Marseille reprend en avril 2015,  la production prĂ©sentĂ©e aux ChorĂ©gies dâOrange en juillet 2014. De coupe encore traditionnelle, l’opĂ©ra a des airs facilement mĂ©morables (couplets du marin, ballade de Senta, marche de Daland, etc, et une ouverture saisissante que presque tout le monde connaĂźt sans le savoir). La trame est dramatiquement habile dans sa construction : exposition et prĂ©sentation nette des personnages (Daland, le Hollandais, Senta, Erik), nĆud de l’intrigue (deux amours de Senta en compĂ©tition), pĂ©ripĂ©ties (crise et mĂ©prise) et dĂ©nouement tragique, mĂȘlĂ© habilement de scĂšnes chorales de genre (les marins, les fileuses). Les deux hĂ©ros sont l’Ăąme mĂȘme du romantisme : Senta, c’est une autre Tatiana romanesque qui a forgĂ© dans ses rĂȘves l’amour idĂ©al, total, sacrificiel, qui l’arrachera Ă la banalitĂ© du quotidien (l’atelier de filature) et au prosaĂŻsme cupide de son pĂšre et Ă lâesprit terrien, sans doute terre Ă terre de son fiancĂ© Ărik, chasseur et non marin. Le Hollandais maudit en quĂȘte de rĂ©demption, est une sorte d’Hernani et il pourrait dire aussi :
De la lĂ©gende du Vaisseau fantĂŽme Ă un vaisseau fantĂŽme de lĂ©gende…
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Je suis une force qui va !
Agent aveugle et sourd de mystĂšres funĂšbres !
Une ùme de malheur faite avec des ténÚbres !
OĂč vais-je ? Je ne sais. Mais je me sens poussĂ©
D’un souffle impĂ©tueux, d’un destin insensĂ©.
Je descends, je descends et jamais ne m’arrĂȘte.
Â
Mais Ă l’inverse du hĂ©ros de Victor Hugo (1830), c’est une force qui s’en va, qui voudrait s’en aller, qui dĂ©sire couler doucement vers le gouffre apaisant, le repos Ă©ternel qui lui est refusĂ© par Dieu et que seul peut lui octroyer l’amour d’une femme fidĂšle : face aux Ăva pĂ©cheresses qu’il a connues dans son errance au long cours, Senta sera enfin, dissipĂ© le malentendu, l’ « Ave », la rĂ©demptrice, l’Ăros bĂ©nĂ©fique ouvrant la dĂ©livrance de Thanatos, la mort par l’amour. Ne pouvant vivre ses rĂȘves, elle rĂȘve sa vie jusqu’au sacrifice final qui donnera corps et vie au songe.
L’Ćuvre. Des personnages Ă la fois archĂ©typaux, humains et surhumains. Du romantisme de son temps, Richard Wagner hĂ©rite et cultive le goĂ»t des lĂ©gendes. Dans cet opĂ©ra en trois actes de 1843 dont il Ă©crit le livret, il sâinspire de quelques pages du poĂšte Heinrich Heine qui vient de publier Aus den Memoiren des Herrn von Schnabelewopski en 1831, âLes mĂ©moires du Seigneur Schnabelewopskiâ oĂč est relatĂ© une version de la lĂ©gende ancienne du Hollandais volant et de son vaisseau fantĂŽme.
Vaisseau fantĂŽme
La mer a ses fantasmes, lâocĂ©an, ses fantĂŽmes, les deux, ses lĂ©gendes. Une court les flots et les tavernes des marins rĂ©chappĂ©s aux vagues et tempĂȘtes des vastes espaces marins, l’existence d’un bĂątiment hollandais dont l’Ă©quipage est condamnĂ© par la justice divine quâil a bafouĂ© Ă errer sur les mers jusqu’Ă la fin des siĂšcles. En effet, son capitaine, malgrĂ© une tempĂȘte effroyable au Cap de Bonne EspĂ©rance bien nommĂ©, a dĂ©cidĂ© de prendre la mer un Vendredi saint, jurant quâil appareillerait, dĂ»t-il en appeler au diable, qui le prend au mot.
Hollandais volant
Un capitaine hollandais aurait accompli en trois mois un voyage de prĂšs dâun an normalement, dâAmsterdam Ă Batavia (Djakarta), grĂące au diable. Cela se passe au XVIIe siĂšcle, Ă©poque oĂč les Hollandais ont créé la Compagnie des Indes, courant les ocĂ©ans. La rencontre de ce vaisseau fantĂŽme est considĂ©rĂ©e comme un funeste prĂ©sage.
Une premiĂšre version Ă©crite de la lĂ©gende est parue dans un journal britannique en 1821. La premiĂšre version française a Ă©tĂ© publiĂ©e par Auguste Jal, ScĂšnes de la vie maritime, Paris, 1832. Cela inspira, en 1834, la nouvelle de Heinrich Heine : Les MĂ©moires du Seigneur de Schnabelewopski qui servit de thĂšme de lâopĂ©ra de Wagner quelques annĂ©es plus tard. Victor Hugo cite aussi cette histoire dans La LĂ©gende des siĂšcles :
C’est le Hollandais, la barque
Que le doigt flamboyant marque !
