CD. Mozart : 3 dernières Symphonies n°39,40, 41. Nikolaus Harnoncourt, Concentus Musicus Wien, décembre 2012, 2 cd Sony classical. Parues le 25 août 2014, les 3 dernières Symphonies de Mozart (n°39,40, 41) synthétisent ici, pour Nikolaus Harnoncourt et dans cet enregistrement réalisé avec ses chers instrumentistes du Concentus Musicus Wien, l’expérience de toute une vie (60 années) passée au service du grand Wolfgang : sa connaissance intime et profonde des opéras, les plus importants dirigés à Salzbourg entre autres (la trilogie Da Ponte, La Clémence de Titus, La Flûte enchantée…), suffit à enrichir et nourrir une vision personnelle et originale sur l’écriture mozartienne ; s’appuyant sur le mordant expressif si finement coloré et intensément caractérisé des instruments anciens, le chef autrichien réalise un accomplissement dont l’absolue réussite était déjà préfigurée dans son cd antérieur dédié au Mozart Symphoniste (Symphonie n°35 Haffner, édité en janvier 2014, « CLIC » de classiquenews) ou encore aux Concertos pour piano n°25 et 23. Dans cette réalisation particulièrement attendue, Harnoncourt envisage les 3 Symphonies non plus comme une trilogie orchestrale – ce qui est aujourd’hui défendu par de nombreux musicologues et chefs- mais comme un « oratorio instrumental en 12 mouvements », subtilement enchaînés, en un tout inéluctablement organique. Par oratorio, Harnoncourt voudrait-il jusqu’à évoquer une partition touchée par la grâce divine, dont la ferveur sincère nous touche évidemment par sa justesse poétique et les moyens mis en œuvre pour en exprimer le sens ?
La souple vivacité des instruments d’époque éclaire le raffinement et l’énergie d’un Mozart prébeethovénien… qui semble de facto dans ses 3 ultimes massifs symphoniques ouvrir un nouveau monde; son style prépare déjà l’éclosion du sentiment romantique : on demeure saisi par la sombre coloration si pudique et ténue de la symphonie intermédiaire et centrale la 40 en sol mineur, tissée dans une étoffe des plus intimes comme si Mozart s’y révélait personnellement entre les notes… Harnoncourt sait approfondir pour chaque épidode/mouvement, une irrésistible tension où propre à l’été 1788, à l’occasion d’une très courte période de productivité, Mozart accouche de ce cycle qui frappe par son intelligence trépidante, l’espoir coûte que coûte, même s’il est aussi capable de vertiges noirs et suffocants, par un sens du temps tragique et tendre qui ne s’embarrasse d’aucune formule européenne si commune à son époque : le langage qu’y développe Mozart n’appartient qu’à lui, et dans bien des mesures, il annonce tous les grands symphonistes romantiques du siècle suivant…
Harnoncourt en digne successeur de Bruno Walter qui dans les années 1950, il y a 60 ans, apportait lui aussi un témoignage et une compréhension décisifs chez Sony classical, marque de toute évidence l’interprétation mozartienne dans ce double cd incontournable. Outre la pertinence du propos, le chef, pionnier de la révolution baroque, montre avec quel feu juvénile et réformateur, il entend encore nous apprendre des choses sur Mozart ! Le geste est en soi exemplaire et admirable : d’une jeunesse exceptionnelle…A ce degré d’approfondissement, il partage une acuité artistique avec son pair en France, William Christie. En soulignant que la 40ème ne comporte pas de réelle entrée ni de finale, – comme la 39ème dont le finale en forme de destruction mélodique puis harmonique attend une résolution-, Harnoncourt qui distingue nettement l’immense portique finale de la 41 (Jupiter), apporte la preuve de l’unité interne associant les 3 volets en une triade inséparable. Ici chaque mouvement engendre la pulsion de celui qui s’enchaîne après lui, semble en découler naturellement… Réussir cette fluidité cyclique et d’une profonde cohérence organique est déjà en soi un défi méritant qui fait toute la valeur de cette nouvelle interprétation des Symphonies de Mozart.
Au centre du triptyque, la Symphonie centrale, la fameuse et irrésistible K550 en sol mineur (enregistrée en décembre 2012), est l’axe le plus prenant et le plus saisissant du cyle mozartien. Le sol mineur est la tonalité de la mort et de la tristesse… Dans le premier mouvement, Harnoncourt soigne la morsure des cors, l’ivresse de la construction façonnée comme une course à l’abîme… Du second mouvement (andante), il éclaire l’ombre caressante et plus mystérieuse d’une rêverie … (superbe horizon des cordes évanescentes et concrètes à la fois). Le travail sur le murmure coloré des bois (chant ciselé de la clarinette) est exceptionnel. Sa claire diction et les multiples éclairs de lumière telle la succession d’aubes d’une sereine espérance sont d’un ton déjà… beethovénien. Dans le IIIè mouvement, l’éloquence de l’harmonie instrumentale se montre poussée à l’extrême : rondeur et fruité des bois, éclat nuancé des vents : c’est un idéal pastoral (cors profonds et caressants) qui annonce là encore tellement le grand Ludwig. Plus incisif encore, au bord de l’implosion, l’Allegro assai du IV se montre mordant et comme aspiré par une irrépressible force d’engloutissement. Et pourtant dans cette machine à coupe, l’écriture exacerbée semble émanciper la forme jusqu’à sa désintégration, Harnoncourt sait encore cultiver l’incomparabale nostalgie et la suave tendresse dont il a le secret. Le résultat final est un étourdissement qui réclame évidemment la résolution apporté par l’ut majeur de la 41è, jupitérienne… vaste architecture de reconstruction progressive, particulièrement bienvenue après l’activité inouïe de la K550; quand il parle de cette opus axial et décisif dans l’éclaircissement de la passion mozartienne, Harnoncourt indique ouvertement le génie divin de Wolfgang… ce qui justifie donc l’usage du terme d’oratorio pour l’ensemble du cycle.
