Pour mieux préparer l’écoute et la vision des deux ballets de Christoph Willibald Gluck mis à l’affiche du Théâtre du Capitole, les rares “Sémiramis” et “Don Juan”, le chef catalan Jordi Savall et son fabuleux Orchestre des Nations a choisi de diriger, comme un préalable très convaincant, la Suite d’orchestre d’après Iphigénie en Aulide (1774), du même Gluck. La partition, première pierre de sa révolution opératique en France, fait valoir les étonnantes qualités expressives de la phalange savallienne (couleurs, accents, respirations…).
Puis, après ce préambule des plus délectables (confirmant l’éloquence des instruments historiques), place aux deux ballets-pantomimes que le Chevalier Gluck composa à Vienne dans les années 1760 : Don Juan (1761), puis Semiramis (1765, d’après la pièce de Voltaire). Gluck maîtrise alors autant la veine lyrique que chorégraphique (il laisse en réalité une dizaine de ballets pour la Cour Impériale). Associé au poète Calzabigi et au chorégraphe Angiolini, le compositeur peaufine sa conception du drame lyrique, réalisant la révolution lyrique que l’on connaît avec Orfeo ed Euridice (1762) et Alceste (1767)…
Don Juan et Semiramis s’inscrivent dans cette période d’intense recherche ; il s’agit d’œuvres aussi décisives que ses opéras. Savall a donc toute pertinence de les associer ainsi en une seule soirée. Dans la décennie suivante (à partir de 1770), Gluck – grand invité de Marie-Antoinette à Versailles – va encore plus loin ; il allait tout autant marquer l’histoire de l’opéra en France ; à ce titre pour Orfeo ed Euridice devenu Orphée et Eurydice (en français), le compositeur recycle plusieurs séquences de ses ballets, et la chaconne qui conclut Don Juan deviendra la fameuse “danse des furies” de l’Orphée français.
La soirée toulousaine permet ainsi de mesurer l’évolution de l’écriture et aussi la valeur du Gluck, compositeur pour le ballet, ce soir « ballet d’action », au fort potentiel dramatique voire spectaculaire… Certes les styles des deux chorégraphes conviés sont différents, mais les deux partagent un même raffinement sombre des costumes, un vocabulaire chorégraphique plutôt néo-classique, avec spécificité pour le seul Don Juan, un humour conjugué à une savoureuse légèreté (citant la source à laquelle Gluck a puisé : Molière).
Les deux chorégraphes assument même une lecture distanciée, éloignant la danse du prétexte strictement narratif, que la musique sert d’ailleurs admirablement, avec une clarté très facile à suivre de séquences en séquences. Les deux chorégraphes relisent voire écartent (sur Don Juan) le spectaculaire fantastique de l’apparition des spectres qui marquent et rapprochent pourtant les deux actions. C’est au final Sémiramis qui tire son épingle du jeu : son écriture chorégraphique est certes décalée, mais elle ne perd pas son lien organique avec la musique dramatique et tragique de Gluck. Par les questionnements sur la forme du spectacle, les enjeux nouveaux parfois surprenants que fait naître le fait de re-chorégraphier des ballets avec leur musique historique, l’offre de ce soir s’avère des plus intéressantes. Même dans ses réalisations plus ou moins convaincantes, saluons les choix artistiques et les risques assumés ainsi de Beate Vollack, nouvelle directrice de la danse à l’Opéra National du Capitole de Toulouse qui signe sa première saison.
Crédit photographique © David Herrero
Dans Don Juan, Edward Clug évacue le personnage du Commandeur au profit de la sublime figure d’Elvire, amoureuse délaissée, inconsolable, si éprise du Séducteur (impeccable Marlen Fuerte Castro). Même la confrontation du Libertin insolent et du Commandeur exigeant son repentir est visuellement écartée au profit d’un tableau collectif où ce sont les danseurs qui s’affirment au pied du héros seul en scène et statique sur un cheval colossal. Dommage aussi que le tableau infernal qui précipite le Pécheur insolent, n’offre pas au Corps de Ballet, la transe collective et frénétique qu’appelle la musique somptueuse et si expressive de Gluck. L’engagement du Ballet du Capitole de Toulouse n’est pas en cause ; c’est plutôt la conception dramaturgique et l’écriture chorégraphique qui semblent trop distanciées vis-à-vis des enjeux de la partition (quand même l’une des plus contrastées et impérieuses du Chevalier). Le relief marquant du danseur Philippe Solano (le valet) laissait augurer du meilleur au début ; hélas, la suite du ballet confirme le fil chorégraphique sans guère de lien organique avec la musique et l’action conçue par Gluck d’après Molière.
Dans Semiramis, Angel Rodriguez convainc davantage. Visiblement mieux inspiré par la coupe plus frénétique et syncopée du ballet, avec une écriture de Gluck précise et très efficace, et des sections qui sont souvent aussi fugaces que frénétiques, le chorégraphe respecte davantage ce qui fonde la force expressive du sujet : son spectaculaire fantastique et surnaturel (ainsi dès le début, le surgissement depuis le sol terreux, de sept femmes souples et expressives, semblant ne former qu’une seule créature…). La danse s’affirme ici plus variée et imaginative, plus expressive dans une flexibilité dramatique qui exploite avec éclat les possibilités du Corps de ballet : ainsi surgit le mystère, un sentiment énigmatique même qui plonge l’action babylonienne dans l’univers du songe où percent le Ninias de Philippe Solano ; une atmosphère à la fois lugubre et onirique enveloppe l’action jusqu’à la scène du tombeau final, sorte de nocturne foudroyant qui justement exploite à raison, ce spectaculaire inscrit dans la musique de Gluck (la chute du décor accordé à celle de la danseuse depuis la pyramide humaine qui lui sert de socle mouvant…).
La réussite visuelle de ce dernier tableau conforte l’évidente réussite de cette Sémiramis : la chorégraphie d’Ángel Rodriguez épouse avec puissance et fulgurance tragique, les accents terribles du meilleur Gluck.
La production qui prolonge l’enregistrement des deux ballets par Jordi Savall chez Alia vox, est annoncée à Barcelone (mars 2025) puis Paris (Opéra-Comique, mai 2025). Mais avant cela, Mezzo diffusera le spectacle le 26 novembre prochain. A ne pas manquer !
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CRITIQUE, ballet. TOULOUSE, Théâtre du Capitole, le 30 octobre 2024. GLUCK : Semiramis / Don Juan. Ballet de l’Opéra National du Capitole / Le Concert des Nations / Jordi Savall (direction). Photos © David Herreeo
CD
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VIDÉO : Jordi Savall dirige la Sinfonia extraite de Don Juan de Gluck