Après une première édition où la musique sacrée ne prenait que peu de place dans la programmation, la musique religieuse reprend tous ses droits dans cette seconde mouture du Festival de Pâques de Castell de Peralada, comme la volonté affichée d’Oriol Aguilà, le directeur de la manifestation catalane désormais bi-annuelle avec, à l’affiche sur les trois soirées que durent le festival, trois chefs-d’oeuvres de la musique baroque religieuse.
La soirée d’ouverture redonne d’abord sa chance au superbe oratorio San Giovanni Battista (1675) du compositeur romain Alessandro Stradella (1643-1682), mais ici dans une nouvelle édition due au chef catalan Dani Espasa (placé ici à la tête de son ensemble Vespres d’Anardi) en collaboration avec le contre-ténor catalan Xavier Sabata. Créée à Rome, en 1675, dans l’église San Giovanni dei Fiorentini, l’œuvre associe, comme nulle autre à cette époque, dramatisme et sensualité, lyrisme et expressivité. À ce titre, le langage musical de Stradella s’inscrit dans la continuité de ceux des grands Giacomo Carissimi et Francesco Cavalli, dont il sait, toutefois, décanter et intensifier les formes intrinsèques. La lecture du chef catalan captive, d’entrée de jeu, par son acuité et sa plasticité. L’impact dramatique inhérent à certains axes de la partition est ici concentré à un niveau remarquable, ce qui n’empêche pas la musique de briller quand elle le doit : les deux Sinfonie sont, dans leur genre, irrésistibles de fluidité et d’élan. es musiciens de l’ensemble embrassent cette musique avec un plaisir manifeste. Les textures instrumentales sont, à la fois, légères et pleines, rondes et aiguisées.
La distribution accomplit, également, un véritable sans-faute, à commencer par Xavier Sabata, dont le timbre de contre-ténor, éthéré, transporte l’auditeur jusqu’au sublime. La soprano italienne Giulia Semenzato, superbe Ilia dans le Titus mozartien le mois dernier à Genève, se révèle une interprète prodigieusement maîtresse de ses pointes, qu’elles soient virtuoses ou langoureuses. De sa belle voix de basse, Luigi De Donato campe un Hérode touchant, oscillant sans cesse entre prestance et fragilité. Les personnages secondaires font bien plus que jouer les utilités, ils apportent le meilleur de leur présence vocale. Ainsi, il faut saluer le ténor plein de mordant de Juan Sancho (magnifique Evangéliste, la semaine dernière, dans La Passion selon St Matthieu à l’Opéra de Rennes), et enfin le mezzo voluptueux d’Elena Copons. Une première soirée qui reçoit un accueil aussi chaleureux que mérité !
Le second soir, c’est une rareté que nous propose le festival, avec la version remaniée du célèbre Stabat Mater de Pergolèse par Johann Sebastian Bach, une paraphrase qu’il a ré-intitulée “Tilge, Höchster, meine Sünden” (Cantate BWV 1083), pour soprano, contralto, cordes et continuo, et qui se distingue de son modèle principalement par une écriture instrumentale profondément remaniée et l’interversion de certaines séquences, la conduite mélodique restant pratiquement inchangée. Et c’est un autre ensemble catalan, le Bachcelona, dirigé (depuis son orgue portatif) par son chef Daniel Tarrida qui investit cette fois l’estrade placé dans le choeur de la superbe Eglise (gothique) del Carmen, où se déroulent tous les concerts. Constituée de seulement cinq instrumentistes (en plus du chef), la formation qui joue sur instruments anciens comprend deux violons, un alto, un violoncelle, et un hautbois, soit une équipe très resserrée correspondant à l’austérité toute luthérienne voulue par le Cantor de Leipzig. Les deux solistes sont la soprano française Maëlys Robinne et la mezzo-soprano suisse Lara Morger, dont les voix se marient à merveille, et qui enthousiasment toutes les deux. La première par sa voix pure et sobre portée par une grande sensibilité, avec en contre point, sa collègue helvétique qui chante avec conviction et élégance, livrant un duo vibrant d’émotions diverses, générées par le déroulement du discours musical. En complément, deux Cantates de Bach “Christ lag in Todesbanden” BWV 4 et “Der Himmel lacht! Die Erde jubilieret” BWV 31 – ont permis de goûter un peu plus à l’excellence, tant de la formation baroque que des deux solistes.