L’esquif puni !
C’est la voile scĂ©lĂ©rate !
C’est le sinistre pirate
De l’infini.Â
Ă notre Ă©poque, un film lĂ©gendaire dâAlbert Lewin en 1951 rĂ©actualise le mythe du Hollandais volant le mĂȘlant Ă celui de Pandora, la femme malĂ©fique qui ouvre la fameuse boĂźte de Pandore des vices, Pandora and the Flying Dutchman, avec la mythique Ava Gardner dans le rĂŽle de l’hĂ©roĂŻne qui, par son sacrifice, trouve Ă la fois sa rĂ©demption et celle du capitaine maudit. Un film plus rĂ©cent, Pirates des CaraĂŻbes, en 2003, sâen tient au strict vaisseau fantĂŽme.
Mais Heine, Ă la damnation Ă©ternelle du Hollandais ajoute un Ă©lĂ©ment sentimental essentiel : le Hollandais damnĂ© a le droit de faire port tous les sept ans et seule la fidĂ©litĂ© absolue dâune femme peut lui apporter la rĂ©demption malheureusement, il a toujours Ă©tĂ© trahi dans son amour lorsqu’il met ses espoirs de rachat dans la derniĂšre, rencontrĂ©e, aprĂšs la tempĂȘte, dans le havre inespĂ©rĂ© d’un port norvĂ©gien. Chez Wagner, câest Senta, dĂ©jĂ vaguement amoureuse du portrait du capitaine de la lĂ©gende, qu’elle rĂȘvait ou inventait, fille dâun capitaine norvĂ©gien, Daland, qui n’hĂ©site pas d’emblĂ©e Ă l’offrir en mariage contre les richesses du mystĂ©rieux Hollandais, bien qu’il l’ait dĂ©jĂ promise Ă Erik, dĂ©sespĂ©rĂ©.
LA RĂALISATION MARSEILLAISE
TransposĂ©e du cadre grandiose dâOrange dans la salle plus intime de lâOpĂ©ra de Marseille, cette production passe dâune Ă©chelle mythique, Ă©pique, Ă une dimension domestique, poĂ©tique : du grand large Ă lâhorizon bornĂ© du port de la salle. Il faut, certes, Ă©vacuer les images dâOrange pour resituer Ă sa place, sur le plateau marseillais, cette immense Ă©trave de navire (Emmanuelle Favre), comme trouĂ©e des deux yeux des Ă©cubiers, cette proue, proie des flots rejetĂ©e sur la rive, dâabord Ă©peron rocheux inquiĂ©tant. Occupant, accaparant tout le champ du regard, sa dĂ©mesure, ici, donne malgrĂ© tout la mesure extraordinaire de lâhistoire, sa dimension onirique, rĂȘve ou cauchemar, tĂ©moin omniprĂ©sent, fantasme de lâhĂ©roĂŻne en proie Ă son dĂ©lire lyrique, Ă©rotique et sentimental, Ă ses visions. Son obsĂ©dante prĂ©sence trop centrĂ©e ne laisse quâun mince espace Ă jardin, comme une impossible Ă©vasion, Ă une vue de mer en furie puis apaisĂ©e, ensuite Ă un fond de bĂątiment industriel pour lâacte II des fileuses, Ă un ponton en perspective de fuite Ă la fin. La maĂźtrise de cet espace resserrĂ© est Ă la mesure de celle de Charles Roubaud, Ă lâaise dans lâimmensitĂ© dâOrange, intimiste ici pour cerner au mieux ces personnages humains dans lâinhumanitĂ© dâune lĂ©gende ou tragĂ©die de la rĂ©volte dâun homme contre le silence Ă©ternel et cruel de la divinitĂ©, avide toujours de sacrifices.
Les lumiĂšres ombreuses plus que tĂ©nĂ©breuses de Marc DelamĂ©ziĂšre, crĂ©ent une troublante hĂ©sitation des formes grouillant vaguement dans les ombres, foule au mouvements de houle, marins vivants et viveurs dans une obscure clartĂ©, et, dans lâindĂ©cision du clair-obscur, de fantomatiques spectres alentis Ă lâassaut de la carcasse morte. Dans cette indĂ©termination de la lumiĂšre variant de la nuit Ă un jour douteux, Katia Duflot estompe d’une gamme brumeuse les costumes gamme brumeuse des hommes mais les robes annĂ©es 50 des femmes, rose, vert, jaune, bleu, gris clair, carreaux, dans la grisaille gĂ©nĂ©ralisĂ©e, semblent un rĂȘve de couleur dans un monde qui lâaurait perdue. Le Hollandais, long manteau dâĂ©poque indĂ©terminĂ©e, et Senta robe jaune clair de jeune fille sage, sont les deux seuls aurĂ©olĂ©s dâune vague lumiĂšre, avec Mary, robe souple Ă col blanc sur le gris du corsage, comme personnage intermĂ©diaire finalement entre lâombre du marin dont elle a apparemment chantĂ© la ballade, et la sacrificielle clartĂ© de la jeune fille romantique.
