CD. Mozart : Cosi fan tutte (Kassian, Currentzis, 2013). DĂ©capant, enivrĂ© : le Cosi du chef Teodor Currentzis nĂ© grec mais citoyen russe (42 ans). LivrĂ© tout chaud des presse Sony en ce 17 novembre 2014, le Currentzis nouveau vient de sortir : la suite après des Noces dĂ©capantes, de la trilogie Mozart Da Ponte. Avant Don Giovanni (Ă paraĂ®tre automne 2015), voici un Cosi supĂ©rieur encore aux Noces de l’an dernier : en Ă©nergie mais ciselĂ©e, en voix mieux homogènes, en finesse et subtilitĂ© (le duo Despina Alfonso fonctionne Ă merveille), en juvĂ©nilitĂ© ardente, naĂŻve, celle des fiancĂ©s parieurs (Ferrando et Guglielmo) d’un bout Ă l’autre totalement engagĂ©s, et mĂŞme palpitants. Ces officiers y apprennent l’inconstance et la philosophie d’en accepter le jeu.
A Perm, capitale culturelle isolĂ©e, Ă l’extrĂ©mitĂ© orientale de l’Oural, sĂ©vit une baguette embrasĂ©e, celle du directeur artistique de l’OpĂ©ra local, Teodor Currentzis (depuis 2011). Non content d’ĂŞtre reconnus modialement pour leur interprĂ©tation de Casse-noisette de Tchaikvoski grâce aux Ballet maison qui rivalise avec le Kirov et le Mariinsky, Perm gagne mĂŞme une crĂ©dibilitĂ© mozartienne avec cette odyssĂ©e discographique menĂ©e Ă vive allure et qui s’avère totalement passionnante malgrĂ© ses options parfois radicales; ni tiède ni complaisante, la direction du chef entend rĂ©gĂ©nĂ©rer fondamentalement notre Ă©coute et notre mĂ©morie sonore de la trilogie mozartienne : le travail sur les tempi, les phrasĂ©s, la dynamique et toutes les nuances hagogiques servant l’explicitation des climats et des situations comme l’articulation du texte d’une comĂ©die dĂ©jantĂ©e restent lĂ encore saisissants. La farce, l’ivresse d’un temps de folie collective, tous les possibles d’une situation nĂ©e d’un quiproquo Ă©poustouflant, le plus impressionnant de l’histoire de l’opĂ©ra, sont revivifiĂ©s ici avec un tempĂ©rament de feu.
La verve dont est capable le frĂ©nĂ©tique Currentzis qui a quittĂ© son Athènes native pour Ă©tudier auprès d’Illya Musin Ă Saint-PĂ©tersbourg, dès ses 22 ans, gagne en Ă©loquence et en pĂ©tulance : jamais la scène napolitaine ne fut aussi Ă©lectrisante et Ă©lectrique tant le chef semble radicaliser son geste, mais Ă juste titre, celui des instrumentistes et des chanteurs pour chaque mesure. L’art des transitions entre rĂ©citatifs accompagnĂ©s au pianoforte et airs orchestraux y est particulièrement soignĂ©, offrant une nouvelle continuitĂ© souple mais très caractĂ©risĂ©e pour chaque sĂ©quence. Toute la dernière partie, Ă partir de la dĂ©faite de Fiordiligi dans son duo avec Ferrando dĂ©guisĂ© en faux albanais, le faux mariage en prĂ©sence du faux notaire (Despina hilarante), le finale oĂą tous se dĂ©masquent, relève d’une vitalitĂ© hallucinĂ©e Ă la morale très juste, … une prĂ©figuration des comĂ©dies les plus pĂ©tillantes Ă venir (La Chauve Souris, La vie parisienne…) : Currentzis a un geste percussif et tranchant, essentiellement et naturellement théâtral, d’une justesse dramatique peu commune : peut-ĂŞtre le fruit de son ancienne collaboration avec l’autre champion du drame incarnĂ©, le metteur en scène tout aussi exacerbĂ© par sa manière jusqu’auboutiste, Dmitri Cherniakov, Ă l’opĂ©ra de Novosibirsk dès 2004 ? Currentzis sait capter l’insouciance d’un temps de folie collective, la pulsation qui fait imploser l’ordre apparent de la vie, mĂŞme si tout redevient Ă un Ă©quilibre final, – comme dans Les Noces de Figaro- la musique ayant superbement dĂ©voilĂ© la psychĂ© trouble et contradictoire de chaque protagoniste et avec quelle finesse, on sent bien que le lendemain tout peut recommencer : Mozart a cette capacitĂ© Ă rĂ©vĂ©ler la fragilitĂ© inhĂ©rente des situations oĂą tout nouvel ordre peut Ă nouveau basculer. Currentzis se fonde sur cette motricitĂ© du dĂ©sordre pour Ă©tablir une approche rĂ©solument vertigineuse.
