Si l’on se fie aux adages immémoriaux, tout être créatif est accompagné par une entité qui l’inspire et le pousse, elle est l’énergie qui synthétise la force de ses capacités. Stefan Zweig parlait de « démon », d’aucuns parlent de « muse » et puis dans d’autres cultures nous irons jusqu’à des divinités autrement plus bigarrées. Mais c’est bien quelque chose qui meut la création, celle-là même qui dépasse le besoin fondamental de l’être et l’éloigne de son animalité prolixe. Outre des considérations philosophiques, c’est bien une muse qui hante la dernière partition du divin Jacques Offenbach: Les Contes d’Hoffmann.
La revanche de la Muse
Ce dernier chef d’oeuvre créé post-mortem en 1881 contre vents et marées est la preuve qu’Offenbach n’était pas simplement le trublion drolatique de la bouffonnerie. Jacques Offenbach était un compositeur romantique et un des derniers à avoir créé un Grand Opéra à la française. Dans cette partition, il manie avec grande maîtrise les tableaux monumentaux qui ont fait la renommée de son maître Jacques Fromental Halévy ou Giacomo Meyerbeer. Non, Offenbach n’est pas simplement la blague au coin de la portée ! Non, il n’est pas simplement le petit tambour des galops au cancan infernal ! Non, ce n’est pas seulement le « Petit Mozart des Champs-Elysées » ! C’est un compositeur à la plume facile mais complexe, toute son oeuvre, même la plus légère, porte en elle la petite goutte de poison qui la rend sublime par sa vérité sentimentale. Le chemin qui l’a mené jusqu’aux Contes d’Hoffmann est ponctué d’une insolente désolation digne des plus grands compositeurs du romantisme. Faut-il encore rappeler que Fantasio est très très loin d’être la fable circassienne dont Thomas Jolly fait la parodie inepte ? Fantasio est du Musset au sens le plus strict, il est l’incarnation de l’Enfant du siècle ! Faut-il encore aussi citer des airs poignants tels que « Vert-Vert n’est plus un enfant » dans le Vert-Vert ou bien les airs terriblement désenchantés des lettres dans La Périchole et La Vie parisiennne ? Bien plus qu’une comparaison avec Mozart, Offenbach mérite sa place au Walhalla romantique auprès de Beethoven, Schumann, Berlioz et bien entendu du Schubert de Die Verschworenen.
Dans son dernier opus, Offenbach rend hommage à son alter ego littéraire et musical, Ernst Theodor Amadeus Hoffmann. Cet auteur prolifique de contes et romans fantastiques et musicien de grand talent a vécu comme il a créé. Que ce soit dans ses romans ou ses contes, dont certains ont inspiré des musiciens tels que Tchaïkovski (Casse-noisette), ou dans ses opéras et mélodrames, Hoffmann déploie un véritable génie de la situation en distillant le suc d’une grande sensualité. Offenbach voue à l’éternité Hoffmann en le transformant en protagoniste de sa dernière partition, comme un adieu au monde en poursuite de l’ambroisie réservée aux artistes.
Cette production des Contes d’Hoffmann a été créée en 2000 à l’Opéra National de Paris sous l’impulsion de Hugues Gall. La mise en scène de Robert Carsen, désormais mythique, n’a pas pris une ride malgré ses augustes 23 ans d’âge. C’est un spectacle d’une sublime intelligence. L’oeuvre est respectée sans tomber dans une reconstitution poussiéreuse. Partant du principe du « théâtre dans le théâtre », chaque acte décrit la fabrique d’une production d’opéra avec des décors magnifiques et des tableaux à l’onirisme stupéfiant. Les trois femmes sont autant de divas post-modernes sans s’éloigner du contexte de l’oeuvre. Olympia devient un ersatz de Madonna débridée, voire un sextoy à taille humaine ; Antonia est plus humaine que nature et Giulietta est une sorte de Veronica Lake débordante de sensualité. L’acte le plus remarquable dans cette mise en scène est celui d’Antonia. Conçu comme un plan coupe de la fosse d’orchestre et du plateau, on y voit les personnages se débattre avec les pupitres vides et la mère d’Antonia apparaît fantomatique comme une Donna Anna lunaire. Antonia finit par rejoindre sa mère sur le plateau dans un trépas théâtral digne des grandes divas. Malgré les mises en scène parfois inégales de Carsen, celle-ci doit être considérée pour les âges et confirme le grand talent du metteur en scène canadien.
Côté plateau, c’est Benjamin Bernheim qui incarne parfaitement le rôle-titre du poète Hoffmann. Son incarnation est d’une grande souplesse et il est totalement rompu aux exigences du personnage et de la mise en scène. Musicalement, il est l’Hoffmann idéal. Avec une voix à la fois puissante et subtile dans les phrasés, Benjamin Bernheim nous émerveille avec son timbre d’une richesse surprenante. Il est un des plus grands Hoffmann de l’histoire et il le restera !
Trois avatars d’une seule et même femme, mais trois interprètes au rendu inégal. L’Olympia de Pretty Yende promettait beaucoup mais n’a pas la virtuosité du rôle de l’automate. Son interprétation demeure correcte mais maladroite dans le geste ; vocalement, elle pêche parfois dans la justesse malgré un timbre très charmant. L’Antonia de Rachel Willis-Sorensen a une belle amplitude et nous fend le coeur avec toute son interprétation, tellement elle est juste dans ce rôle exigeant. Antoinette Dennefeld – que nous avons remarqué dans plusieurs productions d’opéras comiques – est une Giulietta idéale avec un parfait sens du théâtre, une incarnation autrement plus sensuelle que bien d’autres interprètes avant elle. Dans la fameuse barcarolle, sa voix veloutée arrive à s’imposer et nous ravit. Nous espérons la retrouver très bientôt dans d’autres rôles, notamment chez Verdi ou Donizetti.
La Muse et Niklausse d’Angela Brower restent à l’écart de la distribution par une vocalité en deçà de ce dont le rôle a besoin et une restitution du français qui laisse grandement à désirer. Les quatre masques du Malin sont divinement incarnées par Christian Van Horn qui, outre des grandes qualités vocales a un naturel scénique manifeste et donne à chaque personnage un côté ambigu débordant de damnation, pas très éloigné d’un Don Giovanni finalement.
S’il faut pleurer pour créer, la morale des Contes d’Hoffmann ne semble pas idyllique. Derrière ce désenchantement, il y a la solitude de la création, puisqu’en dépit des applaudissements, des succès et des échecs, l’art survit dès lors qu’il est sincère. Croyons alors les vers de l’air final de la Muse, le phénix de l’art surgirait des cendres des amours mortes. Tout comme le combat éternel des divinités des temps anciens, de la destruction surgit la vie et du plus terrible chaos naît alors la bonne étoile qui guide les mortels sur les flots. Cet astre brille seul et se reflète dans le regard de l’humanité toute entière jusqu’à ce que son feu s’éteigne à la fin des temps.
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CRITIQUE, opéra. Paris, Opéra Bastille, le 6 décembre 2023. OFFENBACH : Les Contes d’Hoffmann. B. Bernheim, P. Yende, C.Van Horn… R. Carsen / E. Sun Kim. A l’affiche jusqu’au 27 décembre 2023. Photos © Emilie Brouchon / Opéra national de Paris.
VIDEO : Trailer des « Contes d’Hoffmann » de Jacques Offenbach selon Robert Carsen à l’Opéra Bastille