Après l’ensorcelante Alice revisitée, revivifiée par la compagnie taïwanaise B DANCE [lire notre critique ici / 18 novembre dernier], l’Opéra de Massy accueille l’un des programmes phares du Festival d’Automne : un mixte heureux, esthétique, cohérent entre deux chorégraphes majeurs, Noé Soulier … et l’intemporelle Trisha Brown qui inspire le premier.
Très influencée par l’apologie de la lenteur et d’une suspension antigravitationnelle propre au duo Merce Cunningham et John Cage, Trisha Brown a toujours questionné le mouvement du danseur et le lieu où se déploie la chorégraphie. Le corps et son espace : deux termes d’une équation tendue qui n’est jamais courue d’avance.
L’œuvre de Trisha Brown était au centre de cette soirée à travers deux pièces majeures qui permettent de mesurer son écriture fascinante, à la fois abstraite et pourtant suractive. « Working title » [1985], tout en fluidité et vibration énergique, en intelligence collective ; puis « For MG, the movie » [1991], plus conceptuel voire déroutant mais non moins méditatif.
Fascinante soirée Trisha Brown
à l’Opéra de Massy
Working title © DR
La gestuelle apparemment éclectique et qui semble improvisée, avec arrêt, silences, pauses… illustre le travail central de la chorégraphe américaine qui s’est toujours intéressée au corps agissant, en particulier la souplesse des bras et des mains, contraints pourtant par l’inexorable gravité, à l’effort qui fait naître le mouvement, et à l’espace dans lequel les corps s’émancipent. Le cadre de la représentation implose pour des aires ouvertes, indéterminées, jamais présupposés… ce que signifie la bande sonore de la dernière pièce, avec ses inserts réels comme des collages sonores, qui citent les bruits [et les cris] de la rue. L’indétermination du reste est majeure ici en permettant tous les possibles d’une scène qui s’est toujours interrogée sur le sens de sa propre mise en forme. À croire que ce que l’on voit reste l’un des scénarios possibles d’une chorégraphie instable qui s’improvise au moment où elle est réalisée. Ceci est surtout manifeste là encore, dans la pièce finale.
N’en déplaise aux partisans de la pure performance, chacun des 8 danseurs de la Compagnie excelle dans la précision et la synchronicité, comme dans cette élasticité maîtrisée qui se pose comme un questionnement permanent.
Pour autant les corps n’agissent pas comme s’ils se traversaient les uns les autres ; ils agissent simultanément comme des solitudes parallèles, porteurs chacun d’une trajectoire spécifique qui déroule et incarne sa propre énergie.
INTELLIGENCE COLLECTIVE
Évidemment dans le déroulement de la soirée, « Working title » [1985] reste une pièce particulièrement accessible voire séduisante dans ses enchaînements collectifs et fluides, comme si l’énergie du groupe formait une nuée active et heureuse, ininterrompue. Les corps semblent se livrer l’un à l’autre, se relier en un flux global qui produit ses effets d’entraînement. Véritable chorégraphie pour le corps de ballet, la pièce est la plus lumineuse qui soit, aussi vive et agissante qu’une eau printanière. De surcroît, pacifiée, quasi insouciante grâce à la bande musicale signée Peter Zummo.
PARCOURS SIMULTANÉS
Le contraste est total avec le plus récent « For MG, the movie » (1991), qui est un hommage à Michel Guy, fondateur du Festival d’automne ; c’est une fresque plus abstraite et en même temps narrative, où la scène semble être un échiquier où des pions étrangers et dissemblables se croisent sans véritablement partager ni communier.
Là, au démarrage, un danseur suit son parcours à la course dessinant le même parcours, répété, inlassablement : le mouvement génère l’espace. D’autres figures paraissent successivement et élargissent la perception de la scène en suggérant une toute autre activité hors champs. Cependant qu’un couple de dos reste immobile ; lui tout le long du tableau, ailleurs, continument statique comme une statue énigmatique, scrutant un horizon présent mais invisible.
For MG, the movie © DR / Trisha Brown Dance Company
CRÉATION HOMMAGE
Au début de la soirée, les mêmes danseurs créent la nouvelle pièce de Noé Soulier : « In the fall » [À l’automne], hommage à Trisha Brown et que l’ascétisme et l’épure des mouvements inscrivent résolument dans une approche tout aussi physique ; l’effort des silhouettes qui s’élèvent, s’étirent puis retombent, est la plus claire référence au langage brownien. Quasi sans musique, dans un silence qui sculpte les corps, chaque silhouette dialogue aussi avec la lumière [froide, crépusculaire] qui en souligne la structure géométrique. Triangles, équerres, carrés à l’équilibre jaillissent et disparaissent au gré des tableaux grâce à la précision suspendue des danseurs funambules. C’est un balancement continue entre architecture et déséquilibre, figures et déconstruction mobile, agilité et décentrement, grâce à un formidable déplacement des points de tension et d’équilibre. Captivante filiation.
Prochain ballet à l’Opéra de Massy : Toulouse Lautrec de Kader Belarbi, les 20 et 21 janvier 2024 : https://www.opera-massy.com/fr/toulouse-lautrec.html?cmp_id=77&news_id=1004&vID=63
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In the Fall (2023)
Chorégraphie, Noé Soulier / Musique, Florian Hecker / Lumière, Victor Burel / Costumes, Kaye Voyce / Interprètes, Christian Allen, Cecily Campbell, Burr Johnson, Lindsey Jones, Catherine Kirk, Patrick Needham, Jennifer Payán, Spencer Weidie
Working Title (1985)
Chorégraphie, Trisha Brown / Musique, Peter Zummo, extraits de Six Songs (Sci-Fi, Slow Heart, Song VI, Song IV) / Interprété par The Peter Zummo Orchestra Mustafa Khaliq Ahmed (percussion), Guy Klucevsek (accordéon), Dave Phillips (basse), Bill Ruyle (marimba et table), Peter Zummo (trombone) / Costumes, Elizabeth Cannon / Lumière, Beverly Emmons
For M.G.: The Movie (1991)
Chorégraphie, Trisha Brown / Musique, Alvin Curran / Costumes et décors, Trisha Brown / Lumière, Spencer Brown with Trisha Brown
Interprètes, Christian Allen, Cecily Campbell, Burr Johnson, Lindsey Jones, Catherine Kirk, Patrick Needham , Jennifer Payán, Spencer Weidie
Toutes les photos DR / © Trisha Brown Dance Company
In the Fall, Noé Soulier © Delphine Perrin
For M.G.: The Movie, Trisha Brown Dance Company © Steven Pisano
Working Title, Trisha Brown Dance Company © Sandy Korzekw
VIDÉO teaser festival d’Automne 2023
VIDÉO : For MG, The movie à l’Opéra de Lyon (2021) – Ballet de l’Opéra de Lyon