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Ivresse, palpitations, délires de Cosi
Au terme de rĂ©pĂ©titions sans limitation de durĂ©e (clause de son contrat Ă Perm), en cela accompagnĂ© par de vrais instrumentistes complices qui partagent son mĂŞme perfectionnisme radical (les musiciens de l’ensemble qu’il a fondĂ© Ă Novossibirsk : MusicAeterna), le chef peut ĂŞtre fier d’avoir atteint un nouveau standard de perfection, dans les attaques, dans l’unisson motorique des cordes ; la prĂ©cision fait loi, toujours au service d’une expressivitĂ© justifiĂ©e. Jamais Cosi n’a semblĂ© si proche de l’Ă©ros et du dĂ©sir troublant ; la violence des fiancĂ©es d’abord rĂ©ticentes Ă toute approche infidèle face aux jeunes orientaux venus les Ă©prouver en l’absence supposĂ©e de leurs fiancĂ©s, paraĂ®t suspecte : sous la braise agressive, deux volcans sont prĂŞts Ă se laisser enflammer… Et le duo Despina qui a tant de froideur enjouĂ©e vis Ă vis de la gens masculine, avec Alfonco, vieux cynique glaçant achève de boucler un tableau passionnant, rĂ©solument ironique et mordant, d’autant que les jeunes officiers se font prendre Ă leur propre jeu : l’infidĂ©litĂ© des femmes, la facilitĂ© avec laquelle, dĂ©guisĂ©s, ils les ont retournĂ©es, offrent une leçon de rĂ©alisme sentimental qui n’a rien Ă envier ni Ă Marivaux ni Musset ni au Flaubert de l’Education sentimentale ou de Madame Bovary. Mais ce geste Ă©lectrique, embrasĂ© rompt dĂ©finitivement le joug des lectures si nombreuses et si conformes, ternes, tièdes, lisses (celui du Mozart poli et dĂ©coratif). En rĂ©formant l’approche musicale par le souffle et la vie, Currentzis redĂ©finit aussi notre propre place d’auditeur, notre expĂ©rience musicale et aussi le jeu mĂŞme des interprètes : certains y souscrivent naturellement, comme aimantĂ©s par tant de vivacitĂ© communicante, d’autres restent de marbre, souvent hors sujet Ă notre avis, parfois d’une consternante tiĂ©deur : c’est le cas des deux voix fĂ©minines exprimant bien platement l’inconstance des deux soeurs… quant leur servante Despina Ă©blouit par son jeu Ă©tourdissant d’intelligence et de finesse. Autre rĂ©serve, pĂ©chĂ© d’orgueil d’un chef qui pense d’abord par son orchestre : le volume sonore de l’orchestre, beaucoup trop Ă©levĂ© par rapport aux voix ; l’orchestre dĂ©jĂ stylistiquement survoltĂ© couvre le chant si dĂ©taillĂ© par exemple, de la sublime Despinetta de la jeune soprano Anna Kassian: or le travail naturel, flexible, ciselĂ© de la jeune cantatrice confirme bien son talent, rĂ©cemment couronnĂ© par le Concours Bellini 2013 -, une voix exceptionnelle Ă suivre dĂ©sormais.
Globalement, l’enregistrement satisfait notre attente : affirmant une intelligence ivre rĂ©ellement dĂ©lectable qui souligne la folie et les dĂ©lires de cette mascarade nĂ©e d’un dangereux pari : la nature comique, lĂ©gère, dĂ©lirante du sujet y gagne un surcroĂ®t de vitalitĂ©. ComparĂ©e Ă leur anthologie Rameau publiĂ© aussi en novembre 2014 mais rĂ©alisĂ© il y a dĂ©jĂ deux ans (Rameau : the sound of light, 2012), le style des musiciens nous paraĂ®t plus homogène et moins disparate. C’est donc un CLIC de classiquenews, confirmant le choix de cette version de Cosi tel un excellent cadeau de NoĂ«l.
Mozart : Cosi fan tutte. Simone Kermes (Fiordiligi), Malena Ernman (Dorabella), Christopher Maltman (Gugielmo), Kenneth Tarver (Ferrando), Anna Kasyan / Kassian (Despina), Kostantin Wolff (Don Alfonso). MusicAeterna (orchestre et choeur). Teodor Currentzis, direction. 3 cd Sony classical 88765466162. Enregistrement réalisé en janvier 2013 à Perm, Opéra Tchaikovski.
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Pour le 250ème anniversaire de sa mort, le compositeur vit une annĂ©e 2014 finalement florissante : aux concerts (Le Temple de la gloire, ZaĂŻs… resteront de grands moments de redĂ©couverte… Ă l’OpĂ©ra de Versailles), ou Ă l’opĂ©ra (Castor et Pollux, Les Indes Galantes, PlatĂ©e…), s’ajoutent plusieurs rĂ©alisations discographiques dont ce programme pourtant enregistrĂ©e dĂ©jĂ en juin 2012 Ă Perm (Maison Diaghilev, Oural). LIRE notre critique complète du cd RAMEAU : The sound of light (1 cd Sony classical, enregistrĂ© en 2012, Ă©ditĂ© en dĂ©cembre 2014)
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