Enfin, la troisième soirée – Cocorico ! – est dédiée à la musique du Grand Siècle (français), avec rien moins que des membres du Choeur et de l’Orchestre de l’Opéra Royal de Versailles, pour une exécution des Trois Leçons de Ténèbres du Mercredi Saint de François Couperin. Dirigée par la jeune claviériste Chloé de Guillebon, deux théorbistes, deux violes de gambe, deux sopranos (Gwendoline Blondeel et Lili Aymonino), plus six Choristes (féminines).
Lorsqu’il compose ces pièces à une et deux voix en 1714, François Couperin dit “Le Grand” est organiste à la Chapelle Royale. Fort d’une inspiration qui, avec une éminente subtilité, mêle à la tradition esthétique du chant français l’impact expressif de la vocalité italienne, le compositeur libère sur ces pages aussi captivantes qu’austères un condensé lumineux de son art. Composées sur des versets issus des Lamentations de Jérémie, les Leçons étaient données, dans le cadre liturgique traditionnel de l’Ancien Régime, juste après minuit. De nos jours, le rituel symbolisant l’abandon du Christ, lequel consiste à éteindre un à un les quinze cierges disposés sur un candélabre pour faire place à l’obscurité – ce qui sera exécuté ici, fidèle à la tradition, par l’une des six choristes en charge du cérémonial…
Le souffle extraordinaire qui anime les trois Leçons de Ténèbres pour le Mercredi Saint est constamment perceptible tout au long de ces trois ouvrages – entrecoupés ici par des Motets de Charpentier et Clérambault – qui sait saisir chaque nuance d’un texte musical extrêmement dramatique, dans un climat intensément intériorisé et recueilli – difficile association de théâtralité et de profondeur, et clé du répertoire sacré de l’époque. Sous la fine et délicate direction de Chloé de Guillebon l’infinie délicatesse du chant, les souples et sinueuses harmoniques de la musique suffisent à décrire la ferveur dans laquelle ces pages devaient plonger les fidèles – mais aussi l’auditoire d’aujourd’hui, croyant ou pas.
Dans la première Leçon de ténèbres, Lili Aymonino énonce, avec une plastique vocale très pure et digne d’une « Ancilla Christi« , les lettres acrostiches ; et, dans les ornementations du double du verset « Plorans ploravit », elle fait comprendre la continuité historique existant entre l’air de cour et la leçon de ténèbres monodique. Dans la deuxième Leçon, la soprano belge Gwendoline Blondeel en rend pathétique l’expression des versets. Et dans la troisième, à deux voix, aucune compétition n’existe entre ces deux excellentes chanteuses : elles font des pas expressifs et vocaux l’une vers l’autre, en manifestant une réelle empathie. Un mot, enfin, pour les Motets de Clérambault et Charpentier qui précédent, entrecoupent, et concluent les trois Leçons de Couperin, et qui permettent de goûter à la perfection stylistique des six choristes réunies ici. D’une incroyable qualité d’émotion, grâce à leur vibrante intériorité, ces pièces sont admirablement servies par les six voix féminines, par ailleurs idéalement dirigées et conduites.
Au bilan, une réussite que cette deuxième édition du Festival de Pâques de Castell de Peralada, et l’on attend maintenant avec impatience l’annonce de la programmation de la manifestation estivale, dont son directeur nous a glissé à l’oreille à l’issue du dernier spectacle qu’on ne serait “pas déçus”… Alors Vivement !
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CRITIQUE, festival. PERALADA, 2ème festival de Pâques de Castell de Peralada, les 28/29/30 mars 2024. Alessandro STRADELLA (28) / Johann Sebastian BACH (29) / François COUPERIN (30).