Définis par Berlioz comme une véritable encyclopédie musicale, Les Huguenots de Giacomo Meyerbeer – présentés à l’Opéra de Marseille dans une nouvelle mise en scène de Louis Désiré – incarnent l’apogée de ce phénomène (à la fois musical et socio-culturel) que fut le « Grand-Opéra ». Pilier du répertoire de tous les théâtres lyriques jusqu’au début du XXe siècle, l’ouvrage a progressivement déserté les affiches, et ce pour plusieurs raisons ; parmi elles, le fait que la partition ait été victime des prises de position hostiles de Richard Wagner, mais surtout de ses difficultés d’exécution, tant sur le plan visuel que vocal. Après la réussite qu’a constitué Guillaume Tell (autre parangon du Grand-Opéra français, également mis en images par Louis Désiré ici-même il y a deux ans), il faut rendre grâce au maître de lieux, alias Maurice Xiberras, pour son courage et ses efforts pour la défense du Grand-Opéra, d’autant que l’homme de théâtre marseillais récidivera dès le prochain titre, en ouvrant la saison 23 / 24 de l’institution phocéenne par la non moins grandiose Africaine du même Meyerbeer ! Un événement lyrique à ne pas manquer.
Miraculeux Huguenots à Marseille !
Disons-le tout net, c’est à une éclatante réussite à laquelle nous avons assisté à Marseille, véritable miracle d’un travail d’équipe, d’un chœur, d’un orchestre et de solistes comme soulevés par la foi !? Mais le miracle, c’est aussi – et peut-être surtout – celui d’une partition décriée par plusieurs générations, avant d’être remise sous les feux de la rampe (lyrique) depuis une vingtaine d’années, révélant soudain d’incroyables beautés. Félicitons déjà le chef espagnol José Miguel Pérez-Sierra qui dirige une partition presque intégrale de l’ouvrage meyeerbérien (pour un spectacle excédant les cinq heures, deux entractes compris), si ce n’est un ballet ici expurgé de plus des ¾ de sa musique. Aussi complète, la partition retrouve une cohérence et une théâtralité si puissantes qu’elles compensent une scénographie particulièrement spartiate (“cheap” diront certains…), assurée par le fidèle compagnon (sur scène comme dans la vie !) Diego Méndez Casariego, et qui ne se réduit guère qu’à quelques tables et chaises (utilisées parfois comme des armes!), à des rectangles de pelouse synthétique, et à de longues bandes de plastiques translucides barbouillées de sang frais et dégoulinant, qui tombent des cintres pendant les scènes les plus dramatiques de l’œuvre, à l’instar du bain de sang final généralisé ! Il faudra donc faire ici sans, on peut le regretter ou pas, la profusion et le décorum (et effets scéniques spectaculaires!) propres et indissociablement liés à l’esthétique du “Grand-Opéra”. Car là réside le génie de Meyerbeer qui, tel un Alexandre Dumas dans La Dame de Montsoreau, emporte le public dans un tourbillon d’émotions, de coups de théâtre – dramatiques et musicaux – qui ne lui laissent aucun répit !
Pour revenir à la direction, c’est avec beaucoup d’autorité et de flamme qu’il dirige la partition-fleuve de Meyerbeer, à la tête d’un Orchestre philharmonique de Marseille concentré sur sa tâche et précis, comme il sait l’être quand il est bien tenu par un chef qui sait le prendre “dans le bon sens du poil”, et les nombreux soli réclamés par le compositeur allemand sont ainsi parfaitement exécutés ce soir. Le chef espagnol confirme par ailleurs qu’il est un authentique chef d’opéra, en conférant une unité dramatique à une fresque de très vastes proportions, puisant aux esthétiques les plus différentes. Sans jamais sacrifier le théâtre, il réussit à rendre justice aux raffinements de l’écriture instrumentale, tout un gardant un œil sur les exigences du chant.
Excellente, la prestation du Choeur de l’Opéra de Marseille, superbement préparé par Emmanuel Trenque, qui fait ici ses Adieux à une troupe qu’il aura dirigé pendant neuf années, tandis qu’il se prépare à rejoindre le Théâtre Royal de La Monnaie de Bruxelles où il occupera le même poste dès septembre prochain.
Scala, Deshayes, Courjal…
Distribution royale à Marseille
Stylistiquement aguerrie, l’excellente distribution réunie par Maurice Xiberras contribue pleinement à la réussite globale. Après avoir incarné le rôle de Raoul de Nangis dans ce même Théâtre Royal de La Monnaie que nous venons d’évoquer, le ténor sicilien Enea Scala renouvelle ses exploits, avec sa voix héroïque alla Nourrit (créateur du rôle et inventeur du contre-ut de poitrine), d’une facilité vocale et d’une endurance presque surhumaine, qui catapulte contre-ut et contre-ré bémols « en veux-tu en voilà », par ailleurs puissamment projetés même s’il sait aussi soigner la ligne et le legato quand la partition l’exige, le tout dans un français hautement clair et intelligible. Par ailleurs, son physique particulièrement avenant le prédestine aux emplois de héros romantiques. Le public du théâtre phocéen ne s’y trompe pas, qui lui fait un triomphe mérité au moment des saluts !
Déjà sa partenaire dans le rôle de Valentine à Bruxelles, Karine Deshayes confirme également sa prédisposition aux rôles de Falcon vers lesquels elle se tourne désormais, avec toute la puissance, la musicalité et l’engagement vocal et scénique qu’on lui connaît. Son grand air « Parmi les pleurs mon rêve se ranime » a toute la passion et le panache requis, surtout des aigus d’une éclatante fermeté.
C’est en revanche une prise de rôle pour Nicolas Courjal dans le rôle de Marcel, après avoir brillé dans celui du rôle-titre de Robert le Diable du même Meyerbeer (à Bordeaux il y a deux ans). Il apporte à son personnage ses imposants moyens, et une juste vocalità, avec un registre grave toujours plus profond, qui a inspiré à Verdi son Grand Inquisiteur dans Don Carlos.
Après nous avoir enthousiasmé deux mois plus tôt à l’Opéra Grand Avignon dans Il Turco in Italia (Fiorilla), la soprano roumaine Florina Ilie subjugue à nouveau en Marguerite de Valois cette fois, à laquelle elle offre des vocalises aussi électrisantes que précises, avec une douceur et une beauté de timbre qui capte immédiatement l’attention. Dans le rôle d’Urbain, la mezzo corse Eléonore Pancrazi délivre le fameux rondeau écrit par Meyerbeer pour plaire à Mariette Alboni avec tout le panache et l’éclat qu’on lui connaît, faisant fi de toute la pyrotechnie propre à son air. Parmi la pléthore de “seconds rôles” : Thomas Dear en Méru, Frédéric Cornille en Thoré, Carlos Natale en Tavannes, Jean-Marie Delpas en De Retz, Alfred Bironien en Bois-Rosé et Gilen Goioechea en Maurevert … tous sont sans reproche ; la basse française François Lis campe un excellent Saint-Bris face au Nevers tout aussi efficace de Marc Barrard, et l’on s’en voudrait de ne pas citer le prometteur ténor breton Kaëlig Boché dans le personnage de Cossé. Une de ces grandes soirées lyriques dont Marseille possède le secret !
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CRITIQUE, opéra. MARSEILLE, opéra municipal, le 6 juin 2023. MEYERBEER : Les Huguenots. E. Scala, K. Deshayes, N. Courjal… L. Désiré / J. M. Pérez-Sierra. Photos © Christian Dresse
VIDEO : Teaser des “Huguenots” de Meyerbeer à l’Opéra de Marseille