Orange, Chorégies. Verdi : Nabucco, Otello. 9 juillet > 5 août 2014. A Orange, on « redouble » chaque œuvre choisie : donc deux Nabucco, deux Otello. Un fragment de la totalité verdienne – 28 opéras – qui permet, sous le Mur romain, de contempler des moments essentiels. Le 1er chef-d’œuvre reconnu, Nabucco, une histoire biblique dont les échos vont du côté de l’Unité Italienne au XIXe (« Va pensiero »…). Et un couronnement dramaturgique : l’ultime tragédie d’Otello, ambigu et violent récit des aventures du More de Venise, de sa belle Desdémone et du provocateur Iago…
Le destin
Quand Giuseppe devient Verdi, au début des années 1840… Avant Nabucco, il y avait un jeune autodidacte très doué, formé à la composition par Lavigna, et qui après échec pour un poste à Busseto, était allé à Milan commencer une carrière dans la mélodie (Romanze, 1838) et surtout l’opéra (un brouillon, Rocester, remis sure le métier pour Oberto, accepté par un impresario qui fait monter l’œuvre avec un certain succès à la Scala (1839). Tout serait bien pour ce compositeur de 26 ans si le destin ne frappait à coups redoublés : la mort de deux très jeunes enfants, puis celle – maladie foudroyante – de l’épouse, Margherita (1840), pendant que s’écrit un opéra-bouffe, Un jour de règne, qui d’ailleurs connaîtra un humiliant échec.
Va pensiero…
Mais Verdi est déjà un vibrant patriote et veut voir se réaliser l’unité de son pays contre l’occupant autrichien ; il a été introduit dans les milieux de l’opposition libérale aristocratique (le comte et la comtesse Maffei) et il a adhéré aux idées progressistes de Mazzini. C’est ainsi qu’il tombe sur un livret biblique (le drame du peuple juif en exil à Babylone), écrit par Temistocle Solara, dont le père avait été interné au Spielberg (là où le poète S. Pellico avait composé « Mes Prisons »). Il s’enthousiasme pour le chant des exilés soumis au travail forcé loin de leur patrie : « Va, pensée, sur tes ailes dorées », qui deviendra par le vers initial « Va pensiero, sull ali adorate » hymne de ralliement à la libération des Italiens, symbole de la partition entière, et même ce que nous appelons un « tube » à vocation universelle. La composition de l’opéra est entreprise dans la fièvre.
Le livret amalgame des faits historiques et des personnages soit imaginaires (Abigaïle, prétendue fille de Nabucco et « réelle » esclave, devenant reine par coup d’Etat !), soit placés en situations destinées à provoquer l’admiration, la terreur ou la pitié… Les histoires d’amour s’y enlacent au cours historique des choses et des peuples, l’aile de la folie s’étend sur le héros, le roi Nabucco, qui recouvrera la raison et se ralliera au Dieu d’Israël. Le « véritable » Nabuchodonosor, souverain de l’empire néo-babylonien au début du VIe , lui, n’avait été…que le bâtisseur d’une Cité aux 18 kms de murailles et aux jardins suspendus.
Comme j’aimerais être à votre place !
L’opéra fait en tout cas commencer l’immense carrière de Verdi. Le soir de la première à la Scala, « le violoncelliste Merighi dit au compositeur « caché » dans la fosse d’orchestre : Maestro, comme j’aimerais être à votre place ! Et ce soir-là en effet, la victoire est totale ! » (P.Favre-Tissot). Mais quelles significations en profondeur, du côté de ce qu’on n’appelle pas encore l’inconscient et qu’on apprendra dans un demi-siècle à sonder par la parole libérée ? « Il est curieux de noter que Nabucco prépare ce Roi Lear auquel Verdi rêvera pendant tant d’années, dont il commencera la composition et qu’il ne pourra jamais mener à bien.(J.F.Labie). Et chez le Grand Will(iam Shakespeare, pierre angulaire du romantisme européen), Verdi puisera pour Macbeth, Otello et Falstaff. Comme dans Lear, Nabucco est à la fois « roi et père, tyrannique, fou et humilié, tout le prépare à devenir père assassin . Et le père qui remplit mal sa fonction devient à la fois meurtrier et victime en puissance. » Simone Boccanegra puis Rigoletto parleront ensuite et très fortement du Père, avec quelle intensité !
