C’est de manière triomphale que se sont clôturées les Chorégies d’Orange, ce 22 juillet, avec une version semi-scénique (bien qu’annoncée en version de concert…) du chef d’oeuvre de Giacomo Puccini (auquel le festival voulait rendre hommage en cette année centenaire) : TOSCA ! Unique titre lyrique cette année (contre deux annoncés en 2025… et donnés scéniquement !), la représentation a donc fait “le plein”, d’autant que la distribution réunie dans la cité provençale par Jean-Louis Grinda avait de quoi faire courir les aficionados d’art lyrique de l’Europe entière : Aleksandra Kurzak dans le rôle-titre, Roberto Alagna en Mario et Sir Bryn Terfel en Scarpia, excusez du peu !…
Pour la partie visuelle, chaque acte est l’objet d’une projection géante sur le mur : un portrait Marie-Madeleine au premier acte, le tableau Diane et Callisto du Titien au deuxième (le rapport est moins limpide ?…), et enfin une vue du Château Saint-Ange au dernier, les superbes éclairages Vincent Cussey participant également à la réussite visuelle du spectacle. Mais surtout, loin de se contenter de livrer leurs airs et leurs ensembles face au public, ces trois bêtes de scène que sont Kurzak, Alagna et Terfel distillent du “théâtre” dans chacune de leurs interventions, avec plus de force et de vérité dramatiques que dans bien des versions scéniques…
La soprano polonaise Aleksandra Kurzak humanise d’emblée son personnage, par ses talents d’actrice et sa présence électrique, roucoulant ou rugissant, en variant délicatement sa demande ou son ordre à son amant : « Mais fais-lui les yeux bruns ! » – dont elle fait moins une exigence de diva qu’un caprice de petite fille qui habite encore la femme. C’est là une qualité essentielle de son jeu : nuances psychologiques et vocales alors que certains attendent, et y qu’on entend trop souvent, de la surcharge histrionique, voire hystérique… Tout est élégance et pudeur chez cette grande dame du chant, à la grande classe, à la voix ronde et égale, charnue, tandis que certains piani passent miraculeusement la redoutable rampe de l’espace. Sa prière et LE grand moment d’émotion de la soirée, par la pudeur et la retenue : c’est une interrogation sur ce drame, incompréhensible pour elle, quelque chose qui la dépasse.
Dans les bancs serrés de critiques où semblent se faire et se défaire la réputation des spectacles et des chanteurs avec un effet de contagion bien moutonnier dès lors que tel ou tel vecteur de média prestigieux a prononcé son verdict – disons sa sentence -, il est de bon ton de faire désormais la fine bouche sur Roberto Alagna : “Alagna fait du Alagna”, formule répétée à l’envi (encore heureux qu’il ne fasse pas du quelqu’un d’autre !…). Ses aigus sont certes moins lumineux qu’il y a une décennie… mais de quel ténor ne le peut-on dire, dès lors que le temps passe ? Et puis « faire du Alagna », c’est quoi ? Un engagement sans triche, une passion qu’il communique, un médium aujourd’hui plus plein sur lequel sa voix solide et toujours solaire s’appuie virilement. Certes, il aime tellement certaines notes qu’il ne veut pas les lâcher, y ajoutant des trémolos bien inutiles… mais quelle présence et ce timbre somptueux et toujours préservé !
Magnifique incarnation scénique de Scarpia par le grand Bryn Terfel également, avec des nuances de tendresse perverse dans le désir charnel, comme le chat jouant amoureusement avec la souris, avant de se glisser comme un félin derrière sa proie, en la humant et en étant sûr de la tenir entre ses griffes au momnet où Tosca répond favorablement à ses exigences… Rôle redoutable, terrible, presque basse puis baryton, il chante d’abord vaillamment avec un orchestre déchaîné et tutti des chœurs au premier acte ; il a la chance que la cheffe, à ce moment-là, étale la belle étoffe d’un Orchestre Philharmonique de Nice (que l’on a cependant connu plus en forme… surtout du côté des violoncelles…), sans étouffer les chanteurs mais, dans le second, le grossissement orchestral tempétueux et un tempo plus lent, qui sera aussi une gêne pour les autres interprètes, opposent une barrière insurmontable à ses aigus, réduisant ce grand chanteur wagnérien presque au silence.
Sans oublier les remarquables Chœurs conjugués de l’Opéra Grand Avignon et des Chorégies d’Orange (préparés par Pierre-Louis Bonamy), on saluera la haute tenue du reste de la distribution, Carlos Natale en Spoletta, tandis que Jean-Vincent Blot prête sa grande voix héroïque à Angelotti. Le nîmois Marc Barrard campe un sacristain veule et vile à souhait, Jean-Marie Delpas campe un bon comparse, alors que la soprano Galia Bakalov offre un vrai moment de grâce vocale avec la chanson du Berger au début du III.
Moins d’une semaine après sa triomphale direction de l’Orchestre National de Montpellier Occitanie (autrement mieux sonnant que leurs collègues niçois qui, à leur décharge, ont dû batailler la soirée durant contre un mistral persistant avec des bourrasques n’épargnant pas des partitions volantes…), la jeune cheffe italienne Clelia Cafiero renouvelle notre enthousiasme. La voir diriger est un réel bonheur, tant sa direction souple et “calligraphique” est un plaisir de tous les instants, d’autant que cette grâce est alliée à une force et à une maîtrise assez incroyables, rattrapant avec panache les moments d’errance d’une phalange visiblement déstabilisée… mais sans qu’il y ait de quoi gâcher la joie d’un public qui n’a certes pas boudé son plaisir en faisant un énorme triomphe à l’ensemble de équipe artistique !
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CRITIQUE, festival. CHOREGIES D’ORANGE, Théâtre Antique, le 22 juillet 2024. PUCCINI : Tosca (en version semi-scénique). Aleksandra Kurzak, Roberto Alagna, Bryn Terfel… Orchestre Philharmonique de Nice / Clelia Cafiero (direction). Photos (c) Philippe Gromelle.
VIDEO : Roberto Alagna chante l’air « E lucevan le stelle » dans « Tosca » aux Chorégies d’Orange 2010