/mezzo, mais n’occupe pas le premier plan dramatique, n’ayant qu’un rôle anecdotique sentimental sans grande effusion lyrique, mais permet à Piero Pretti de déployer un beau métal ardent en Ismaele et à Karine Deshayes de séduire par la souplesse de sa voix d’ambre et d’ombre en Fenena. Dans le rôle terrible Abigaille, dont la tessiture embrasse le do grave et le do, le contre ut, aigu, avec un médium corsé de soprano dramatique et d’agilité, Martina Serafin assume et assure avec panache sa prise de rôle avec d’orageuses et rageuses vocalises et des aigus acérés sans acidité, avec d’une grande prestance scénique. Le contraste n’est est que plus grand, et peut-être plus dramatique entre cette fille virile au sens guerrier antique, avide de pouvoir, et le père impuissant, faible, désemparé, héros déchu, pris de folie, qu’est Nabucco : le baryton George Gagnidzé a une voix qui n’a pas le corps de sa corpulence, malgré une grande sensibilité, une sensible musicalité, un beau velours. D’emblée, il est touchant sans avoir été terrifiant, dieu à son crépuscule sans avoir connu d’aurore ou de zénith. À côté, l’apparemment vaincu Grand Prêtre hébreux, Zaccaria, est campé par un Dmitry Beloselskiy, triomphant, insoumis, indomptable,  qui se joue des abîmes et pics de sa partition, passant du fa grave au fa dièse aigu sans difficulté, sans perte de volume et de couleur. Digne basse adverse, Nicolas Courjal, en Grand prêtre de Baal, avec moins d’interventions vocales, impose la noirceur de sa magnifique voix et de ses desseins avec tout le talent scénique qu’on lui connaît.

Mais Nabucco, rompant avec la tradition romantique lyrique, est déjà un opéra orchestral et choral et Pinchas Steinberg , à la tête de l’Orchestre National de Montpellier Languedoc-Roussillon y donne toute sa mesure, faite de précision au cordeau et de nuances infimes qu’il sait faire surgir des divers pupitres. Déjà, l’ouverture, inhabituellement longue, ménage, tout en annonçant des thèmes, un suspense musical et annonce les conflits : accords feutrés des cuivres (malgré un flottement) comme un passé brumeux nostalgique, puis éclats de fureur, rythme haletant et explosant de l’ambition, galop effréné… Les chœurs, si nombreux, sont excellents et honorent leurs chefs respectifs. Pierre de touche attendu, le chœur « Va pensiero… », universelle déploration des exilés, est tout en douceur intime, déchirante, comme une déploration qui s’adresse moins au ciel qu’au plus secret du cœur.

Compte rendu, opéra. Orange. Chorégies, le 9 juillet 2014. Verdi : Nabucco (1842). Opéra en quatre actes. Livret de Temistocle Solera, d’après Nabuchodonosor (1836), drame d’Auguste Anicet-Bourgeois et Francis Cornue.

 

Illustrations : Verdi (DR). Nabucco et Fenena © B.Abadie / C. Reveret 2014

Compte-rendu, opéra. Genève. Grand Théâtre, les 1er et 2 mars 2014. Giuseppe Verdi : Nabucco. Roman Burdenko / Lucio Gallo, Elizabeth Blancke-Biggs / Csilla Boross, Ahlima Mhamdi, Leonardo Capalbo, Almas Svilpa / Roberto Scandiuzzi. John Fiore, direction musicale. Roland Aeschlimann, mise en scène

Passion Verdi sur ArteAprès plus de vingt ans d’absence, Nabucco, l’ouvrage qui assura le succès à Verdi, revient à l’affiche du Grand Théâtre de Genève. Annoncée comme une nouvelle production, la mise en scène du suisse Roland Aeschlimann n’est en réalité qu’une révision de sa scénographie imaginée pour l’Opéra de Francfort en 2001.
Sur la droite, un rocher suspendu Ă  un câble au-dessous d’un trou bĂ©ant. Durant l’ouverture, une figure masquĂ©e parcourt la scène, portant les Tables de la Loi, et brise les tablettes de pierre sur le sol. Le rideau se lève alors sur une vision très actuelle du peuple juif gĂ©missant devant une muraille qui n’est pas sans rappeler le Mur des Lamentations. Sous une explosion, la cloison se fend pour livrer passage Ă  Nabucco… qui dĂ©barque en 4×4 et affublĂ© de lunettes de soleils noires.