Nos Révolutions et les leurs
L’autre tension plus clairement lisible, est historico-politique. Notre « qualité » de Français nombrilistes ne nous fait guère prêter trop d’attention à la « naissance d’une nation », fût-elle de l’autre côté des Alpes. Et nous avons notre Révolution – la Grande, avec ses petites soeurs du XIXe -, notre Unité hexagonale n’avait pas attendu le siècle du romantisme pour se faire.Hormis donc le très célèbre Viva V.E.R.D.I !, nous ne sommes pas très au fait d’une Histoire italienne qui n’avance pas alors irrésistiblement, et plutôt piétine après ses succès, voire recule (pour mieux sauter, disent les optimistes). Où l’imbroglio des idéologies déroute : républicains rouges et impatients (Garibaldiens), modérés se ralliant à la raisonnable monarchie de Piémont-Sardaigne, contre principautés et royaume obsolètes du nord et du sud. Il en va de même pour les actions : sociétés secrètes, complots et attentats au début, carte militaire d’armées traditionnelles à jouer ensuite contre l’Occupant, alliances même étrangères au jeu équivoque, retournements et attentismes, monarchie parlementaire et négociatrice contre grande aventure républicaine… Sans oublier qu’au nombre des « tyrannies » figure la Papauté, encore puissance temporelle (les Etats de l’Eglise) et qui, sauf brève illusion lyrique (Pie IX, les premiers mois),joue la carte du monde ancien et répressif, en attendant de se poser en victime « prisonnière » après 1870 et pour 60 ans dans les frontières de son village d’opérette vaticane…
Le pouvoir est rassurant
Et certes en 1842, on est encore loin du moment spectaculaire où le musicien V.E.R.D.I, avec jeu de lettres sur son nom, incarnera le patriotisme trahi de 859, quand Napoléon III « lâche » les Itliens en laissant l’Autriche garder la Vénétie. La démission provisoire du comte Cavour, réaliste serviteur de la royauté piémontaise, puis son idée – après retour au pouvoir – de pousser Verdi à la députation font partie de ce qu’on dirait aujourd’hui un « bon plan de comm politique ». D’ailleurs, depuis le temps de Nabucco, Verdi est passé du républicanisme mazzinien au conservatisme « à la Vittorio-Emmanuele », comme le souligne l’historien non-conformiste de la musique J.F.Labie (Le Cas Verdi) : « La pente naturelle du caractère de Verdi, et aussi sa violence mal contenue, le poussent à l’acceptation d’une puissance souveraine, non pas par accident, mais par essence, parce que le pouvoir est rassurant… »
Discussions au-delà des clichés
La mort de Cavour (« le Prométhée de la Nation », selon le musicien)dès 1861 finira par l’éloigner de la politique, et ses enthousiasmes auront toujours été freinés par une bonne dose de prudence (conservatrice) ». André Segond ajoute : » En fait Verdi resta farouchement hostile à tous les mouvements populaires qui visaient à la conquête de plus grandes libertés politiques et économiques. » Spectateur attentif, vous voyez qu’au-delà des clichés confortables, il y a bien des discussions virtuelles et désirables sous le Mur ! Là, c’est le metteur en gestes et images Jean-Paul Scarpitta, le chef Pinchas Steinberg, l’Orchestre Montpelier-Languedoc (à Orange pour la 1ère fois), les solistes (dont Martina Serafin, en Aigaïlle, George Gagnidze en Nabucco et D. Belossleilskiy en Zaccaria) et les Chœurs Régionaux, qui traduiront la jeunesse du1er chef-d’œuvre verdien.
Mon gauche patois de Busseto
Mais n’est-ce pas un autre (nouveau ?) Verdi qui propose en 1887 (écriture commencée depuis 1882) sa vision tragique –obsédante et obsédée – d’un sombre héros shakespearien ? Arrigo Boito est alors devenu dramaturge et conseiller de Verdi, et il a « comploté avec l’éditeur Ricordi pour que Verdi sorte du silence observé depuis Aïda (1871) puis le Requiem (1874) ». Alors, shakespeariennement oublié le Macbeth (1846) que Verdi avait appelé « mon péché de jeunesse » … En réalité, il faudra quatre ans d’écriture pour Otello, « de la dépression et du secret ». En 1883, il y aura eu le choc – sinon affectif, du moins esthétique – provoqué chez l’Italianissime par la mort de Wagner (son conscrit !). Certes, comme le note André Gauthier, les distances auront été marquées depuis longtemps : « Nous sommes des Italiens, avait rappelé Verdi : je ne veux pas transcrire la sublime polyphonie de Wagner en mon gauche patois de Busseto ! »
La création d’Otello sera un triomphe, et des Français « importants » sont présents à la Scala : Massenet, Reyer, Clémenceau, et même ce Camille Bellaigue qui aura 15 ans plus tard l’inoubliable formule : « L’orchestre de Pelléas ne fait pas grand bruit, mais un vilain petit bruit. ». Après d’interminables approbations du public, une foule raccompagne l’auteur à l’Albergo Milano, l’interprète Tamagno entonne au balcon l’Esultate du début de l’opéra. « La gloire, constate Verdi, la gloire.. ;Oui, mais j’aimais tant ma solitude en compagnie d’Otello et de Desdémone ! »
Le poison de la jalousie
Otello, c’est un huis-clos – une fois passé le 1er acte de tumulte chypriote, lui-même nouveau lieu de réflexion sur le pouvoir – montrant de brûlante façon que « l’enfer c’est les autres » dès lors que le poison de la jalousie est venu habiter corps et âmes : dans Shakespeare déjà, elle était, selon Iago, « lemonstre aux yeux verts qui produit l’aliment dont il se nourrit…Quelles damnées minutes il compte, celui qui raffole, mais doute, celui Qui soupçonne, mais aime éperdument ! » L’outrance de l’Anglais et celle de l’Italien est dans l’étude quasi-voluptueuse d’une pathologie de l’extrême. Tous les clignotants d’alerte de la paranoia sont au rouge : bouffées délirantes, manie de la persécution, jugement faussé, pulsions de mort (subie et infligée). « L’obscur objet du désir », cadenassé dans la sphère-prison de propriété conjugale devient lieu géométrique d’un retour à la pureté par vengeance folle après simulacre de procès. Le plaignant est le juge-exécuteur immédiat de sa propre sentence.
