Presque 10 ans après la mort de l’illustre Surintendant, comment son élève Marais prolonge-t-il l’héritage lyrique de Lully ? Voilà à quoi répond d’éloquente manière l’Ariane de Marais. S’agissant d’Ariane, le mythe de la belle abandonnée (comme Armide) est sublimé en réalité. Ce qui la rend attractive précisément, c’est l’évolution de sa destinée, de princesse trahie par Thésée (qui fut pourtant sauvé du monstre du Labyrinthe grâce à elle) à sa rencontre avec le dieu Bacchus à Naxos dont l’énergie la ressuscite à elle-même. De détruite, Ariane se voit métamorphosée, transcendée (l’opéra de R Strauss le démontre clairement : Ariane est une figure immortelle de la résurrection).
Depuis 1676, Marais, violiste à l’Académie royale dirigée, administrée par Lully, peut écouter et analyser les composantes dramatiques et musicales de son modèle et « directeur » musical, et lui demeurer fidèle. Mieux, il maintient l’orthodoxie du modèle lullyste après la mort de celui-ci (1687), alors que la Cour se passionne plutôt pour la légèreté des Pastorales aimables, boudant les grosses machines mythologiques et leur théorie de dieux et héros.
Pour céder au goût dominant; Marais sait cependant infléchir le format lullyste en cultivant une coloration plus pathétique et tendre ; Ariane si elle devient folle (trompée par Junon), épargne Bacchus et l’épouse ; le profil est adouci, moins grandiose et tragique que les héros de Lully ; plus languissante et pathétique, Ariane est une grande plaintive : de tout évidence la leçon d’Atys a été totalement assimilée (la scène du sommeil au III convoque Bacchus et Dircé, créatures parodiques suscités par l’intrigante et jalouse Junon ; même les démons infernaux paraissent au IV mais ils sont vite expédiés car rien ne s’oppose au désir de Bacchus. Et s’affirme en génie réformateur, Marais le coloriste comme le fin psychologue. Car il réussit à nourrir de portrait de l’héroïne avec une tendresse évidente.
35 ans du Concert Spirituel
A défaut des voix idoines,
Ariane et Bacchus permet à
l’Orchestre de Marais de ressusciter
Aucun intérêt pour le Prologue, pièce ronflante qui affirme l’esprit de grandeur propre à un épisode de circonstance flattant la gloire du Roi à l’époque de la guerre de 9 ans… Marais construit son intrigue sur la passion que suscite Ariane éplorée dans le cœur de Bacchus revenu des Indes, d’Adraste le magicien, qui bénéficie de l’aide de Junon, laquelle honnit l’insolence du jeune Bacchus né des amours de Sémélé et de son époux, le très infidèle Jupiter… Le mérite du prologue musicalement, est d’assembler les effectifs et de les faire sonner comme un préambule préparatoire au drame proprement dit, déroulé dans les 5 actes qui suivent.
Côté solistes, on reste réservé sur le style ampoulé et l’intelligibilité incertaine de la soprano dans le rôle-titre, JV Wanroij (Ariane, superfétatoire, outrée ; voix et style contournés, bien éloignée du naturel et de l’articulation linguistique requise : Ariane est une figure humaine qui souffre et trop naïve se laisse manipulée ; rien de cela ne transparaît dans son chant) ; Mathias Vidal fait un Bacchus, enivré, amoureux transi de la belle Ariane, mais on pourrait regretter chez l’un comme chez l‘autre, une certaine affectation du style et un vibrato trop envahissant.
Fidèle à son engagement comme son sens de la caractérisation plus sobre, intelligible et sans maniérisme aucun, David Witczak impose Adraste, en vrai rival de Bacchus, prêt à tout pour prendre le cœur d’Ariane, pactisant avec la Junon de Véronique Gens. Leur duo sont toujours intéressant. Se distingue aussi le baryton racé Philippe Estève dans divers emplois (Pan, Lycas, Phobétor…).
SOMPTUOSITÉ et IVRESSE SONORE…C’est surtout dans les ensemble choraux et à l’orchestre que cette lecture gagne ses galons et sait valoir ses indéniables apports; la direction de maestro Hervé Niquet – soufflant en mars 2023, les 35 ans de son collectif sur instruments d’époque, Le Concert Spirituel, convainc de bout en bout : intensité et souplesse, grandeur certes mais aussi grâce et abandon onirique (Chaconne annonçant la fin du II). Le chef défend un point de vue grâce à une phalange rompue aux accents, rebonds, agogique, couleurs et transparence de l’orchestre lullyste. Un festival de nuances musicales qui découle du choix même de la disposition et de l’organisation des instruments selon le rite historique avéré par les sources vers 1700 à l’Académie royale : distinction faite entre le petit chœur (pour ritournelles et trios) ; pour récitatifs et pièces vocales ; pour symphonies et danses et ouverture ; cette caractérisation selon les séquences apporte une indéniable dramatisation, dans l’intensité et la finesse expressive, dans un équilibre sonore redéfini qui permet de mieux distinguer les différentes échelles de l’action. « Ni double clavecin, ni contrebasse… autant de colifichets recréant un pittoresque baroque » n’ont été de mise ici. Instrumentalement cela s’entend et se défend. Dommage que la même exigence n’ait pas été adoptée sur le plan des voix pour le couple Ariane et Bacchus. L’on aurait disposé là de notre version de référence. Le dévoilement d’une texture orchestrale nouvelle, à une époque où l’on ne parle pas à proprement parlé d’ »orchestre », s’avère passionnante. On rêve d’étendre cette nouvelle grille / approche aux partitions de Rameau. C’est donc un CLIC « découverte » pour le tissu orchestral ainsi révélé.
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CRITIQUE CD. Marin MARAIS : Ariane et Bacchus (1696) – Le Concert Spirituel / Hervé Niquet (2 cd Alpha classics – avril 2022)
LIRE aussi notre dossier spécial les 35 ans du Concert Spirituel, Médée de Charpentier au TCE (le 27 mars 2023) / Entretien avec Hervé Niquet : https://www.classiquenews.com/paris-tce-medee-de-charpentier-le-concert-spirituel-herve-niquet-lun-27-mars-2023-19h30/