Identifions les points discutables de cette production pour mieux les écarter ensuite. Tous ceux qui sont venus écouter l’opéra La Esmeralda de Louise Bertin (1805 -1877) en seront pour leurs frais : l’adaptation pour 5 musiciens en place d’un opéra taillé pour l’Opéra de Paris en 1836 paraît réduit à l’essentiel pour ne pas dire resserrée à une version famélique qui frustre l’amateur romantique qui pensait écouter les couleurs et les vertiges d’une partition symphonique.
Pour ceux qui venait [re] découvrir le texte et l’histoire d’Esmeralda telle qu’elle est développée par Victor Hugo, lui-même librettiste pour Louise Bertin, resteront saisis par les libertés et les distorsions prises, assumées vis à vis de son roman « Notre-Dame de Paris ».
Ce soir c’est une toute autre histoire où les tableaux et scènes de l’opéra sont ni plus ni moins… déplacés au bon vouloir des concepteurs. Ici Phoebus meurt, emmenés par les sbires du prêtre diabolique Frollo après avoir violé la bohémienne [dans le roman le beau capitaine est poignardé par l’éclésiastique]. L’action mêle cynisme et violence qui à partir de l’opéra de Bertin, réinventent une intrigue inédite.
Dans une vision rock / romantisée qui allège et attendrit considérablement le personnage central de l’égyptienne (on pensait Esmeralda plus proche de Carmen que de Michaella)… La voici ici soeur de Gilda [du Rigoletto de Verdi : enamourée, innocente, trop naïve et quand même assez passive…] et de Marguerite [du Faust de Gounod, dans la scène de la prison : accablée, contrainte, suppliciée…] ; elle accomplit même son destin sacrificiel et devient dans le tableau final, Jeanne d’Arc, brûlée vive sur le bûcher.
Première à l’Opéra de Saint-Etienne
d’un nouveau spectacle
d’après La Esmeralda,
le grand opéra oublié de Louise Bertin
et Victor Hugo [1836]
Depuis certaines mises en scène où les opéras du répertoire sont réécrits, leur fin (donc le sens et le rythme même du drame originel) sont escamotés,on ne s’étonne plus de rien. En voici encore un exemple éloquent. Bémol de taille, la relation si bouleversante entre Quasimodo / Esmeralda, la gueule cassée et la Belle est totalement escamotée. L’arc tendu du spectacle s’appuie essentiellement sur 2 scènes fortes : le viol d’Esmeralda par Phoebus et l’agression sexuelle de l’archidiacre sur l’incarcérée. 2 temps qui soulignent combien sur la scène, la jeune femme désirée, convoitée est le sujet de toute les destructions physique et morales possibles. La scène se fait arène d’un acharnement contre la femme.
Tout n’est pas totalement négatif cependant. La violence annoncée, la brutalité barbare mise en avant sont bien là, sujets exposés sans fard dès les premières scènes… Sur le plateau, le prêtre Frollo règne en maître et despote commandant ses affidés jusqu’aux limites de l’abject : ainsi la façon dont instrumentistes et acteurs hurlent leur haine sur Quasimodo exposé comme une bête de foire, un bouc émissaire, proie désignée de toutes les rancœurs ; ainsi la scène du viol d’Esmeralda par un Phoebus aussi décadent qu’efféminé, se déroule sous les yeux du prêtre lascif et impudique (qui ne se contrôle plus)… Aucun doute, le spectacle n’a rien d’enchanteur.. C’est même un étalage de beuveries et paillardises (à la taverne) qui portent l’action vers sa fin inéluctable : l’exécution de l’agent désigné, l’égyptienne, trop libre, trop belle, trop désirable.
Dans ce geste libre voire délirants, les spectateurs ont droit à un prologue théâtral déjanté qui est censé évoquer la fête des fous [qui ouvre le roman de Hugo], et le concours où Quasimodo est désigné « pape des fous » et des gueux en raison de sa laideur. Les candidats en lice effectivement montent chacun sur le plateau central, et face, public, en pleine lumière, s’adonnent à une démonstration de grimaces.
La surprise (heureuse) vient à jardin du côté des 5 musiciens qui jouant sur instruments d’époque (l’Ensemble Lélio) rétablissent dans la mesure de leur effectif, le drame musical conçu par Louise Bertin. On y goûte entre autres l’air des cloches de Quasimodo [déplacé en début d’action], le très beau trio entre Frollo / Esmeralda / Phoebus. Comme le chœur sacré placé en fin d’ouvrage au moment de la préparation du bûcher final et qui compose comme un chœur céleste pour la femme violée, sacrifiée, brûlée … À la manière du Faust de Berlioz et sa fameuse apothéose de Marguerite en conclusion.
Mais ici les éléments ne sont pas aussi clairement exposés et Esmeralda demeure au bûcher comme dans un purgatoire où son sort n’est pas scellé… Excellente conclusion qui dénonce l’injustice et la barbarie au nom du genre ; dans le roman de Hugo, l’infect Frollo n’aime ni les femmes ni les bohémiens et s’il a adopté le monstre Quasimodo s’est bien pour s’en servir et le manipuler au besoin. L’emprise du prêtre, ses atteintes à la pudeur et au respect le plus humain en font un être méprisable, le parfait dégueulasse (le frère de Scarpia ?).
