Poursuivant le travail innovant et radical d’Aviel Cahn depuis son départ de l’Opera Ballett Vlaanderen pour le Grand-Théâtre de Genève, son successeur Jan Vandenhouwe a invité le cinéaste français Philippe Grandrieux à mettre en images, pour sa première mise en scène d’opéra, le sublime Tristan und Isolde de Richard Wagner. Le réalisateur de « Sombre » et « Malgré la nuit » en propose une vision fascinante et hypnotique, qui repose sur l’emploi intensif d’images vidéo, à l’instar du travail de Bill Viola / Peter Sellars dans la désormais mythique production de l’Opéra de Paris, donnée pour la première fois en 2005. Il reprend l’idée d’une expérience immersive pour les spectateurs, d’autant plus totale ici qu’il a souhaité supprimer le sur-titrage afin que rien ne vienne capter leur attention, hors de ces mêmes images vidéo, projetées sur une tulle séparant la salle de la scène, alors que les chanteurs n’apparaissent que de manière fantomatique derrière, le plateau étant plongé dans une quasi totale pénombre, sans le moindre élément de scénographie visible.
Chaque acte porte un sous-titre, la « Rage » pour le I, la « Luxure » pour le II, et la « Tristesse » pour le III. Trois actrices différentes incarnent, à l’écran, ces trois états d’âme d’Isolde (dans l’ordre Nathalie Remadi, Vilma Pitrinaite, Eleni Vergeti), et prêtent leur visage et leur anatomie, jusque dans ses aspects les plus intimes, scrutés et fouillés pendant de longs mois par les caméras de Grandrieux. Des images qui se superposent parfois, souvent convulsives et syncopées, mais d’une troublante beauté visuelle. À ces images de corps de femmes nues se rajoutent des visuels plus végétaux ou marins, pendant les deuxième et troisième actes, d’une fascinante beauté également, les éléments naturels faisant écho aux soubresauts des corps. Coup d’essai, coup de maître pour un spectacle que nous qualifierons de magistral !
Première mise en scène d’opéra de Philippe Grandrieux
La rage, la luxure, la tristesse
Magistral Tristan à Gand
Dans le rôle de Tristan, nous retrouvons avec plaisir et bonheur le ténor australien Samuel Sakker, un mois seulement après avoir chanté ce même rôle à l’Opéra national de Lorraine (nous y étions), et de manière encore plus éclatante (si cela était possible) à Gand qu’à Nancy. En plus de sa remarquable puissance et de sa souveraine endurance vocale, le chanteur stupéfie également par son phrasé et son chant radieux qui emportent l’adhésion d’un public qui l’ovationnera longuement au moment des saluts. Sa partenaire, la soprano argentine Carla Filipcic Holm, rayonnante Ariadne (auf Naxos) sur cette même scène l’an passé, ne démérite pas dans le rôle d’Isolde, même si la prestation n’atteint pas la même perfection. En cause, sa prononciation de la langue de Goethe, quelques aigus criés et quelques difficultés de contrôle du souffle, qui restreignent le rayonnement de sa mort. Mais elle n’en apporte pas moins de très grands atouts à Isolde : un timbre à la beauté prenante, une voix chaude et ronde dans le médium et le grave, conférant à son personnage une aura d’énergie et de sensualité assez irrésistible. Dans la famille Brangäne au timbre clair et à l’aigu glorieux, la mezzo allemande Dshamilja Kaiser fait une excellente impression, tandis que le vétéran Albert Dohmen qui arbore toujours une voix riche et sonore, pétrie d’humanité, somme toute idéale pour incarner le Roi Marke. De leur côté, le Kurwenal du baryton germano-italien Vincenzo Neri et le Melot du baryton canadien Mark Gough ne méritent que des éloges, de même que le jeune marin (et pâtre) de Hugo Kampschreur, au timbre clair et juvénilement projeté. Le chœur maison, superbement préparé par Jan Schweiger, se couvre également de gloire dans chacune de ses interventions.
Dernier bonheur de la soirée, la baguette du directeur musical de l’Orchestre Symphonique de l’Opéra Ballet des Flandres, l’argentin Alejo Perez, dont chaque direction musicale suscite en nous le même enthousiasme et la même admiration. De grands moments orchestraux étaient donc à prévoir, mais le résultat dépasse encore largement nos attentes. Difficile de percer les mystères de ce travail de magicien des sons, mais Perez fait avancer sa phalange toujours à bonne allure, les nuances évident subtilement la masse sonore en créant de multiples transparences, avec de somptueux effets de fondu / enchaîné, et de constantes impressions de ressac, de recouvrement par une nouvelle vague qui vous emporte, à chaque fois, un peu plus loin… Du grand art !
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CRITIQUE, opéra. OPERA BALLETT VLAANDEREN, opéra de Gand, le 25 mars 2023. R. WAGNER : Tristan und Isolde. S. Sakker, C. Filipcic Holm, D. Kaiser, A. Dohmen, V. Neri… P. Grandrieux / A. Perez. Photos © Annemie Augustjins
Vidéo : Tristan und Isolde selon Philippe Grandrieux à l’Opéra Ballet des Flandres