L’ouvrage ici révélé est le fruit d’une réflexion personnelle sur les enjeux et la finalité de l’écriture lyrique. JOACHIM RAFF (1822 – 1882) s’impose par sa grande culture opératique ; assistant de Liszt à Weimar, il est au fait des dernières tendances esthétiques. Son Samson, jamais représenté de son vivant, ici révélé en première mondiale, porte en filigrane ses propres recherches théâtrales, dont évidemment son regard critique vis à vis des opéras de Wagner, en particulier Lohengrin (dont il a participé à la création à Weimar en 1850).
Le compositeur suisse fusionne ainsi Wagner et le grand opéra français (le ballet du V) ; maîtrisant parfaitement l’alliage de l’intime et du collectif, il analyse la pression des peuples et de l’aspiration de l’histoire sur un couple amoureux lequel s’inscrit hors des intrigues, des calculs, de la fatalité, de la haine. Leur origine devait les séparer voire les opposer ; mais l’amour vainc tout et le Danite, Samson, héros des Israélites, est foudroyé et sauvé par la belle Dalilah, fille du roi des Philistins…
C’est une sorte de Roméo et Juliette à l’orientale mais l’écriture de RAFF ne s’épanche pas en un fantasme orientalisant et sensuel [comme Flaubert imagine Salambo ou Strauss sublime Salomé]. Direct et franc, réaliste et furieusement efficace, Joachim RAFF souligne les oppositions dramatiques, déploie une vision analytique d’un amour systématiquement détruit, nié, manipulé, mais vengeur et finalement vainqueur (la vengeance de Samson dans le temple de Dagon peut s’accomplir en fin d’action grâce à l’appui de Delilah).
La force du drame découle d’un antagonisme progressif entre la puissance barbare et guerrière des soldats [qu’ils soient d’Israël ou de Gaza] et le sentiment amoureux de plus en plus fort et partagé entre Delilah et Samson.
Le livret de Joachim RAFF est très habile et très bien construit ; face à l’éclat du couple amoureux, de plus en plus admirable à mesure qu’il est éprouvé d’acte en acte, le compositeur librettiste n’oublie aucun des rôles qui contrepointe la figure des amants : ni le combattant jaloux de Samson, éconduit par Delilah (Micha) ; ni la figure du père de Dalilah [Abimelech], prêt à tout pour anéantir la force de Samson y compris à manipuler sa fille « pour son bien »… Le grand prêtre qui triomphe à partir de l’acte II est comme le grand inquisiteur dans le Don Carlo de Verdi : la seule autorité qui arbitre roi et héros, favorisant les haines ancestrales pour mieux manipuler. Le peuple suit comme un mouton y compris les Israélites qui a l’égard de leur propre sauveur Samson, ne manquent pas de lui être infidèles.
C’est autant les protagonistes que le rôle de l’orchestre dans les nombreux passages assurant l’enchaînement des tableaux qui suscitent l’admiration.
Dramatique et spectaculaire [les fanfares épiques et tragiques], ou poétique, paysager et psychologique, l’orchestre de RAFF demeure de bout en bout, imaginatif et particulièrement suggestif, en cela aussi efficace et souvent saisissant que le travail du grand modèle, Wagner.
Du reste, pour avoir autant admiré que critiqué l’auteur de Lohengrin, RAFF se montre aussi wagnérien qu’il sait demeuré original et personnel.
