CRITIQUE, opĂ©ra. SALZBOURG, le 7 aoĂ»t 2021. MOZART : Don Giovanni. Spyres, Pavolova ⊠Currentzis / Castellucci. Au dĂ©marrage du spectacle, Don Giovanni aurait applaudi Ă cette destitution dâune Ă©glise baroque dont les ouvriers retirent tout lâapparat liturgique : autel, objets du culte, tableaux sacrĂ©s, bancs, crucifix⊠Profanisation en rĂšgle digne des Ă©clats sĂ©ditieux du libertaire chevalier. Evidemment il faut sâinfliger cette sĂ©quence de pur théùtre, sans musique ; puis, face au vide criant, peut retentir lâouverture, fracassante, sculptĂ©e Ă vif dans un marbre des plus tragiques et serpentins, finement ciselĂ© par un Teodor Currentzis connectĂ© avec les vertiges mĂ©taphysiques de la musique conçue par Wolfgang. La terribilitĂ active resplendit, crĂ©pite (au sens strict quand surgit un petit rideau de flammĂšches, puis une femme nue, Ă©perdue, affolĂ©e, enfin Giovanni soi-mĂȘme, marteau en mains, tout de blanc vĂȘtu⊠qui aime marquer son territoire et creuser la pierreâŠ). Ainsi tout est annoncĂ© : au geste musical, contrastĂ©, acĂ©rĂ© et incroyablement dramatique du chef grec Teodor Currentzis, rĂ©pond empĂȘtrĂ© dans un imaginaire visuel confus, la « mise en scĂšne » dâun Castellucci qui sâingĂ©nie Ă rendre opaque une action qui ne lââest pas.
Dans la fosse, le pianoforte se distingue dans un continuo exaltĂ©, qui raconte, sâaffole, murmure, rugit ; les instrumentistes de MusicaEterna, articulent et Ă©nergisent eux aussi la subtile vitalitĂ© des instruments dâĂ©poque avec une verve et un relief, Ă la fois nerveux et expressif. La musique Ă©perdue, s’exalte, exulte ; elle semble dĂšs le dĂ©but sâessouffler comme si elle Ă©tait au bout dâune Ăšre ; de fait, les frasques de Don Giovanni finissent par le rattraper dans cette mise en scĂšne abrupte, mordante, aux forts contrastes, … avec, cĂŽtĂ© scĂ©nique, effets qui surenchissent une musique qui nâen a guĂšre besoin (rafales de tirs « inaugurant » le premier air, celui de Leporello ; dĂ©flagration due Ă la chute de ballons de baskets qui tombent en pluieâŠ). Le blanc et noir cite clairement le film de Losey, avec une suractivitĂ© sur les planches, celle des protagonistes, celle des acteurs en second plan (acrobates jongleurs, vĂ©ritables statues vivantes)⊠on interroge encore le sens de toutes ces images, parfois belles, toujours dĂ©concertantes au moment du drame musical, comme Ă lâhabitude, de la part de Castellucci, mais tristement hors sujet, hors musique, dĂ©calĂ©es, non connectĂ©es avec la musique.

Dâautant que les changements de tableaux crĂ©ent des « vides » dans lâaction qui nuisent Ă lâĂ©coulement organique du dramma giocoso conçu par Mozart et son librettiste Da Ponte. LĂ un piano tombe des cintres dĂ©saccordĂ© (aprĂšs le premier duo Anna / Ottavio), quand Don Giovanni joue avec des ballons de basket ; puis paraĂźt une toile immense trouĂ©e dâoĂč sortent bras et jambe de femme associĂ©s au lapin de DĂŒrer⊠avant le premier air dâElvira laquelle chante la dĂ©loyautĂ© dont elle est victime, aux cĂŽtĂ©s dâune femme enceinte dĂ©nudĂ©e qui serait son allĂ©gorie⊠avant que lâenfant nĂ© de leur commerce ne pourchasse le pĂšre indigne⊠plus tard, lâair du catalogue de Leporello se dĂ©cline avec photocopieur, Ă©vocation parlante dâun acte rĂ©pĂ©tĂ© Ă lâinfini⊠triste sexe, rĂ©duit Ă une mĂ©canique qui tourne Ă vide.