InterprĂ©tation. Des chĆurs, prĂ©parĂ©s minutieusement par Pierre Iodice aux pupitres de lâorchestre, apprĂȘtĂ©s soigneusement par le chef, en passant par le plateau, on sent, sans nulle faille, lâengagement de tous au service de cette Ćuvre qui, sans rompre les amarres avec lâopĂ©ra de son temps, lui rendant mĂȘme un amoureux hommage, usant de formules de grands compositeurs lyriques, prĂ©figure lâĆuvre nouvelle Ă venir de Wagner. Capitaine, pas encore au long cours dans cette relativement courte traversĂ©e wagnĂ©rienne, Lawrence Forster est le timonier qui guide savamment son orchestre Ă travers les Ă©cueils nombreux de lâopĂ©ra, rĂ©cifs romanticoĂŻdes, sacralisation excessive de cette musique, tyranniquement imposĂ©e plus tard par Wagner lui-mĂȘme Ă ses spectateurs, au risque de lâemphase frĂŽlant le pathos pĂąteux, le pompeux, le pompier : le pompant en somme. Il nous rend donc cette musique, telle quelle, naturelle, bien dans son temps, pleine de charme, de sourire mĂȘme, mouvante et Ă©mouvante. Il est le thaumaturge qui, dâun coup de baguette, dĂ©chaĂźne les tempĂȘtes de la mer et en apaise les flots, suivi par un orchestre ductile, aux cordes soulevĂ©es de vent, aux cuivres tempĂ©tueux ou Ă©trangement nimbĂ©s de lointaine brume.
Tout le plateau joue le joue avec un sensible plaisir, pour notre bonheur.
Le tĂ©nor Avi Klemberg, surgi de lâombre, Ă©claire de sa lumineuse voix le rĂŽle apparemment ingrat du pilote, auquel il donne une qualitĂ© poĂ©tique, une jeunesse touchante dans sa rĂ©itĂ©ration Ă lâinvite du vent du sud. Si la grande voix de Kurt Rydl fait quelques vagues dans les notes tenues du premier acte, dans son air de basse bouffe donizettienne, il est inĂ©narrable, en barbon cupide mais pĂšre aimant, heureux, joyeux et nous avec lui, qui le retrouvons Ă©gal Ă nos souvenirs. Pour la premiĂšre fois Ă Marseille, le tĂ©nor Tomislav Muzek prĂȘte au personnage dâErik, fiancĂ©, blessĂ©, la beautĂ© dâun timbre lumineux et la dignitĂ© expressive dâune victime injustement sacrifiĂ©e.
Marie-Ange Todorovitch donne au rĂŽle de Marie sa prestance et son aisance scĂ©niques, la chaleur dâun timbre veloutĂ© quâelle rend Ă la fois maternel et angoissĂ© face aux bouffĂ©es dĂ©lirantes, diraient les psychanalystes, de Senta. Clytemnestre grandiose, elle retrouve, sa ChrysothĂ©mis, une Ricarda Merbeth, applaudie Ă ses cĂŽtĂ©s, ovationnĂ©e ici pour la tenue impeccable dâun chant se jouant des gouffres et sommets des intervalles comme des crĂȘtes de vagues monstrueuses, sans rien perdre de la beautĂ© blonde dâune voix sans faille, rendant sensible la ferveur, la fiĂšvre, lâexaltation de sa nĂ©vrose sacrificielle. Comme lâa voulu le metteur en scĂšne, on la sent entre rĂȘve, dĂ©lire et hallucination. Ă ses cĂŽtĂ©s, rĂ©vĂ©lation Ă Marseille, Samuel Youn, superbe baryton-basse, dĂ©ploie la beautĂ© vocale dâun timbre dâairain, aux aigus acĂ©rĂ©s, peut-ĂȘtre trop pour un Hollandais sensible, maudissant sa malĂ©diction, attendri par lâamour et prĂȘt Ă tous les naufrages.
Opéra de Marseille, les 21, 24, 26 et 29 avril 2015
Die fliegende HollÀnder de Richard Wagner
ChĆur de l’OpĂ©ra de Marseille et Orchestre de l’OpĂ©ra de Marseille
Direction musicale : Lawrence Foster
Mise en scÚne : Charles Roubaud (Assistant : Bernard Monforte).
Décors : Emmanuelle Favre (Assistant : Thibault Sinay).
Costumes : Katia Duflot.
LumiÚres : Marc DelaméziÚre (Assistant : Julien Marchaisseau).
Distribution :
Senta : Ricarda Merbeth ; Marie : Marie-Ange Todorovitch ; Le Hollandais : Samuel Youn ; Erik : Tomislav MuĆŸek ; Daland : Kurt Rydl ; Seuermann : Avi Klemberg.