En définitive et pour le dire autrement, de façon plus synthétique, ce que Wagner refusait dans Lohengrin à ses deux protagonistes (Lohengrin et Elsa que sépare une totale incompréhension), Joachim Raff le leur permet : ses héros magnifiques (Samson et Delilah) incarnent un idéal humain et spirituel : la rencontre de deux être d’exception que les épreuves dévoilent peu à peu ; renforcer leur amour réciproque et braver tous les obstacles pour la réalisation de leur union, autant amoureuse que spirituelle. C’est bien la force du livret et toute la conception musicale de ce SAMSON : creuser et développer la relation du guerrier Danite et de la fille d’Abimélech ; les fusionner comme une force unique, soudée dont chaque duo cristallise un peu plus, l’éblouissante sincérité : c’est bien l’enjeu de l’acte IV (3è partie), où Delilah retrouve Samson supplicié dans sa prison, lui déclarant une loyauté indéfectible et lui assurant sa complicité vengeresse, jusqu’à la mort. Le profil psychologique des deux amants est sublime et l’écriture de leurs airs alternés, aboutissant à un duo éperdu, est une indiscutable réussite.
Le chef Philippe Bach veille au souffle comme à la caractérisation de chaque séquence ; sa direction, précise et affûtée y compris dans les éléments chorégraphiques (danse des enfants au début du V) articule et offre de superbes accents dramatiques, aux scènes chorales (puissantes et oxygénées) comme aux duos amoureux qui parcourent l’oeuvre ; le cheminement psychologique de l’orchestre, portant et explicitant la psyché de Samson et de Delilah s’en trouve grandement clarifié : Raff s’y dévoile ainsi fin connaisseur de l’âme humaine, conteur épique de premier plan. Les instrumentistes se délectent visiblement dans les intermèdes atmosphériques d’une somptueuse force suggestive (Prélude pastoral de l’acte III, au palais d’été d’Abimélech).
Le cast réunit trois chanteurs très impliqués, innervant chacun de leurs airs avec la précision et l’épaisseur émotionnelle requises ; le Samson de Magnus Vigilius rappelle par la légèreté de son timbre la proximité que Raff a conçu entre son héros et le Lohengrin de Wagner : ténor héroïque et lumineux, de fait, habité par l’idéal de l’amour et de la réconciliation des nations entre Philistins et Israélites ; Olena Tokar incarne avec la même sincérité l’itinéraire de Delilah, amoureuse de Samson, manipulée par son père, peu à peu femme forte d’une loyauté admirable aux côtés du héros martyrisé ; et Robin Adams éclaire toute l’ambiguité du rôle d’un père aimant mais dépassé par la passion de la manipulation (cheminement de l’acte II, qui le mène de la figure royale à celle du politique déchu)… D’une façon générale, très exposés eux aussi, les chœurs sont magnifiquement préparés, restituant l’impact expressif de chaque groupe humain.
L’écoute du cd 2 (déroulement de l’acte III) est à ce titre très révélatrice : s’y affirme la fusion entre Samson et Delilah : airs séparés d’abord, puis effusion enivrée, où les 2 voix souples et naturelles s’avèrent totalement convaincantes (final de la scène 2 de l’acte III). Puis leur confrontation avec le choeur est grandiose sans grandiloquence ; la fanfare majestueuse, carillon d’un destin implacable ; grande scène aux dimensions du grand opéra français, avec le choeur des philistins qui scande la déclaration du grand prêtre, lequel (très convaincant Christian Immler) proclame l’aveuglement de Samson….. L’enchainement des scènes est passionnante.
A l’heure où les enregistrements d’opéras sont de plus en plus rares et parfois ratés, ce SAMSON créée l’événement de cette rentrée lyrique et discographique 2024. La surprise est totale et la découverte majeure. L’opéra suisse peut être fier d’avoir ainsi retrouvé l’un de ses plus passionnants auteurs pour la scène.
Saluons l’éditeur Schweizer Fonogramm d’avoir eu l’intuition si juste de dédier tant d’efforts à cette éblouissante récréation, celle d’un authentique chef d’œuvre du romantisme suisse. A quand une prochaine production scénique ?
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CRITIQUE CD événement. JOACHIM RAFF : Samson, première mondiale – 3 cd Schweizer Fonogramm – enregistré à BERN en septembre 2023 – CLIC de CLASSIQUENEWS automne 2024
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