Venue du dernier festival d’Aix (été 2023) dont l’histoire se confond avec la pure poésie mozartienne (songez que le Festival provençal débutait avec la même partition en … 1948), cette production de Cosi fan tutte dérange foncièrement tant elle contredit l’esprit de Mozart.
Le divin Wolfgang inspiré par le livret de Da Ponte signe une partition miraculeuse, du début à la fin, où la justesse et la sincérité des mélodies, l’élan éperdu des épisodes, ce portrait de femmes (surtout la soubrette Despina plus que ses deux patronnes napolitaines, quand même trop naïves et inconstantes) composent un opéra qui comme les Noces de Figaro et Don Giovanni, ne cesse d’émerveiller.
Rien de tel dans la mise en scène et le jeu d’acteurs qu’inflige Dmitri Tcherniakov : ni trouble d’aucune sorte, ni vertiges amoureux. Le scénographe semble prendre au pied de la lettre le sous titre de cet opéra dramma giocoso : « l’école des amants » ; avec le plaisir d’un entomologiste froid, il décortique voire déconstruit toute la « science » amoureuse dans un regard des plus cyniques. Il y ajoute aussi un « pseudo jeu » d’acteurs dont le grotesque ridicule finit par réécrire la mécanique dramatique originelle.
Pire, dans ce jeu de dupes, partant du constat qu’il est invraisemblable (pour lui) que les deux napolitaines n’aient pas reconnu leur propres fiancés (masqués), leur faisant croire alors qu’elles se laissaient berner, il échafaude une (sur)construction trompeuse qui se surajoute aux situations initiales du livret ; surenchère dans le mensonge, vertiges accumulés de perspectives illusoires, – le jeu dans le jeu, le théâtre dans le théâtre – qui propre à notre époque, réécrivent la trame d’origine quitte à ruiner toutes les séquences qui faisaient le sel de l’opéra mozartien. Tout tombe à plat.
Comme il en est coutumier depuis son premier Mozart aixois (Don Giovanni), Tcherniakov aime donc déconstruire, réécrire, morceler le temps musical mozartien en pseudo séquençage (du style : « deux heure avant », puis « plus tard samedi soir » ) au risque de rompre là encore la construction de Da Ponte.
Il aime tout autant imaginer des relations entre les personnages, jamais vues jusque là : ainsi cette histoire du type passion / haine, entre Alfonso et Despina (qui n’existe pas ou du moins qui n’est pas ainsi explicitée dans le livret de Da Ponte). Ces deux là, complices de longue date, s’aiment autant qu’ils se détestent. Le premier manipulant la seconde en l’invitant à le suivre dans ses escroqueries les plus sordides. C’est l’enjeu de la première scène (avant l’ouverture) : confrontation d’ailleurs assez violente entre les deux, qui annonce le reste.
Comédienne autant que chanteuse, Patricia Petibon, tire son épingle du jeu ; l’actrice accomplie a cette lassitude et cet abandon souverains, vautrée sur sa chaise en fumeuse ennuyée, qui pose et fait des ronds de fumée ; la formidable soprano reste un long moment en scène – observatrice finalement amusée du dîner qui est la situation principale de l’action. Complice malgré elle, la soumise rebelle assène ses vérités sur le genre masculin et règle ses comptes avec l’homme dont elle pointe l’emprise : Alfonso.
Immédiatement, abattage et précision mozartiens, sens du rythme, timbre clair et chant articulé, Patricia Petibon fait surgir l’esprit de la comédie pure et légère, celle des véritables auteurs, Da Ponte et Mozart, – joyau scintillant dans ce théâtre sec, moderne et déshumanisé.
Elle réalise une leçon de bel canto que ne partagent pas ses partenaires hélas. Les hommes initiateurs du défi initial, s’ils sont dramatiquement les meneurs du jeu, sont vocalement tous perfectibles. L’Alfonso de Georg Nigel s’en tire mieux, grâce à sa composition d’acteur mieux fini, mieux polissée (depuis Aix).
Cosi fan tutte par D. Tcherniakov © Thomas Amouroux
Des deux soeurs, c’est surtout la Fiordiligi d’Agneta Eichenholz qui convainc le plus : articulation plus soignée, chant plus sobre, moins « surjoué » (a contrario de sa consoeur). Les deux chanteurs peinent à convaincre tant leur chant est raide, tendu, serré, souvent imprécis. L’option de chanteurs mûrs, décrétée par le metteur en scène, montre ici ces limites. Or les personnages de Mozart convoquent de jeunes âmes ardentes, propres dans l’inconstance à trahir les serments passés. C’est tout l’enjeu de cette « école des amants » dont parlait le livret de Da Ponte.
Outre la Despina de la truculente Patricia Petibon, le miracle qui rétablit le charme mozartien ce soir, vient aussi de la fosse : timbres éclatants, mordorés, brillants des instruments d’époque de l’excellent ensemble Les Talens Lyriques. Bien peu regardé des chanteurs sur scène, le chef Christophe Rousset déploie une énergie impétueuse que colore un sens des nuances et une mise en place, impeccables. Des décalages se produisent souvent entre l’orchestre et les chanteurs, pourtant le maestro très impliqué ne cesse d’indiquer les départs comme les accents forts et les tutti.
Cette contradiction entre le visuel et la musique se renforce encore en cours de soirée … une réalité qui montre combien il est difficile de concilier réalisation scénique et musique, geste musical et action théâtrale. Tcherniakov fait donc du Tcherniakov, on ne s’attendait pas à autre chose : la main mise du metteur s’impose à tous ; livret, jeu d’acteurs, continuité du temps musical… Tout est inféodé à sa seule loi quitte à déconstruire la partition originelle et à sombrer dans l’outrance et le grand guignol. Heureusement qu’il ne va pas jusqu’à réécrire la partition musicale elle-même. Du moins pour le moment. A l’affiche du Théâtre du Châtelet, jusqu’au 22 février 2024.
LIRE aussi notre annonce du Cosi fan Tutte de Mozart par Dmitri Tcherniakov et Christophe Rousset / entretien avec Christophe Rousset : https://www.classiquenews.com/theatre-du-chatelet-mozart-cosi-fan-tutte-les-talens-lyriques-ch-rousset-dmitri-tcherniakov-du-2-au-22-fevrier-2024/
infos pratiques et distribution
MOZART : Così fan tutte
du vendredi 2 février 2024 au jeudi 22 février 2024
Théâtre du Châtelet
Place du Châtelet, 75001 Paris
Les 2, 6, 8, 10, 13, 15, 17, 20 et 22 février 2024 à 19h30,
dimanche 4 février à 15h.
Tél. : 01 40 28 28 40.
Spectacle du Festival d’Aix-en-Provence.
Direction musicale : Christophe Rousset
Mise en scène, scénographie : Dmitri Tcherniakov
Costumes : Elena Zaytseva
Lumières : Gleb Filshtinsky
Fiordiligi : Agneta Eichenholz
Dorabella : Claudia Mahnke
Ferrando : Rainer Trost
Guglielmo : Russell Braun
Don Alfonso : Georg Nigl
Despina : Patricia Petibon
Orchestre Les Talens Lyriques
Choeur Stella Maris
préambule, avant-concert
Secrets d’une œuvre
Présentation du spectacle,
45 mn avant le début de la représentation, au Salon Diaghilev.
Durée 30 mn
Gratuit Sur présentation du billet du jour
Les 6, 8, 13, 15, 20 et 22 février à 18h45