Plus ridicules ou dĂ©concertants, cet Ottavio (Michael Spyres) frigide, froid, dĂ©guisĂ© en chasseur norvĂ©gien avec skis et caniche (blanc Ă©videmment) et qui coure en fond de scĂšne quand Anna lui raconte la scĂšne initiale qui ouvre l’opĂ©ra ; Donna Anna justement (remarquable et subtile Nadezhda Pavlova) en sorciĂšre noire coiffĂ©e comme une prĂȘtresse tragique, fellinienne, des annĂ©es 60 (quand elle raconte son viol par Giovanni) ; puis le fantĂŽme du pĂšre (de Anna) se battant avec sa bĂ©quille contre Giovanni⊠On apprĂ©cie ainsi ce festival de la dĂ©glingue tout au long du spectacle (avec un sommet encombrĂ© Ă la fin du I : une brocante dâaccessoires, un amoncellement inouĂŻ paraĂźt sur les planches).
Avec plus ou moins de plaisir car plusieurs sĂ©quences de mise en place avec impro du pianoforte (excellent comme dans la version cd Ă©ditĂ© par Sony – CLIC de CLASSIQUENEWS) dâune longueur affligeante, imposent dans le dĂ©roulement des airs, un fatras dâimages et dâobjets en tout genre (et de figurants !⊠jusquâĂ 150 femmes en sous-vĂȘtements au II pour Ă©voquer les victimes du Chevalier ainsi que Loperello les Ă©numĂšre dans lâair du catalogue)⊠qui nuisent Ă la perception dramatique des airs (Della sua Pace dâun Ottavio terrassĂ©, tendre : remarquable Michael Spyres qui peut ĂȘtre aussi enivrĂ© que le meilleur Juan Diego Flores mozartien !)
Salzbourg 2021 :
Expressionniste et vif argent,
le Don Giovanni de Currentzis crépite, exulte sur la scÚne salzbourgeoise

Nadezhda Pavlova (Donna Anna, ardente, tragique)
Tout cependant n’est pas Ă jeter… Il nâest guĂšre que pour lâair du champagne du Chevalier que le metteur en scĂšne trouve une idĂ©e juste : Ă©clairer par intermittence les instrumentistes en fosse, sans rien sur la scĂšne que le vide noir, afin de dĂ©couper la silhouette blanche du sĂ©ducteur dĂ©loyal, alors ivre et conquĂ©rant⊠sans accessoires, la vision gagne en clartĂ©.

PAVLOVA, victime inconsolable⊠Lâinstant le plus Ă©mouvant et le plus onirique aussi reste le grand air de tendresse Ă©perdue, de douleur imprĂ©cisĂ©e, portĂ©e par Pavlova / Donna Anna (recitativo et rondo : « Crudele? A no mio bene! »/ Cruelle, non mon amour !), exprimant sa fĂ©brilitĂ©, reportant encore ses noces avec Ottavio car sa rencontre (certes forcĂ©e) avec Don Giovanni, aprĂšs que ce dernier ait tuĂ© son pĂšre, et qui lâa probablement violĂ©e, la laisse extĂ©nuĂ©e, dĂ©truite : se remettra-t-elle dâailleurs dâun tel trauma ? Nadezhda Pavlova est rayonnante vocalement, trĂšs juste, dans un air Ă la fois dramatique et intense, mais aussi coloratoure (qui annonce lâĂ©criture des airs de la Reine de la nuit de La FlĂ»te) ; elle en fait un hymne fraternel dâune bouleversante vĂ©ritĂ© que Castellucci nimbe dans un tableau fĂ©erique digne de la forĂȘt enchantĂ©e du Falstaff de VerdiâŠ
Reconnaissons aussi que toute la scĂšne finale du I, le bal et la tentative de viol sur Zerlina est dâune rare justesse ; le chevalier massacre littĂ©ralement un mannequin fĂ©minin Ă coups de massue : image Ă©loquente de son peu de considĂ©ration pour les femmes, rĂ©duites Ă n’ĂȘtre que des objets de conquĂȘte et de manipulation machiste. Romeo Castellucci Ă rebours de nombre de visions prĂ©cĂ©dentes, fait du Chevalier un ĂȘtre lascif jusquâĂ lâextase, un cynique anti chrĂ©tien, dĂ©shumanisĂ©, souvent franc, jamais obscĂšne⊠qui se joue et exploite son rapport gĂ©mellaire avec Leporello, double insidieux dans lâaccomplissement des forfaits les plus infects (quitte Ă devenir la premiĂšre victime de son maĂźtre).
