Moins de 10 jours après une exécution d’Atys (par Christophe Rousset et ses Talens Lyriques), l’Opéra Royal de Versailles redonnait sa chance (toujours en version de concert) à Alceste (1674) du même Jean-Baptiste Lully (et dirigé cette fois par Stéphane Fuget à la tête de ses Epopées) – deux ouvrages chers à notre coeur puisque ce furent les deux premiers ouvrages lyriques qu’il nous ait été donné d’entendre – et de voir – dans une maison d’opéra (Alceste dans une mise en scène de Jean-Louis Martinoty et Atys dans la mythique production de Jean-Marie Villégier : c’était à l’Opéra de Montpellier les 18 et 26 février 1992…).
Alceste, second opéra de Lully, fut créé le 19 janvier 1674 au Palais Royal et devint le premier ouvrage à être représenté sur les planches de ce théâtre sous les auspices de l’Académie royale de musique. Le livret est dû à la plume de Philippe Quinault, et il s’agit là du premier chef d’oeuvre en collaboration avec Lully (Cadmus et Hermione, leur premier opéra, reflétait encore trop les hésitations et les tâtonnements du librettiste et du musicien dans un genre qu’il créait de toutes pièces à l’aveuglette, puisant des éléments dans le théâtre déclamé, dans le ballet de cour et dans l’opéra italien de Cavalli). Inspirée librement d’Euripide, la trame d’Alceste est la seule incursion des deux collaborateurs dans l’univers du monde grec. L’intrigue cependant devient régulièrement “baroque”, et plutôt que tragédie lyrique, l’ouvrage pourrait être qualifiée de tragédie “galante” tant les éléments amoureux dominent ici tous les autres (ainsi de nombreuses maximes morales à propos de l’amour, de la vie et de la poursuite du sexe opposé émaillent le cours du livret).
L’intrigue est relativement simple, si l’on écarte une action secondaire plus légère où Céphise et ses amants s’amusent à l’amour (il fallait satisfaire les précieux et précieuses du public de l’époque…). Aucun rapport n’existe entre le corps de la tragédie et le Prologue lui-même, qui se déroule aux Tuileries (avec intervention des allégories de la Gloire, de la Seine, de la Marne…). Alceste, quoiqu’elle aime Admète et s’apprête à l’épouser, n’en est pas moins courtisée par Lycomède et Hercule (Alcide). Au cours des réjouissances, la jeune princesse est enlevée par Lycomède qui l’emmène sur l’île de Scyros. Hercule et Admète les poursuivent : le premier réussit à libérer Alceste, mais Admète est gravement blessé dans une bataille. Apollon consent à ce qu’Admète (sur)vive si quelqu’un meurt à sa place. Alceste n’hésite pas et pour sauver son bien-aimé elle se donne la mort (magnifique scène de déploration, ici reprise en bis dans un bouleversant hommage du chef à l’un de ses (jeunes) instrumentiste décédé tragiquement en décembre dernier…). Hercule confie à Admète ragaillardi l’amour qu’il conçoit pour Alceste, et promet de descendre la récupérer aux Enfers pourvu qu’il devienne son seul prétendant. Scène des Enfers avec la traversée du Styx. Hercule enchaîne Cerbère, et Pluton lui remet Alceste. Mais les retrouvailles d’Alceste et d’Admète émeuvent tellement Hercule que ce dernier renonce à ses prétentions sur la jeune fille. Happy end !