La notice qui présente spectacle et interprètes précisent que les chanteurs ont particulièrement travaillé le style romantique… Comme on aimerait le croire. Certainement les solistes se bonifieront en cours de tournée.
La basse Renaud Delaigue incarne un Frollo / sorcier méphistophélique, cruel et abject au possible ; le Quasimodo de Christophe Crapez est idéalement bestial et crédule, ici soumis à Frollo (alors que chez Hugo, le « diable » carillonneur de plus en plis épris d’Esmeralda ira jusqu’à défenestrer son « maître »…) ; enfin, Martial Pauliat en Pheobus maniéré, fait vivre le capitaine séducteur et jouisseur, parfaitement irresponsable et parfaitement trivial.
Rôle plus parlé que chanté, le mendiant Clopin Trouillefou, Arthur Daniel plein d’aplomb provocateur (le chef des mendiants lui aussi inféodé au pouvoir du Prêtre), devient ici une sorte de monsieur Loyal qui replace chaque scène dans son contexte [La place de grève, l’auberge,… .] ; c’est lui qui reste le mieux articulé car on a peine à comprendre les chanteurs et l’auditeur perd entre 30 et 40 % du texte. S’agissant de Hugo, c’est quand même dommage, d’autant qu’il manque les sous-titres habituels permettant aux spectateurs de comprendre comme mesurer les enjeux de chaque scène.
Arthur Daniel en mendiant Clopin © JL Fernandez
Dans le rôle-titre, la jeune soprano Jeanne Mendoche a une jolie voix fluette, agile et sans tension ; si l’interprète gagne en sûreté peu à peu, de sa première apparition au bûcher, elle sait composer avec la fragilité rien que soumise du personnage ; en réalité, l’inverse, de la caractérisation expressive et puissante du personnage tel que défendu à la création en 1836, par la légendaire Cornélie Falcon, légende vocale à son époque. Comme nous l’avons dit, le parti pris du spectacle est tout autre et invente son propre chemin.
Sous la conduite du pianiste fin narrateur et très investi, Benjamin d’Enfray, l’engagement des 5 instrumentistes sur scène (violon, violoncelle, basson, clarinette et donc clavier) reste impeccable tout du long offrant une lecture chambriste, souple équilibrée remarquablement caractérisée pour chaque séquence ainsi combinée.
D’une sauvagerie évidente qui déferle sur les planches, la production séduirait presque si nous ne restions un peu sur notre faim ; mais cette nouvelle production promise à tourner car ce soir est sa première, mérite d’être saluée comme une excellente… mise en bouche ; elle isole et souligne dans le mythe de départ, ses sujets les plus violents comme les plus actuels ; elle donne immédiatement envie d’aller consulter le livret comme la partition de Louise Bertin et de Victor Hugo, dans leur version intégrale originale. On y retrouve la violence et la barbarie humaine, le jeu des manipulations sordides, de la jalousie à l’adoration sadique ; en servant un thème actuel, celui de la violence faite aux femmes, le spectacle ne pouvait mieux servir cette écœurante mais juste dénonciation.
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SAINT-ETIENNE, Opéra – Théâtre Copeau, le 7 novembre 2023. LOUIS BERTIN : La Esmeralda. Jeanne Desoubeaux, mise en scène. Ensemble Lélio, Benjamin d’Anfray, direction musicale et arrangements. En tournée ensuite : Opéra Grand Avignon, Tours, Vichy, Quimper, Meudon… Photos : © Cyrille Cauvet
La ESMERALDA en tournée
SAINT-ETIENNE, les 7 et 8 novembre 2023 à l’Opéra de Saint-Étienne (Théâtre copeau) ;
PARIS, (Bouffes du Nord) du 17 nov au 3 déc 2023 ;
Opéra GRADN AVIGNON, le 9 décembre 2023 ;
MEUDON, Centre d’Art et de Culture, le 18 janvier 2024 ;
VICHY, Opéra, le 2 février 2024 ;
TOURS, Opéra, les 30 et 31 mars 2024.
Prochain spectacle lyrique à l’Opéra de Saint-Étienne : VERDI, Il Trovatore les 17, 19, 21 nov 2023 : https://www.classiquenews.com/saint-etienne-opera-verdi-il-trovatore-les-17-19-et-21-nov-2023/
SAINT-ÉTIENNE, Opéra. VERDI : Il Trovatore, les 17, 19 et 21 nov 2023
Approfondir
LIRE aussi notre présentation de la nouvelle saison 2023 – 2024 de l’Opéra de Saint-Étienne : https://www.classiquenews.com/opera-de-saint-etienne-nouvelle-saison-2023-2024-operas-danse-les-temps-forts/
OPÉRA de SAINT-ÉTIENNE : nouvelle saison 2023 – 2024 : opéras, danse, concerts… les temps forts
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