NĂ©anmoins, lâimaginaire visuel de Castellucci est sans limite, suractif mĂȘme : il finit par polluer la lisibilitĂ© de lâaction du drame mozartien. Quel contresens malgrĂ© son esthĂ©tisme, que ce livre dâimages, variĂ©, contrastĂ©, parfois dĂ©lirant, disparate comme un formidable cabinet de curiositĂ©s. Les admirateurs de Castellucci soulignent eux les vertus dâune gĂ©nĂ©rositĂ© analytique jusquâĂ lâexubĂ©rance dont les mille images Ă©clairent le gĂ©nie mozartien, sa suractivitĂ© spectaculaire, son scintillement purement musical (dont la multiplicitĂ© pour sa part, – en est-il de mĂȘme pour Castellucci ?-, ne sacrifie en rien la profonde cohĂ©rence du drame).
Musicalement, Teodor Currentzis sâen donne Ă cĆur joie : variant lui aussi les instruments associĂ©s selon la situation ; la pimentant sans discontinuitĂ© avec une intelligence vivace Ă©vidente. On pense constamment Ă son prĂ©dĂ©cesseur, grand rĂ©alisateur de prodiges mozartiens ici mĂȘme Ă Salzbourg, le regrettĂ© Nikolaus Harnoncourt !

 Davide Luciano et Vito Priante (Don Giovanni / Leporello) cultivent le trouble gémellaire de leur duo démoniaque.
Le tourbillon philosophique se dĂ©verse Ă grands accents orchestraux, colorĂ©s, nerveux, incisifs. Vocalement, les moments les plus Ă©mouvants sont portĂ©s par Michael Spyres et Nadezhda Pavlova en Ottavio et Anna, deux victimes colatĂ©rales du Chevalier, allĂ©gorie du dĂ©sir, dĂ©rangeant, sĂ©ducteur jusquâĂ lâobsession. Dans le rĂŽle titre, Davide Luciano affirme une latinitĂ© Ă©rotique naturelle, puissamment virile (selon la vision « grecque » câest Ă dire antichrĂ©tienne de Castellucci) quand Vito Priante apporte Ă Leporello, la couleur spĂ©cifique de son identitĂ© napolitaine, celle dâun sĂ©ducteur aussi amoral que son maĂźtre, prĂȘt Ă tout, sans scrupule et pourtant constamment Ă©lĂ©gant. Le valet est Ă bonne Ă©cole (surtout dans le dĂ©roulement du II). Plus tard, il deviendrait ici pire que son modĂšle.
Avec la direction expressionniste et juste de Currentzis, les deux duos (Anna / Ottavio – Don Giovanni / Leporello) fonctionnent Ă merveille et sauvent le spectacle du naufrage visuel souvent outrancier⊠qui est quand mĂȘme, le talon dâAchille de Castellucci.
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 A VOIR / A REVOIR en REPLAY sur le site ARTEconcert, jusqu’au 5 nov 2021 : https://www.arte.tv/fr/videos/104634-001-A/don-giovanni-festival-de-salzbourg-2021/