Si Alceste est à la fois un point de départ et un point de repère dans l’histoire de l’opéra en France, tant du point de vue musical que dramatique, cela est avant dû à la variété de la partition et du livret. Contrairement à Euripide, Quinault prend plaisir à être complexe, tout en restant clair et bien construit. Quant à la musique de Lully, elle peut surprendre l’auditeur contemporain par l’effectif de sa distribution – du fait de la multiplicité des rôles secondaires (en tout… 21 personnages solistes !), ainsi que par le mélange hétérogène de tons et de genres qui s’y côtoient (tragédie, comédie, pastorale…). Le Prologue, par exemple, est traité comme une pastorale, et cette rusticité contraste savoureusement avec les gravités à venir…
La diversité des formes et structures musicales qui interviennent ici et là au cours de la tragédie seront les fondements et les éléments de l’opéra en France tel qu’il perdurera jusqu’à Rameau. Citons en exemple le récitatif déclamatoire, l’utilisation ponctuel d’un choeur pour évoquer la tragédie grecque, l’insertion de nombreuses danses et ballets, airs légers à couplets pour les personnages subalternes (ici Céphise, Straton, Lychas…), l’utilisation de forces orchestrales importantes et d’un “choeur en symphonie” pour les scènes les plus dramatiques (musique funèbre de l’acte III précitée), emploi du double choeur pour les scènes triomphales ou spectaculaires (actes IV et V), et enfin pour évoquer l’héroïsme, présence des trompettes et timbales…
C’est donc un genre à part entière avec ses règles et ses conventions que Lully et son collaborateur Quinault inaugurent avec Alceste. Mais la viabilité d’une oeuvre tient également à des moments exceptionnels qui marquent l’auditeur, et ils sont légions dans cet ouvrage, mais citons l’Ouverture (exemple typiquement lullyste promise à une forte descendance, avec ses rythmes pointés et sa seconde partie traitée en contrepoint), le charmant duo Céphise/Straton au I, le duo sentimental entre Admète blessé et Alceste au II, l’émouvante déploration du III (qui est également le sommet de l’ouvrage !), l’air de Charon “Il faut passer tôt ou tard” au IV, ou encore le bel air d’Admète “Alcide est vainqueur du trépas” au V – de même que les réjouissances finales où le compositeur déploie toutes les ressources vocales et orchestrales, terminant l’oeuvre en apothéose.
Par bonheur, Laurent Brunner a su réunir ce soir une équipe de haut vol, à même de porter haut la magnifique partition de Lully, à commencer par la grande Véronique Gens qui fait un sort à l’héroïne, en y imposant d’emblée son tempérament dramatique, son superbe timbre reconnaissable entre tous, et une justesse d’incarnation qui donne à son tendre personnage sa vérité immédiate. Et c’est également un constant régal d’entendre Cyril Auvity (Admète), son timbre si clair, l’élégance de ses phrasés, les langoureux soupirs qu’il partage avec Alceste, dont le principal se conclut par un quasi-murmure extatique. Autour d’eux, Nathan Berg campe un Alcide de grande noblesse, avec des graves sonores mais des aigus qui lui échappent parfois désormais, trouvant néanmoins de beaux accents dans l’expression (“Ah quelle nuit funeste”!). L’excellent baryton français Guilhem Worms possède les graves requis pour Charon, mais n’enthousiasme pas moins en Lycomède, mais parmi les personnages secondaires, c’est surtout sa jeune compatriote Camille Poul qui captive les oreilles : dotée d’une voix aussi printanière que ductile, elle fait forte impression avec sa Céphise hypocrite à souhait. Bonheur également que de retrouver l’un des plus prometteurs ténors de sa génération, le brillant Léo Vermot-Desroches, qui cumule ici les rôles de Lycas, Phérès, Alecton et Apollon, tandis que les qualités dramatiques de la basse Geoffroy Buffière se révèlent en nuances multiples, notamment dans son incarnation du furieux Straton (“Ingrate, est-ce le prix de ma persévérance » ?). Le reste de la distribution n’appelle aucun reproche, que ce soit la “vétérane” Claire Lefilliâtre (La Gloire, une Femme affligée), ou les deux jeunes Cécile Achille et Juliette Mey dans une myriade de petits rôles.
Quant à la familiarité de Stéphane Fuget avec ce répertoire, elle n’est plus à dire – et son ensemble Les Épopées sait par exemple faire entendre des sonorités sombres ou triomphantes dans les épisodes tumultueux… pour aussitôt se fondre dans la douceur d’un délicat clapotis (acte I, scènes 8 et 9). La précision des attaques et la clarté des pupitres ajoutent à cet extrême raffinement sonore, de même que l’excellence du Choeur de l’Opéra Royal de Versailles, superbement préparé par Lucile de Trémiolles, ajoute au plaisir de l’écoute, d’autant qu’il joue un rôle essentiel en renforçant la teneur dramatique et émotionnelle des scènes.
Nous nous excusons auprès du lecteur de la longueur inhabituelle de notre recension, mais nous étions sous l’emprise de la nostalgie de notre “première fois”…
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CRITIQUE, opéra. VERSAILLES, Opéra Royal, le 30 janvier 2024. LULLY : Alceste. V. Gens, C. Auvity, N. Berg… Les Epopées / Stéphane Fuget (direction). Photos (c) Emmanuel Andrieu.
VIDEO : Judith van Wanroij et Cyril Auvity chantent le duo « Alceste, Vous Pleurez ! Admète, Vous Mourez ! » dans Alceste de Jean-Baptiste Lully