On savait que les trois dernières Symphonies étaient liées par une secrète cohérence : Harnoncourt nous en dévoile toute la magie interne, le flux organique, le jeu des réponses de l’une à l’autre. Mais à travers sa sensibilité et sa justesse poétique, c’est essentiellement la sincérité de Mozart et sa modernité qui se dévoilent sans fards en une prodigieuse réalisation.La Seul K 550 en donne une irrésistible illustration.
Ainsi, la seule Symphonie en sol et l’écoute des morceaux les plus introspectifs (Andante et son questionnement fondamental et profond) puis du Finale (en forme de tourbillon irrésolu) confirme, entre classicisme et romantisme, l’étonnante modernité de Wolfgang : un explorateur visionnaire, un génie définitivement inclassable qui en 1788 ose l’inouïe, permet à tous les autres grands compositeurs après lui de poursuivre la grande histoire symphonique. Il ne s’agit pas seulement d’un jeu formel mais bien de traits singuliers aux résonances de l’ombre où Mozart pose continument la question du sens de la musique et des moyens propres au discours musical. Le dernier mouvement fait apparaître l’exténuation de la mélodie puis l’implosion du cadre harmonique. Jamais aucun symphoniste n’a été si loin dans le développement de la forme … une sorte de mise à plat du métier à laquelle Harnoncourt apporte un souci des timbres, de chaque intention instrumentale veillant autant au relief qu’à l’équilibre des combinaisons entre pupitres.
La fuite en avant ou la course à l’abîme qui impose son rythme et son oeuvre de démantèlement laisse en fin de parcours l’auditeur littéralement déboussolé : Mozart ouvre des perspectives jamais explorées avant lui… l’éloquence millimétrée des instruments montre à quel degré de maturité linguistique le chef autrichien a conduit ses instrumentistes, proposant des sonorités jubilatoires inoubliables où cuivres, vents et bois caressants et remarquablement loquaces préparent à tous les langages et toutes les syntaxes des symphonistes après Mozart dont à Vienne, évidemment Beethoven et Schubert.
Autant la sol mineur déroute par sa palpitation envoûtante fondamentalement irrésolue, autant dès son entrée magistrale par son allegro vivace, la Jupiter affirme sa souveraine quiétude balisée à laquelle Harnoncourt apporte de superbe respirations sur un tempo plutôt (lui aussi) serein. Le Cantabile qui suit affirme mais sur le ton d’une tendresse franche, le sentiment de plénitude avec des pupitres (bois et vents) d’une fusion magique. Mozart n’évite pas quelques lueurs plus inquiétantes, tentation de l’abîme bientôt effacée/atténuée par la somptuosité discursive de l’orchestre aux teintes et nuances d’une diversité étonnante. Mais on sent bien que la dynamique jaillissante et millimétrée, les mille nuances expressives et les mille couleurs qu’apporte Harnoncourt profite de sa connaissance très poussée de la vie et de l’écriture mozartiennes : Harnoncourt a en mémoire, l’expérience de Mozart dans l’oratorio haendelien et dans celui des grands compositeurs contemporains, en particulier CPE Bah dont il dirige l’oratorio La Résurrection et l’Ascension de Jésus, au printemps 1788 soit juste avant de composer le triptyque qui nous occupe : scintillement instrumental, raffinement orchestral, combinaisons jubilaire des solistes de chaque pupitre. … l’idée d’un rapprochement entre l’écriture hautement inspirée du fils Bach est évidemment tentante. Qu’il soit ou nom fondamentalement inspiré par un sujet sacré fondant sa religiosité expliquant sous la plume de Harnoncourt l’usage du terme « oratorio » …, l’éloquence très individualisée de chaque instrument ou de chaque pupitre rappelle évidemment par leur jeu concertant en dialogue permanent, l’arène continue d’un vrai drame instrumental – nous ne dirions pas oratorio mais plutôt en première choix, opéra instrumental-, dont la souffle et comme le discours nous parlent constamment. La pulsation rayonnante du finale de la 41 (Jupiter) en marque la victoire finale, le point d’accomplissement, et dans le cycle tripartite, la résolution spectaculaire tournée vers la lumière… comme le final de La Flûte enchantée ou encore par son entrain d’une irrépressible activité, le tourbillon conclusif des Noces. On y retrouve le même sentiment : même si cette fin rétablit l’équilibre qui a vacillé, on sent nettement que la machine peut repartir affirmant toujours et encore l’oeuvre refondatrice d’un Mozart lumineux et bâtisseur. La vision est supérieurement approfondie, superbement réalisée. On savait Harnoncourt immense Mozartien comme l’ont été hier Erich Kleiber ou Karl Böhm, ou Karajan, Giulini, Abbado… La trilogie symphonique pourrait bien être le point central de son testament artistique et musical. Double cd magistral. Un accomplissement de tout l’édifice déjà abondamment documenté du Harnoncourt mozartien chez Sony classical.
CD. Mozart : 3 dernières Symphonies n°39,40, 41. Instrumental oratorium, Oratorio instrumental (Nikolaus Harnoncourt, Concentus Musicus Wien, décembre 2012, 2 cd Sony classical).