Son lion (de Venise) superbe et généreux
Mais dans ce processus de déraison incontrôlable, il est un aspect qui aura légitimement retenu des commentateurs modernes (ainsi dans le remarquable Avant-Scène Opéra sur Otello : G. de Van, Catherine Clément,Philippe Reliquet), c’est le caractère noir (« nègre » ?) d’Otello. A l’origine historique,le Morede Venise devenu gouverneur de Chypre était un noble vénitien, Cristoforo Moro. Le « jeu de mots » aura permis le passage « choquant la bienséance de spectateurs européens » (on le disait au XIXe !) à un « teint jaune et cuivré », voire davantage, dans la confusion avec les Ottomans qui menacent Chypre (musulmans, soit, mais pas Africains !). Otello devient « l’homme aux lèvres épaisses », voire l’esclave aux lèvres gonflées », « le barbare », bref celui que sa bravoure guerrière dont une douce, amoureuse et blonde Desdémone fait, dirait-on ailleurs, son « lion superbe et généreux ».
Mais que le mariage ait été autorisé ou qu’il y ait même eu rapt (consenti), Otello ne peut que demeurer l’Autre, puisqu’il est …Noir. D’où les « interpellations offensantes » sur le « barbare très fruste » portées par Iago : Otello n’est pas à sa place ni en légitime amoureux,ni en époux. La violence meurtrière qu’il porte en lui, est-ce bien celle de tout humain contaminé à son insu par une jalousie pathologique, ou bien porte-t-il, par son origine « raciale », quelque chose qui prédispose et exacerbe, « de natura » ? Ainsi peut-on être amené à poser la question du titre dans l’article de P.Reliquet : « Otello,drame raciste ? »
Je fus
D’autres pistes de réflexion : si le More « est aussi la mort », n’y-a-t-il pas aussi extrême « jalouissance » tout près de tels abîmes, pour reprendre le joli mot lacanien cité par C.Clément ? Et aussi, on peut cherche en tout cela des échos dans la « camera oscura » de la conscience verdienne. Car Otello est l’homme « âgé » dans les bras de la tendre Desdémone. Pour Verdi des années 1880, la vieillesse monte à l’horizon, la jeunesse est en tout cas enfuie, « à jamais » marquée par la triple tragédie de 1838-40. Il n’y a pas en lui la profondeur d’une espérance chrétienne qui pourrait chez cet agnostique rassurer dans une interrogation sur le néant. Qui sait si Verdi, à la fin, ne pourrait qu’avouer comme son héros : « Otello fu », « il fut ». Et rien d’autre ?
Son seul rival international
Mais nous pourrons le consoler, notre Giuseppe : son avant-dernier acte de compositeur prouverait à lui seul le génie du « seul rival international » (c’était la formule du Général de Gaulle humoriste se comparant à …Tintin !) de… Wagner. Sous le mur-rempart d’Orange, on peut en tout cas faire confiance à la forme très synthétique de l’esprit Myung Whun Chung pour faire traduire par son Orchestre (le Philar de Radio-France), les Chœurs, les solistes –en particulier le Trio terrible :Inva Mula, Desdémone, Robert Alagna, Otello, Seng-Hyoun Ko, Iago- la complexité d’arrière-plans troublants qui hantent l’opéra. Et ce devrait être en complet accord avec la culture et la subtilité très « orangiennes » de Nadine Duffaut, qui met en scène. Sans oublier entre les séries de représentations un concert lyrique de Patrizia Ciofi, très aimée aux Chorégies : tour d’horizon du côté de chez Gioacchino (Rossini, cinq extraits d’opéras) et Gaetano (Donizetti, six extraits), le Philharmonique de Marseille étant conduit par Luciano Acocella.
Festival des Chorégies d’Orange 2014. Giuseppe Verdi (1813-1901). Nabucco, dir.Pinchas Steinberg : 9 et 12 juillet, 21h45. Otello, dir. Myung Whun Chung, 2 et 5 août, 21h30. Concert lyrique Rossini et Donizetti, par Patrizia Ciofi : 4 août, 21h30. Information et réservation : T. 04 90 34 24 24 et www.choregies.fr