Créée en 2020, et reportée trois fois à cause de la crise sanitaire (mais donnée à huis clos pour la captation), puis représentée à Avignon et plus récemment à Toulon, La Chauve-Souris rennaise se joue enfin à la « maison », devant une salle de l’Opéra de Rennes pleine à craquer. Cette production, déjà largement plébiscitée, est accueillie avec un grand enthousiasme par les spectateurs de la capitale bretonne. Certains lyricomanes auront ainsi peut-être déjà vu sur leur grand ou petit écran les chanteurs germanophones mimer et chanter, d’autres assisté à l’une des deux représentations à Avignon en juin 2021 pour les adieux à l’Opéra Confluence, ou encore à l’une des trois représentations en décembre dernier à Toulon (avec une distribution légèrement modifiée). Installée pour cinq représentations à Rennes, puis cinq autres à Nantes en février, et deux dernières à Angers en mars, cette Chauve-Souris tant attendue a bien été représentée, ce lundi 29 janvier, sous la direction avisée de Claude Schnitzler, habitué de la maison et désormais médaillé de la Ville de Rennes.
« Monsieur Claude ! » interpelle Frosch au IIIe acte, incarné par Anne Girouard, la « narratrice » multi-rôle et championne de la soirée, qui encourage le public à l’applaudir à plusieurs reprises. À ces appels, les spectateurs répondent à cœur joie, lancent des « Bravo ! » au chef qu’ils connaissent bien. Dans la mise en scène de Jean Lacornerie assisté par Katja Krüger, Anne Girouard joue tous les rôles… enfin, toutes les parties parlées, ou presque. C’est là, le pari du metteur en scène : il propose le texte originel tiré du Réveillon de Meilhac et Halévy (dont s’inspirèrent les librettistes de Johann Strauss II, Richard Genée et Carl Haffner), plutôt qu’une traduction du texte allemand. Ainsi, le rythme propre à une pièce vaudevillesque est conservé, et surtout magnifiquement récité par la comédienne qui change de voix, de ton et d’attitude en fonction des personnages.
Si elle est habillée en queue-de-pie et en haut-de-forme, tel dans un music-hall ou dans une comédie musicale, les danseurs, qui évoluent dans une chorégraphie de Raphaël Cottin, parfaitement intégrée dans l’esthétique scénographique, ont les mêmes types de costumes, notamment pour les scènes de fêtes. Les robes en dentelle de personnages féminins, de grandes plumes blanches, quelques costumes avec des éléments folkloriques (hongrois et tyrolien) et la cape noir-or faisant allusion aux ailes de la chauve-souris, sont tous autant d’éléments pour évoquer un certain faste nostalgique, on pense à l’âge d’or du music-hall, des Années Folles aux années 1950, mais aussi pour offrir un autre faste, celui pour les yeux. Aux murs de papiers peints bleu profond cendré, chics et savoureusement désuets, les cadres dorés, dans lesquels les personnages miment et grimacent, servent pendant l’ouverture et l’acte I à présenter chacun d’eux. C’est aussi là qu’on apprend que les dialogues seront récités par la narratrice. Cela dure pendant tout le premier acte et on commence à se lasser un peu, car malgré les animations, la scène reste assez statique. Mais tout d’un coup, à la fin du I, on pousse les murs pour faire apparaître un grand escalier et des rideaux, aux couleurs dominantes rouge et or. Le même escalier devient celui de la prison dans le III, cette fois-ci au ton sombre, sur lequel son nouveau gouverneur Franck est allongé presque inconscient sous l’effet du champagne et de la fête. Bruno de Lavenère, créateur de costumes et de la scénographie, joue ainsi efficacement à partir des couleurs précis, avec les lumières tout aussi efficacement coordonnées de Kevin Briand.
Le plateau vocal est aussi enthousiasmant que l’aspect visuel. Le couple Gabriel von Eisenstein / Rosalinde est vocalement des plus heureux : le timbre clair et rond de Stephan Genz et la voix chaleureuse et brillante d’Eleonore Marguerre se marient merveilleusement, tandis que Milos Bulajic, alias Alfred, qui forme un triangle avec le couple, insiste sur le vibrato, excessif au début (exprès pour jouer le personnage ?), mais discret par la suite. Le timbre délicieusement autoritaire de Stephanie Houtzeel, richement habillée et coiffée comme sa voix, colle parfaitement au rôle du Prince Orlofsky. Légère et agile comme un oiseau, Claire de Sévigné est une Adèle impeccable aux côtés de Veronika Seghers en Ida au fort tempérament. Pour les trois hommes représentants la Loi, Thomas Tatzl interprète un Dr. Falk à la voix sonore, François Piolino assume avec amusement le bégaiement du Dr. Blind, et surtout Horst Lamnek joue remarquablement la comédie dans le rôle du gouverneur de prison, l’hilarant Franck. Le Chœur de chambre Mélismes dirigé par Gildas Pungier est tout à fait à la hauteur de cette belle équipe vocale. L’Orchestre national de Bretagne démarre un peu timidement, mais une fois bien chauffé, il déploie toutes les couleurs, tantôt somptueuses tantôt sobres de la délicate partition de Strauss.
Dans la salle de l’Opéra de Rennes – dont la taille idéale pour cette « opérette » -, l’évocation du champagne abondant enivre tous les spectateurs qui en sortent ragaillardis et rassasiés !
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CRITIQUE, Opéra. RENNES, Opéra de Rennes, le 29 janvier 2024. JOHANN STRAUSS II : La Chauve-Souris. S. Genz, E. Marguerre, A. Girouard… Jean Lacornerie / Claude Schnitzler.
VIDEO : Teaser de « La Chauve-Souris » selon Jean Lacornerie à l’Opéra de Toulon