Au lendemain d’un pur moment de magie pianistique, grâce à la grande Elisabeth Leonskaja, changement de lieu et d’univers au 4ème Festival de Musica dos Capuchos – où le festival quitte son lieu historique (le Couvent des Capucins) pour le très confortable Teatro Joaquim Benite (le principal lieu culturel de la ville d’Almada), et met à son affiche un spectacle lyrique, première incursion dans le genre pour le jeune festival (repris en 2021 par Filipe Pinto Ribeiro après des années de désuétude).
Et le choix du brillant pianiste et directeur de festivals s’est porté sur le rare In the penal colony (“Dans la colonie pénitentiaire”) de Philip Glass, opéra de chambre pour cinq musiciens (2 violons, un alto, un violoncelle et une contrebasse) et deux chanteurs (+ deux acteurs), créé en 2000 à Seattle, d’après la nouvelle éponyme de Franz Kafka (et sur un livret de Rudy Wurlitzer). L’histoire narre l’arrivée d’un Visiteur (nous ?…) dans une colonie pénitentiaire pour assister à une procédure d’exécution. Quand bien même il désapprouve la méthode employée pour le châtiment, il se cache derrière une neutralité imposée par ses repères personnels, au nom des traditions en vigueur dans cette colonie. Dès lors, il ne sent pas le droit d’intervenir contre le barbarisme qui le choque pourtant, car le condamné doit être exécuté dans une machine infernale qui écrira sur son corps la loi qu’il a violée. Une grande aiguille pénétrera l’épiderme alors qu’une petite aiguille giclera de l’eau pour laver le sang et qu’ainsi la lecture de l’article de loi reste clairement lisible. C’est l’Officier en charge qui décrit la machine au visiteur, visiteur auquel le public s’identifie peu à peu. Alors que tout est prêt pour l’exécution, la machine se détraque. On croit à la délivrance, mais l’absurde sens du devoir de l’officier le pousse au suicide, se débarassant à son tour de tous ses vêtements avant de se sacrifier lui-même en entrant dans la machine qui va commencer sa rotation mortelle, arrachant au malheureux des hurlements déchirants. C’est toute l’absurdité de ces incarcérations inhumaines et arbitraires qui est ici dénoncé, laissant un goût amer dans l’esprit des spectateurs, car elles sont surtout révélatrices de nos impuissances, voire de nos lâchetés face à la cruauté humaine.
Le metteur en scène portugais Miguel Loureiro (comme tout le reste de l’équipe artistique, pour cette production de la compagnie “O Rumo do Fumo”) signe ici un travail à la fois respectueux et efficace, très exigeant pour les chanteurs et plus encore pour les comédiens qui doivent “payer de leur personne, à l’instar du Prisonnier (Paulo Quedas), victime de brutalité assez insoutenable de la part de son Geôlier (Frederico Oliveira), qu’il met à nu, au sens propre, pour renforcer l’humiliation et le dénuement de sa victime. Le seul vrai souci, c’est la machine, composée de quelques échafaudages et bâches de plastique, en rien impressionnante pour le coup – même si elle se veut surtout “métaphorique”. On ne s’en explique ainsi le fonctionnement que grâce à une solide imagination qui remet en forme les détails – tour à tour techniques et poétiques – fournis par l’Officier, le glaçant baryton André Henriques, qui incarne sa partie avec une sincérité faisant se hérisser les cheveux sur la tête lorsqu’il raconte les détails d’une exécution. Le baryton évoque d’autres fort belles partitions de Glass, tandis que le second rôle est celui du Visiteur/Voyageur, observateur supposé impartial venu assister à une exécution pour faire un rapport au nouveau Commandant de la Colonie, qui s’oppose aux méthodes de l’Officier. Ce dernier est interprété par le ténor Frederico Projecto dont le chant est plus inégal que son collègue, d’un tout autre aplomb vocal et scénique. Et si la sonorisation (les deux chanteurs portent des micros…) amplifie les qualités vocales du premier, à commencer par son très beau timbre, elle met en revanche surtout en avant les défauts du second, dont la voix se dé-timbre dans le registre aigu, quand il ne s’y étouffe pas…
La musique répétitive de Philip Glass est superbement jouée par un très beau quintette à cordes (Malu Santos, Frederico Oliveira, Inês Barros, Pedro Serra e Silva, Miguel, Menezes – placés sous la battue Martim Sousa Tavares), et a la particularité de sembler singulièrement “extérieure” à l’ambiance extrêmement lourde et mortifère du livret. Elle paraît ainsi aussi “neutre” que la neutralité du Visiteur. Aucun accent exagérément noir, ou chargé de clichés expressionnistes. La musique de Glass égrène ses accords et ses rythmes comme si elle voulait décrire un monde indifférent à l’horreur que Kafka décrit. Pourtant, cette apparente nonchalance cache tout le poids du drame. Peu à peu, elle devient oppressante, s’immisçant dans le spectateur qui retient finalement son souffle dans le secret espoir de ne pas être témoin de ce qui se prépare…
Une superbe découverte à mettre au crédit de Filipe Pinto-Ribeiro et son Festival de Musica de Capuchos !
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CRITIQUE, opéra. ALMADA, Teatro Joaquim Benite, le 2 juin 2024. P. Glass : In the penal Colony. André Henriques & Frederico Projecto. Miguel Loureiro (MeS) / Martim Sousa Tavares (direction musicale). Photos (c) Rita Carmo.
VIDEO : Trailer de « In the penal colony » à l’Opéra d’Oslo (2022)