Voix puissantes et lourds symboles pour Nabucco

 

verdi_Nabucco_Credit_ArianeArlotti

 

 D’immenses escaliers monumentaux occupant toute la scène, une montagne de livres jetĂ©s Ă  bas par Abigaille Ă  la recherche du document prouvant sa naissance plĂ©bĂ©ienne, une Ă©toile de David surdimensionnĂ©e que porte Zaccaria en guise de chaĂ®nes lors de sa condamnation… Une imagerie imposante, mais Ă  la symbolique lourde et primaire, dont l’effet se voit annihilĂ© par des costumes souvent laids et aux couleurs criardes. Certains symboles demeurent obscurs, tel le roc qui paraĂ®t reprĂ©senter la prison de Nabucco, pierre qui se voit raccrochĂ©e Ă  son filin pour signifier l’emprisonnement et qui s’en trouve dĂ©tachĂ©e lors du retour Ă  la libertĂ©. Un rappel du Rocher de la Fondation, le lieu le plus saint du judaĂŻsme ? Et fallait-il vraiment, pour illustrer la folie qui dĂ©vore l’esprit du roi babylonien au milieu de l’œuvre, habiller le souverain d’une camisole de force ? On reste Ă©galement dubitatif quant au suicide de Fenena durant les derniers accords, geste aussi soudain qu’incomprĂ©hensible.
Belle trouvaille, en revanche, que cet ange de la Mort qui parcourt les marches, et conduit Abigaille pour son dernier soupir, un ultime tableau d’une réelle beauté. La direction d’acteurs se révèle souvent sommaire, les hallucinations du rôle-titre semblant avoir davantage intéressé le metteur en scène que sa relation avec ses filles, thème pourtant cher à Verdi et développé dans cette œuvre pour la première fois. Quant aux projections vidéo, si l’apparition au milieu de l’ouverture d’un passage de la Bible écrit en hébreu, annonçant la chute de Jérusalem aux mains du roi de Babylone – permet une image forte, l’interminable interruption qui sépare les deux premiers actes et que meuble un œil immense – celui de Dieu – grossissant peu à peu jusqu’à occuper le rideau tout entier, fut peu appréciée.

