Compte rendu, opéra. Paris. Palais Garnier, 11 juin 2019. Don Giovanni, Mozart. Etienne Dupuis, Jacquelyn Wagner, Nicole Car, Philippe Sly… Orchestre et choeurs de l’opéra. Philippe Jordan, direction. Ivo van Hove, mise en scène. Nouvelle production du chef-d’œuvre de Mozart, Don Giovanni, à l’affiche à l’Opéra de Paris. Le metteur en scène Ivo van Hove signe un spectacle gris parpaing ; le chef Philippe Jordan assure la direction musicale de l’orchestre associé à une distribution fortement histrionique, rayonnante de théâtralité, entièrement éprise du mélodrame joyeux du génie salzbourgeois !
L’opéra des opéras, la pièce fétiche des romantiques, ce deuxième fils du duo Da Ponte-Mozart, transcende le style de l’opera buffa proprement dit pour atteindre les sommets dans le registre de la… tragédie. Avant cette fresque immense, jamais la musique n’avait été aussi vraie, aussi réaliste, aussi sombre ; jamais elle n’avait exprimé aussi brutalement le contraste entre les douces effusions de l’amour et l’horreur de la mort. Peut-être le chef d’œuvre de Mozart le plus enflammé, le plus osé… qui raconte l’histoire de notre anti-héros libertin préféré et sa descente aux enfers avec la plus grande attention aux pulsions humaines, avec la plus grande humanité en vérité.
nouvelle production de Don Giovanni à Garnier
… Prima la musica, mais pas trop
Le spectacle commence avec la scène ouverte montrant le décor unique d’architecture brutaliste signé Jan Versweyveld, où l’on aperçoit des escaliers, des fenêtres… le gris maussade omniprésent paraîtrait servir de fond neutre au jeu d’acteur très ciselé dont les chanteurs font preuve… et qui peut être apprécié glorieusement par les personnes assises près de la scène et avec des jumelles. Si nous nous sommes régalés du travail d’interprétation et de caractérisation des interprètes sur scène, la production met en valeur surtout la partition. Ma non troppo.
Certaines mise en scènes s’affirment volontairement extra-sobres avec l’idée sous-jacente de laisser parler la musique. C’est un bel idéal qui peut faire des effets inouïs sur l’expérience lyrique. Il paraît que ce n’est pas une volonté affichée par le metteur en scène, qui, malgré quelques moments de grand impact et de justesse, est parfois carrément anti-musical. Ainsi le baryton Etienne Dupuis dans sa prise du rôle éponyme a-t-il apprécié le fait de chanter le morceau le plus sensible, le plus beau, le plus sublime de sa partition, la chansonnette du 2e acte « Deh vieni alla finestra », en coulisses, caché. Difficile à comprendre, et encore plus à pardonner.
Nous sommes en l’occurrence contents de nous concentrer sur l’interprétation musicale. L’Orchestre maison dirigé par Philippe Jordan est pure élégance et raffinement, les tempi sont plutôt modérés. Bien sûr comme d’habitude, les vents font honneur dans leur excellente interprétation aux sublimes pages que leur dédie Mozart, et les cordes dans leur perfection trouvent un bon dosage entre tension et relâche dans l’exécution. Remarquons également les musiciens jouant sur la scène au deuxième acte, avec un swing chambriste et pompier digne du XVIIIe siècle. Nous n’avons pas senti l’effroi durant la célèbre ouverture en ré mineur, mais nous avons eu droit à une sorte de décharnement diabolique et très enjoué pour le pseudo-final à la fin de l’œuvre, la descente aux enfers de Don Giovanni (nous sommes heureux du respect de la partition originale avec le maintien du lieto fine, la fin heureuse conventionnée propre au 18e siècle malgré ses très nombreux détracteurs du 19e).
Le baryton Etienne Dupuis signe un Don Giovanni sobre, plus hautain qu’altier, plus vicelard que libertaire, et ceci lui va très très bien. Son épouse dans la vie réelle incarne le rôle de la femme répudiée du Don, Donna Elvira. Nicole Car est une des artistes qui captivent l’auditoire avec sa présence et son chant en permanence. Que ce soit dans sa cavatine au 1e acte « Ah che mi dice mai » ou son air au 2e « Mi tradi quell’alma ingrata » où elle est fabuleusement dramatique à souhait dans son incarnation d’une femme amoureuse et blessée. Si elle est touchante, bouleversante d’humanité, son chant est riche, charnu, charnel, tout au long des trois heures de représentation.
La Donna Anna de la soprano Jacquelyn Wagner, avec une partition encore plus redoutable, est tout autant brillante d’humanité, et elle assure ses airs virtuoses avec dignité, sans faire preuve d’affectation pyrotechnique, mais au contraire donnant à ses vocalises une intensité fracassante de beauté. Le Leporello de Philippe Sly est un beau valet. Son physique agréable et son attitude espiègle sont une belle contrepartie légère à l’aspect très sensuel et troublant de son instrument en action. Il a cet incroyable mérite d’avoir réussi des interventions personnelles sur la partition dès son entrée au 1er acte « Notte e giorno faticar », où il s’approprie du personnage avec facilité, et ajoute un je ne sais quoi qui marche et qui plaît. Qu’il continue d’oser ! C’est lui également qui suscite la toute première éclosion d’applaudissements dans la soirée, après son célèbre air du 1er acte « Madamina, il catalogo è questo », sans aucun doute grâce à la force de son expression musicale plus qu’à l’intérêt de la proposition scénique…
Le Don Ottavio du ténor Stanislas de Barbeyrac est une très agréable surprise. Nous remarquons l’évolution de son gosier, et ceci impacte aussi son interprétation lyrique qui s’éloigne un maximum de la caricature viennoise à laquelle elle est souvent condamnée. S’il y a un moment d’une incroyable beauté dans les propositions d’une beaucoup trop austère sobriété, c’est précisément l’air redoutable du 1er acte : « Dalla sua pace ». Ivo van Hove l’oblige à l’interpréter assis par terre au milieu de la scène, et ceci a le plus grand impact émotionnel de la soirée ; le ténor y est touchant et l’auditoire lui fait le cadeau d’applaudissements et de bravos bien mérités. Le couple Zerlina et Masetto interprété par Elsa Dreisig et Mikhail Timoshenko est plein de vivacité, même si les voix sont un peu instables en début de soirée, nous félicitons leurs efforts. Remarquons également l’excellente prestation des choeurs de l’Opéra parisien, dirigés par Alessandro di Stefano.
Une production qui a également le mérite de finir après trois heures de gris avec une projection-création vidéo (signée Christopher Ash) inspirée des scènes infernales de Bosch, et qui est tout à fait effrayante, puis par une éclosion de couleurs estivales qui s’accorde avec l’épilogue-fin heureux de l’opus. A voir et revoir, écouter et applaudir… pour Mozart et les chanteurs. A l’affiche à l’Opéra Garnier encore les 16, 19, 21, 24 et 29 juin ainsi que les 1, 4, 7, 10 et 13 juillet 2019.