Première historique à Compiègne ! Il aura fallu attendre ainsi décembre 2024 pour que le Théâtre Impérial ressuscite héroïnes et faits qui ont marqué l’histoire du lieu et de la ville de Compiègne. 230 ans après leur exécution, 67 après la création milanaise de l’opéra [1957], les Carmélites retrouvent vie sur la scène lyrique compiégnoise.
Dans les faits « Dialogues des Carmélites » est l’un des sommets lyriques français du XXème. Saluons le directeur Eric Rouchaud d’inscrire au répertoire du Théâtre, un ouvrage qui enrichit encore sa riche tradition française ; d’avoir choisi la production en provenance du TCE à Paris (nous y étions) pour cette première absolue dans le lieu de son action ; certes sans décors ni mise en scène mais avec l’acuité d’un jeu collectif qui prolonge l’expérience dramatique antérieure. La session de ce soir couronne en réalité la série des représentations parisiennes. Et son décor est le plus adapté : les instrumentistes de l’orchestre Les Siècles ; une phalange qui se révèle idéale, fidèle à l’acuité de sa démarche philologique et aussi ses affinités stylistiques naturelles, puisque le collectif a joué et enregistré nombre de chefs d’œuvre français du XXème, avec une indiscutable pertinence, à commencer par Debussy (La Mer) ou Stravinsky (Le Sacre du Printemps)… explorant plus loin encore les spécificités de l’orchestre français au milieu du XXème, Les Siècles se révèlent tout autant inspirés ; placés sur scène, à l’arrière des chanteurs, ils illuminent ce soir la performance, grâce à l’exposition inédite de certains timbres et alliages sonores totalement sidérants ; tout cela ré-éclaire l’orchestration de Poulenc et renforce encore la fusion électrique entre chant et instruments.
Le spectateur suit la trajectoire de Blanche, jeune femme qui a la révélation de la foi, reste d’une dignité inflexible, incarne un sommet de résilience sacrificiel en rejoignant ses sœurs pour être avec elles, exécutée par le tribunal révolutionnaire en juillet 1794, comme le rappelle la plaque commémorative situé dans le hall du théâtre. Ce soir Compiègne a rendez-vous avec l’histoire et la production qu’a choisie Eric Rouchaud même en version de concert, se montre digne de l’événement. Elle comble même nos attentes.
Dialogues incandescents
sur le lieu de leur action
Dès l’ouverture, s’affirme le scintillement continu des couleurs et des timbres à tel point que l’impression générale est celle de re-découvrir la partition, du début à la fin, en particulier un équilibre sonore et des alliages de timbres qui s’avèrent d’une nouvelle expressivité, dans la mesure où ils dévoilent le travail et la sensibilité du Poulenc orchestrateur.
On ne saurait jamais assez souligner l’apport des instruments d’époque et de l’approche historiquement informée : tout s’entend ici et s’écoute avec jubilation. Avec d’autant plus de relief voire de mordant que l’Orchestre est placé sur scène et enveloppe littéralement les voix des chanteurs qui circulent à l’avant scène derrière la cheffe.
La distribution d’abord réunit plusieurs tempéraments lyriques parmi les plus convaincants et qui sont depuis longtemps familiers du répertoire français. Véronique Gens en madame Lidoine, Sophie Koch en Prieure, surtout Vannina Santoni incarnant Blanche de La Force et sa jeune consœur, Constance [Manon Lamaison] qui se confrontent à la rectitude rêche, brûlante de Mère Marie (splendide Patricia Petibon qui incarne de bout en bout le respect à la règle et l’ordre au martyre collectif). Vannina Santoni confirme un tempérament captivant ; on retrouve cette séduction vocale et la justesse de sa présence scénique déjà constatée il y a près de 10 ans, sur les planches de l’Opéra de Tours quand elle chantait Suor Angelica (Trittico de Puccini, mars 2025), ou plus récemment dans la remarquable album des mélodies de Debussy (avec le Philharmonique de Radio France et Franck / cd distingué par notre CLIC de CLASSIQUENEWS).
On se délecte tout autant des rôles masculins : le père (Alexandre Duhamel) et le frère (Sahy Ratia) de Blanche, sans omettre le père confesseur du couvent (Loïc Félix). Chacun affine voire cisèle les arêtes vives de leur personnage (tout en soignant leur intelligibilité, vertu décisive) ; tous emportés par la bourrasque révolutionnaire et l’hystérie dogmatique qui ainsi au nom de la République, décide l’expulsion puis l’exécution des Carmélites.
Ce climat à la fois tragique, passionnel, mais aussi tendre, s’exprime surtout à l’orchestre, qui placé ainsi revêt un relief particulier, sous la direction autant détaillée que dramatique de la cheffe Karina Canellakis. Bois magistraux, cuivres étincelants, harpes (2) continûment sollicitées, cordes autant soyeuses qu’éruptives : tout ici façonne ce flux irrépressible vers le sacrifice final, ce avec d’autant plus de tension et de rythme que l’allant général de l’orchestre s’assimile à une marche continue, que le chant orchestral enrichit et creuse dans la profondeur de plus en plus ténébreuse, comme s’il s’agissait désormais d’une action au temps compté.
Avec le recul, l’œuvre qui fut à l’origine d’abord le projet d’un ballet, bénéficie beaucoup des dialogues incandescents de Bernanos (fondé en particulier sur des scènes multiples qui sont autant de confrontations). Poulenc en déduit musicalement une réflexion à la fois prenante, intime, spectaculaire sur la mort ; en cela la scène de l’ultime agonie de la Prieure, en proie au gouffre et à l’angoisse – sous les yeux de la jeune novice Blanche, aux côtés de Sœur Marie, est un moment très intense, défendu par Sophie Koch. La figure abandonnée à l’effroi fait contraste avec celle de plus en plus lumineuse et droite de Blanche dont Poulenc souligne la certitude et la force grandissante, surtout sa délivrance intérieure car à la fin, la nouvelle Carmélite écarte toute peur de la mort : elle n’hésite pas à rejoindre ses sœurs sur l’échafaud. Un cheminement remarquablement exprimé ce soir grâce à une interprète habitée et un orchestre des plus éloquents.
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CRITIQUE, opéra. COMPIEGNE. Théâtre Impérial, le 14 déc 2024. POULENC : Dialogues des Carmélites. Patricia Petibon, Vannina Santoni, Sophie Koch, Véronique Gens… Orchestre Les Siècles / Karina Canellakis (direction)