Le lendemain après-midi, la production fonctionne mieux, grâce à une énergie décuplée de la part des interprètes et une plus grande fluidité dans les enchaînements. Monter Nabucco aujourd’hui relève de la gageure, qui plus est en double distribution, la maison genevoise a donc fait de son mieux pour rassembler des artistes capables de venir à bout de cette écriture exigeante.
Aux cĂ´tĂ©s de l’Abdallo efficace de Terige Sirolli et du Grand PrĂŞtre de Baal bien chantant de Khachik Matevosyan, se distingue l’Anna charismatique d’Elena Cenni, Ă  la voix bien conduite et Ă  la prĂ©sence scĂ©nique Ă©vidente, tant elle attire le regard dès qu’elle paraĂ®t sur le plateau.
Le Zaccaria de la basse Almas Svilpa commence bien, mais semble pousser souvent sur sa voix, pourtant puissante, l’instrument paraissant assez rapidement se voiler d’un filet d’air et perdre en impact. La ligne de chant demeure ainsi souvent irrégulière, là où en attendrait un violoncelle. Le comédien se révèle en outre assez fruste, usant fréquemment d’une gestuelle par trop stéréotypée.
Le lendemain, Roberto Scandiuzzi offre à entendre davantage la voix du rôle, profonde et noble, mais il faut attendre sa prière de l’acte II pour profiter pleinement des qualités de diseur et de musicien de la basse italienne.
Jolie découverte que la Fenena fraiche et charmante de la jeune mezzo franco-marocaine Ahlima Mhamdi, dotée d’un timbre chaleureux et d’une émission vocale très naturelle. Son air du IV révèle ainsi une belle sensibilité et un vrai sens du legato, des qualités dont on espère qu’elles vont pouvoir continuer à se développer.
Fougeux Ismaele, le ténor Leonardo Capalbo assure fièrement sa partie, mais paraît souvent à la limite de ses moyens, tout en gérant intelligemment l’écriture du rôle pour s’en sortir sans défaillance.
On retrouve avec plaisir l’arrogant baryton de Roman Burdenko, qu’on avait hâte de revoir depuis son retentissant Enrico lillois voilà quelques mois. A trente ans à peine, le chanteur russe offre un portrait déjà très abouti du rôle-titre. Si son entrée pouvait faire craindre des nuances sacrifiées au profit de la seule puissance vocale, la suite laisse apparaître un authentique musicien. Dès la fin du deuxième acte, le stentor fait place au comédien, investi de bout en bout et très touchant dans ses accès de tendresse. Mais c’est dans son air « Dio di Giuda » que l’interprète affleure pleinement, déployant des piani qu’on ne lui soupçonnait pas et un legato prometteur. L’émission, toujours éclatante mais prenant appui sur un abaissement laryngé à notre sens excessif, remonte alors, se faisant plus brillante, plus veloutée, en une prière chantée avec beaucoup d’intériorité. La cabalette qui suit lui permet de laisser éclater toute sa voix avec une jubilation communicative, culminant sur un la bémol inattendu et conquérant. Un petit travail sur l’égalité du legato ainsi que le timbrage de la nuance piano, et on tiendra là un grand baryton Verdi.
Ce que n’est pas Lucio Gallo, incarnant le rôle-titre le lendemain en remplacement de Franco Vassallo initialement prévu. Le baryton italien se heurte ici à ses propres limites en matière de largeur et d’aigu, faisant néanmoins de son mieux pour assurer convenablement sa partie, sans grand éclat mais sans déshonneur, nuançant son chant et faisant solidement sonner sa voix – selon nous trop couverte – aux moments opportuns.
Reste le cas d’Abigaille, le rôle le plus meurtrier jamais écrit par le compositeur pour une voix de femme – avec Odabella et Lady Macbeth –, couvrant une large tessiture aux écarts aussi soudains que périlleux, exigeant puissance sonore et autorité de l’accent, sans oublier un aigu insolent.
Autant d’exigences qui font reculer les interprètes devant ce personnage grandiose. Visiblement habituée des rôles réputés inchantables, la soprano américaine Elizabeth Blancke-Biggs déconcerte par une voix aux registres désunis, passant brutalement d’un mécanisme à l’autre à grands renforts de coups de glotte, le médium paraissant avoir disparu, ne laissant subsister que la voix de poitrine, amenée ainsi très haut, et la voix de tête. Autant de signes qui trahissent une vocalité d’origine plus légère et annoncent un déclin en marche. Néanmoins, au fil de la représentation, on finit par être fascinés par cet instrument d’une longueur et d’une solidité à toute épreuve, osant tout, franchissant allègrement les limites du bon goût, cette outrance renforçant encore la démesure du personnage. La chanteuse paraît ainsi littéralement possédée par son rôle, dardant des aigus faciles et puissants – un contre-ré à la fin du premier acte ! – tels des javelots, traversant chœur et orchestre depuis le fond de scène, et déversant des graves abrupts mais d’un impact considérable. Sa mort surprend alors par une ligne de chant soudain épurée, un timbre radouci, véritable volte-face vocale, pour une belle émotion achevant la soirée.
Le jour suivant, c’est la soprano hongroise Csilla Boross qui porte le costume d’Abigaille. La chanteuse, pourtant annoncée souffrante, se révèle étonnamment à l’aise dans cette écriture impossible, démontrant comment ce rôle doit être chanté. Homogène sur toute la tessiture, jamais grossie, à l’aigu ample et rond, la voix possède en outre une couleur somptueuse, et l’interprète allège intelligemment ses notes les plus basses pour épargner le haut de l’instrument, sachant colorer son chant et varier les inflexions. Altière et fière, l’interprète ne sombre jamais dans la vulgarité et humanise cette femme avide de pouvoir, dévoilant les failles sous la colère. Sa cantilène du II demeure ainsi un modèle de legato et de sensibilité, sonorités moelleuses et archet à la corde. Une très grande incarnation d’un rôle épuisant, et une chanteuse qu’on suivra de très près.
A la tête d’un chœur excellent, notamment dans un « Va pensiero » très travaillé, et d’un Orchestre de la Suisse Romande en pleine forme, le chef américain John Fiore donne ses lettres de noblesse à cet ouvrage, sculptant la pâte instrumentale, distillant éclat et douceur tour à tour, avec un vrai respect pour cette écriture musicale plus subtile qu’on veut bien souvent le croire. Seul bémol : les cabalettes tronquées de leurs reprises, coupures regrettables avec des voix de ce calibre. Deux représentations dont on sort avec le sentiment d’en avoir pris plein les oreilles, un plaisir devenu rare aujourd’hui.

Genève. Grand Théâtre, 1er et 2 mars 2014. Giuseppe Verdi : Nabucco. Livret de Temistocle Solera. Avec Nabucco : Roman Burdenko / Lucio Gallo ; Abigaille : Elizabeth Blancke-Biggs / Csilla Boross ; Fenena : Ahlima Mhamdi ; Ismaele : Leonardo Capalbo ; Zaccaria : Almas Svilpa / Roberto Scandiuzzi ; Le Grand-Prêtre de Baal : Khachik Matevosyan ; Abdallo : Terige Sirolli ; Anna : Elisa Cenni. Chœur du Grand Théâtre de Genève ; Chef de chœur : Ching-Lien Wu. Orchestre de la Suisse Romande. John Fiore, direction musicale. Mise en scène et décors : Roland Aeschlimann ; Costumes : Andrea Schmidt-Futterer et Roland Aeschlimann ; Lumières : Simon Trottet ; Vidéo : fettFilm ; Collaboration à la mise en scène et expression corporelle : Andrea K. Schlehwein.