C’est rien moins que son 60ème anniversaire que le Festival de Royaumont fête en ce moment (depuis le 7 septembre et jusqu’au 6 octobre 2024). Le week-end musical des 14 & 15 septembre, sis dans la somptueuse Abbaye Royale de Royaumont commence avec un concert-promenade dans les magnifiques espaces du lieu. Très pertinemment intitulé « Airs de cour aux marches du palais », le concert est le fruit d’une formation musicale avec le chef d’orchestre Vincent Dumestre, pour qui l’abbaye est une deuxième maison.
La déambulation en musique commence dans les vestiges de l’église abbatiale, avec la soprano Jeanne Bernier accompagnée d’un quatuor de violes de gambes. Elle interprète des airs de cour du 17e siècle avec beaucoup d’émotion et d’expressivité, « mélismatique « à souhait. L’intermède purement instrumental par Juliette Guichard, Maylis Moreau, Mireia Penalver et Lukas Schneider aux violes est un agrément sympathique et rythmique. Nous avons ensuite le formidable privilège de nous aventurer aux marches du palais abbatial adjacent, logis élégant d’inspiration italienne du dernier abbé de Royaumont, signé Louis Le Masson et achevé en 1789, mais qui n’appartient pas à la Fondation Royaumont. Ici, place au luth de Yuli Bayeul et un merveilleux trio de chanteurs composé de l’alto Ariane Le Fournis, le baryton Imanol Iraola et le jeune ténor Cyrille Escoffier, remplaçant au pied levé son collègue programmé, mais annoncé souffrant. Un moment fort de théâtre musical a lieu dans les marches du palais au moment de l’air en espagnol pour trois voix d’Étienne Moulinié « Ojos », excellemment chanté et interprété par tous les artistes. Le plaisir qu’ils ont à jouer ensemble est évident ; ils incarnent parfaitement l’harmonie heureuse et chaleureuse, voire humoristique de l’air qu’ils campent avec panache et brio. Le style vocal est impeccable et fort remarquable du début à la fin. L’interprétation de l’alto Ariane Le Fournis est une révélation, tout simplement. La manifestation se termine à l’intérieur de l’abbaye, dans le très beau réfectoire des convers, où Matthieu Franchin au clavecin rejoigne les autres, pour une fin en toute beauté, vivace et dynamique à souhait : l’air À la fin de cette bergère d’Antoine Boësset. Mention très spéciale du Ballet des fées purement instrumental du même compositeur, glorieusement interprété par tous les instrumentistes.
Les fêtes baroques continuent et se terminent la nuit dans le merveilleux réfectoire des moines avec un concert-pastiche inédit par le chœur et l’orchestre du Poème Harmonique dirigé par son chef Vincent Dumestre, avec un superbe quintette de chanteurs solistes composé de la soprano Ana Quintans, la mezzo Isabelle Druet, le décoiffant haute-contre David Tricou, le ténor Serge Goubioud ainsi que le baryton Viktor Snapovalov. Intitulé « Les noces royales de Louis XIV », le programme s’inspire de la célèbre année nuptiale de Louis XIV et de l’infante Marie-Thérèse, fille du roi d’Espagne. Une réussite fantastique dès l’étonnante entrée des trompettes qui ouvre le concert, jusqu’au ballet des nations et réjouissances après les entrées et le mariage ! Les compositions de Lully et Cavalli sont à l’honneur, mais accompagnées de découvertes musicales tout à fait impressionnantes, telles que « L’Hymne O filii e filiae » de Jean Veillot, le sorte de mélodrame avant son temps d’André de Rosiers « Après une si longue guerre », délicieusement joué par le ténor et le baryton accompagnés des vents, et le morceau de résistance qui clôt le concert : « Dos zagalas venian » de Juan Hidalgo. Nous avons l’honneur d’avoir deux bis à la fin du concert, un très beau « Agnus dei » de Charpentier, et l’incroyable « La chacona » de Juan Arañes.
Le dimanche commence tôt avec un récital bouleversant de beauté par le baryton Stéphane Degout et le pianiste Alain Planès, dans l’impressionnante salle des charpentes de l’abbaye. « Rêvons, c’est l’heure » met à l’honneur les plus belles Mélodies et Lieder de Fauré, Brahms et Schumann. La qualité poétique des textes de Verlaine, Gautier et Heiner, entre autres, a inspiré des plus belles mélodies du 19e siècle, et ces merveilleuses compositions inspirent visiblement le baryton qui les interprète avec soin et émotion. Comme d’habitude, le si bel instrument de Stéphane Degout, riche de qualités comme son timbre velouté et sa projection dynamique et nuancée, se marie admirablement avec son art inégalé de la prosodie et son indéniable talent d’acteur… Plus de 25 Mélodies où s’exprime magistralement un grand éventail de sentiments romantiques, parfois lumineux, parfois dramatiques, tourmentés souvent ! Dans « Le secret » de Fauré la symbiose entre la voix et le piano est particulièrement saisissante, ainsi que dans les très belles et célèbres « Au bord de l’eau » et « Après un rêve » du même compositeur. Les compositions allemandes donnent au pianiste Alain Planès l’occasion d’exprimer davantage les richesses et complexités de l’instrument, et au baryton l’opportunité d’élargir la palette d’expression, avec par exemple l’étonnant « Warte, warte wilder Schiffmann » de Schumann, presque… martial ! Un récital inoubliable, tout simplement.
La journée romantique se termine avec la colossale version originale de la Symphonie n°8 du compositeur wagnérien Anton Bruckner, interprétée par le fabuleux Orchestre des Champs-Élysées sous la direction du maestro Philippe Herreweghe. Dans une rencontre précédant le concert, le chef exprime son désir de « jouer Bruckner comme du Schubert », et tend à rassurer l’auditoire par rapport au niveau de décibels. C’est une remarque intéressante, non seulement parce que le talent de Bruckner se nourrit aux sources de la symphonie beethovénienne qu’il amplifie en y infusant un chromatisme carrément titanesque, mais aussi parce que l’adagio de la symphonie s’inspire directement de la célèbre Fantaisie en ut majeur de Schubert. Très joué outre-Rhin, où l’opus brucknérien a toujours été populaire, notamment en ce qui concerne la musique religieuse (c’est un organiste et fervent croyant du catholicisme), son œuvre purement symphonique a un côté grandiose, éclatant, puissant, avec un usage habile de la répétition et des développements immenses… L’aspect monumental est là dès le premier mouvement, et nous sommes agréablement surpris par le son plutôt transparent. Le deuxième mouvement est le Scherzo le plus long de toutes ses symphonies, et un moment musical très fort, pompier, ma non troppo, où les cuivres, les vents et les cordes sont habités de la musique qu’ils interprètent parfaitement. Au troisième mouvement, lent, nous pouvons constater davantage ce que cela fait de jouer Bruckner comme du Schubert. C’est un moment diaphane, éthéré, mystique presque, mais libre du fardeau du pathos plutôt typique en concert et aux enregistrements. Le dernier mouvement est une sorte de pastiche savant, ma non tanto, qui évolue progressivement vers une fin solennelle mais surtout fière et exaltée… Un tour de force !
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CRITIQUE, festival. Festival de Royaumont, Abbaye de Royaumont, les 14 & 15 septembre 2024. Alain Planés, Stéphane Degout, Philippe Herreweghe, Orchestre des Champs-Elysées, Vincent Dumestre, Le Poème Harmonique…